Malden - 1.1

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La douleur.

Ce fut la première sensation, si ce n’est pour dire la première chose que Malden sentit. Il reprenait péniblement conscience. De la pénombre, il s’extirpa avec la plus grande des difficultés. Son corps semblait inerte, comme s’il ne voulait pas répondre au désir de mouvement du lieutenant Devràn. Seuls ses yeux réagissaient et quand il les ouvrit, la clarté du jour était comme vive et agressive pour lui.

Sa vue se trouvait trouble au début, il cligna des yeux et put alors observer plus nettement le ciel au-dessus de lui. Les nuages et le soleil de Céresse qui les perçaient de ses rayons. Mais la lueur du jour attaquait les yeux de Malden après ce soudain passage de la pénombre à la lumière.

Quand il respira, de légères quintes de toux secouèrent son corps. Il sentait d’ailleurs ce dernier étalé sur une surface dure. Une douleur se répandait en lui comme une traînée de poudre. Ses yeux ne l’importaient plus, mais uniquement les nombreux coups de poignard qui semblaient lui lacérer le flanc.

Comme habitué à la douleur, qui était la seule chose qu’il éprouvait, Malden put se concentrer sur son environnement. Il ressentait la paroi sur laquelle il était bouger. Elle vibrait et il se mit donc à bouger la tête. Il le fit péniblement au début. Sa nuque grinçait telle une mécanique laissée trop longtemps endormie. Ses vertèbres claquèrent, grincèrent, et Malden put observer l’origine des vibrations. Proche de sa tête, de ses cheveux, un train de chenilles glissait à faible vitesse en emportant de la terre dans on incessant mouvement.

Le lieutenant Devràn reconnaissait bien là les chenillards de l’Empire, et plus loin, les arbres de Céresse qui se succédaient pour former une épaisse et sombre forêt. La nature galopante courait en de nombreux arbustes jusqu’au transport qui charriait le corps éprouvé de Malden.

Le lieutenant tenta alors de bouger le reste de son corps, mais celui-ci n’était pas encore prêt à répondre à ses commandements. Malden put seulement tourner la tête cette fois vers la gauche. La surface du chenillard était remplie de caisses et de contenants de toutes tailles. De blessés affligés du même triste état que Malden allongés et enfin de soldats qui conversaient de manière bien audible.

L’esprit embrumé et tenaillé par la souffrance de Malden ne lui permettait pas de discerner la bouillie de voix qui l'entourait. Il rapporta alors le peu de concentration qu’il avait sur lui-même, sur son corps, et tenta de bouger le reste de ses membres.

La lutte sourde que menait Malden le déchirait de douleur. Il avait cherché à reprendre possession de ses esprits, de son corps. Cependant cette même quête s’était accompagnée d’une douleur aiguë qui s’accroissait elle aussi. La douleur, la sensation de ses blessures encore fraîches revenaient au galop.

Pourquoi mon corps refuse-t-il de bouger !?

La colère commençait à prendre le dessus sur l’infinie douleur.

Le combat difficile de Malden s’accompagnait d’un torrent de pensées, de sensations. À mesure qu’il s’arrachait à sa triste condition, la peur l’envahissait en étant également couplée cette fois avec un stress insidieux.

Malden se mit à se mouvoir malgré tout. Il gigotait comme il le pouvait jusqu’à entendre les voix alentour se rapprocher de lui. Le lieutenant se débattait comme si on l’agressait. L’invisible douleur l’étreignait de ses griffes, mais qui pouvait s’en rendre compte ?

Les soldats qui arrivaient formèrent bien vite un attroupement autour de Malden. Les visages flous se rappelèrent bien vite au lieutenant Devràn qui reconnaissait là les combattants de sa section. Leur voix familière aida Malden à se calmer et il entendit enfin avec clarté le médecin Milo lui parler :

— Ne bougez pas, commença l’aîné de la section. Vous allez réduire à néant tout mon travail si vous continuez à gigoter comme vous le faites.

Malden qui s’assagit en regardant le médecin cessa, mais la douleur bien présente devait se lire dans ses yeux. Milo ne perdit pas un instant, il sortit une longue seringue de l’une des nombreuses sacoches qui agrémentaient son uniforme. L’aiguille paraissait bien grande aux yeux du lieutenant Devràn qui la fixait, mais il n’était pas en position de négocier. Il le voyait, cette fois, à la mine appliquée de Milo.

— Aidez donc notre bon lieutenant, messieurs, au lieu de bayer aux corneilles…

Les soldats proches réagissaient au quart de tour face à la demande du médecin. À plusieurs ils tirèrent pour faire s’asseoir Malden contre une pile de caisse qui finissait le pont supérieur du chenillard. Ils le tenaient.

Son dos sentait les durs contenants derrière lui et avant que Malden ne puisse dire quoi que ce soit Milo, après avoir tapoté la longue aiguille de sa seringue, la plongea dans le bras de Malden. Le lieutenant sentit le fin corps d’acier entrer dans sa chair pour laisser son liquide se répandre.

Le remède chassait l’affliction qui le prenait en un instant. Une sensation de froid le prenait après le récent embrasement de ses sens. Depuis son réveil, le lieutenant avait enfin un moment de répit. La douleur calmée, il réagissait sans que cela lui coûte trop. Les doses de Kyffür* médical avaient le mérite d’être efficaces.

— Ça devrait vous aider à tenir, fit à nouveau Milo en remettant ses lunettes en place. Votre flanc n’est pas beau à voir, alors je n’ose imaginer votre ressenti. On va tâcher de rendre la convalescence la plus acceptