Chapitre 75

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— Alors, cet anniv’ ?

— C’était super bien ! Sa famille est sympa, et puis tout s’est bien passé, on est monté dans sa chambre, et puis on l’a refait…

Le visage de Matthieu s’éclaira aussitôt.

— Ah génial ! Du coup c’est officiel ?

Alec leva les yeux au ciel, amusé.

— Je sais pas si ce genre de trucs sont censés être « officiels »…

— Il faut absolument fêter ça, je t’emmène boire un coup !

"Boire", ça lui ramenait tout de suite de mauvais souvenirs. Il était à présent persuadé que les évènements de la veille n'étaient qu'un mauvais cauchemar, et que c'était l'alcool qui l'avait empêché de comprendre que tout était sorti de son imagination.

— Tu veux qu’on aille au bar ?

Matthieu haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? lança-t-il avec un sourire complice.

Mais Alec éclata de rire.

— Vu ta taille et ta gueule d’enfant, jamais le mec va accepter de te servir un truc !

— C’est bon, le mec a enfin baisé et il se prend pour un grand… Je sens que tu vas me soûler longtemps avec ça.

— Exact.

Et il lui adressa un clin d’oeil provocateur. Il aimait quand les rôles s’inversaient en eux, et qu’il pouvait se moquer de Matthieu.

Il se sentait bien. C’était un de ces jours où tout allait pour le mieux, où les problèmes semblaient trop loin pour pouvoir l’atteindre, où les démons restaient tapis dans leur coin sans rien faire, où Alec avait l’impression d’être au-dessus de tout, de retrouver un peu de cette insouciance et de cette tranquillité qui lui manquaient tant.

Il ne savait pas si ça allait durer, mais il s’en foutait un peu : il profitait juste de ce moment de répit, où il pouvait voir les secondes s’écouler sereinement…

— D’ailleurs, avec Marion, c’est toujours aussi bien ?

— Bien sûr ! On a passé le samedi aprèm’ chez moi. Mes parents étaient là, donc on a pas pu faire grand chose, mais on s’est quand même embrassé et fait plein de câlins !

Alec se mit à sourire machinalement. Ça lui faisait chaud au coeur de voir son ami aussi heureux, et un peu moins gamin qu’à l’habitude.

— C’est super cool ça ! Tu vas l’inviter pour Noël ?

— J’pense pas, ses parents sont pas encore au courant, elle m’a dit qu’ils étaient pas très chauds à l’idée qu’elle ait un mec.

— Ouais, je sais c’que ça fait d’avoir ce genre de parents…

— Mais sinon, c’était trop bien ! Et puis elle m’a même laissé toucher ses seins…

Et il regarda Alec d’un air complice, tandis que celui-ci avait juste froncé les sourcils et esquissé un dégoût profond.

— J’sais pas c’que tu trouves aux seins, c’est juste un gros morceau de gras qui pendouille, ça m’donne envie de vomir…

Matthieu prit son air choqué, en exagérant au maximum, les sourcils haussés jusqu’au ciel, la main sur le coeur et la bouche grande ouverte.

— Comment t’oses dire ça ! Vous êtes trop bizarres, les pédés.

— T’inquiète, on fantasme sur d’autres choses.

En disant ça, il jeta un regard furtif en direction de l’entrejambe de Matthieu, juste assez rapide pour que son pote l’aperçoive, puis lui fit un clin d’oeil.

— T’es dégueulasse ! s’exclama-t-il en lui frappant l’épaule.

— Putain, j’t’avais dit d’arrêter d’me taper !

— Ouais mais tu l’avais méritée, celle-ci !

Ils se mirent à rigoler fort tous les deux, et quelques personnes aux alentours se retournèrent vers eux et les dévisagèrent. Mais ils s’en foutaient.

— Nan, mais plus sérieusement, j’suis super content que tu te sois enfin posé avec Marion, ça va pouvoir la rendre enfin heureuse, et ça te permettra de grandir un peu !

Il lui adressa un sourire sincère, plein de bienveillance.

Au même moment, l’intéressée débarqua dans la classe, le visage illuminé de joie, et vint s’asseoir sur les genoux de son tout nouvel amoureux.

— Tu vas bien mon amour ? lança Marion.

Et sans attendre sa réponse, elle joignit ses lèvres à celles de Matthieu. Alec ferma les yeux et tourna la tête pour ne pas avoir à voir cette horreur.

— Vous pouvez faire ça quand j’suis pas là ? Ça m’arrangerait beaucoup.

— Oh pardon ! répondit Matt ironiquement. C’est vrai que Monsieur Alec est un véritable saint et qu’il n’a jamais rien fait avec son petit Ruben !

— Ta gueule ! répliqua-t-il en rigolant, à moitié honteux.

— Bon bah dans c’cas-là, lança Marion, j’vais t’emprunter ton meilleur pote pour qu’on aille s’embrasser ailleurs !

— Ouais, faites ça. Allez, hors de ma vue !

Ils se levèrent tous les deux, sans un regard pour le pauvre Alec, qui commençait déjà à en avoir marre de tenir la chandelle, et partirent en se tenant la main.

Alec se retrouva seul, toujours assis sur sa chaise, le regard perdu. Il se sentait vide d’un coup, comme si toute sa joie était retombée d’un coup… Son sourire avait disparu, son corps s’était avachi d’un coup sur la chaise.

Il sentit une présence derrière lui…

Ses lèvres s’entrouvrirent :

— Ça fait combien de temps que t’es là ?

Un long silence suivit sa question. Pendant un moment, il crut qu’il avait parlé dans le vide, que la présence n’était qu’une impression. Mais non, il était sûr de lui…

— Assez longtemps, répondit la voix derrière lui. J’ai failli m’impatienter.

— J’t’ai aperçu il y a cinq minutes, déjà. Je fais bien semblant de faire le mec qui n’a rien vu, hein ?

Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, mais celui-ci n’avait rien de joyeux, c’était de la crispation…

— Plutôt pas mal, tu t’améliores de jour en jour.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il reçoive une réponse.

— Discuter tranquillement.

— Tu pourrais commencer par t’asseoir en face de moi.

Il sentit alors la présence bouger.

Une jambe frôla son épaule, il frissonna de peur…

Jordan…

Il marcha lentement jusqu’à la chaise où s’était posé Matthieu quelques secondes plus tôt, et s’assit. Il avait l’air sérieux, cette fois-ci. Ce n’était pas le masque du Jordan manipulateur, c’était celui du Jordan faible, qui ne cachait pas sa souffrance. Alec comprit que c’était le moment d’en finir définitivement, il se sentait plus fort et plus déterminé que jamais.

— Tu deviens quoi ? lança-t-il.

Jordan tourna le bras droit et retroussa sa manche tout doucement, juste assez pour rendre son poignet visible.

Alec put voir ces traits nombreux, pas encore cicatrisés. Il connaissait bien ces marques, pour les avoir déjà portées : celles de la lame d’un rasoir, de son métal froid qui glisse sur la peau, meurtrière silencieuse.

— Voilà ce que je deviens, répondit Jordan sur un ton glacial.

Alec garda son calme, et se concentra sur sa respiration. Il ne fallait pas le prendre en pitié, ne surtout pas tomber dans son piège…

— Cool. Tu veux que ça m’fasse quoi ?

— Rien, j’voulais juste te montrer ce que tu m’as fait.

— J’ai rien fait du tout. Je t’ai jamais dit de te scarifier, t’as pris ta décision tout seul et j’y suis pour rien.

— Arrête d’essayer de te convaincre, tu sais très bien que t’es fautif…

— J’tomberais pas dans ton jeu. T’es la cause à tous tes problèmes, et tu le sais très bien. J’ai plus besoin de toi dans ma vie, j’te considère juste comme une vieille ordure. J’attends juste que le camion benne passe, et je t’oublierai à jamais.

Et en disant ça, il garda son sang froid le plus total. Il avait essayé d’être le plus détaché et le plus calme possible, en prenant bien soin d’articuler chacun de ses mots et de fixer Jordan dans les yeux.

Il vit que celui-ci était déstabilisé, son regard changea. Alec y détecta de la panique, ou bien du désespoir… Il cacha sa joie, il savait qu’il avait gagné, qu’il l’avait touché en plein coeur. Mais il resta concentré, il ne laisserait pas paraître le moindre sentiment.

— D’accord… se contenta-t-il de lâcher.

— Maintenant dégage.

Jordan leva les yeux vers lui. Ils étaient embués, il faisait presque pitié à voir comme ça. Peut-être qu’il était sincèrement triste, cette fois-ci. Mais c’était trop tard pour les excuses, Alec resta ferme et lutta pour ne pas se faire attendrir.

Jordan prit la parole…

— J’vais te laisser tranquille, vivre ta vie comme tu veux. Je reviendrai plus jamais te parler.

Cette phrase fit un choc à Alec. Il eut du mal à garder son calme.

Il aurait dû s’en réjouir, mais il n’y arrivait pas… Il ne comprenait pas, c’était une excellente nouvelle, et il ne parvenait pas à en être satisfait… Mais il résista et resta immobile en le fixant dans les yeux, laissant ses états d’âme de côté, pour l’instant.

— D’accord, adieu.

— Adieu…

Jordan se leva alors, et sortit de la classe, sans un regard pour Alec, le pas lourd et le corps crispé.

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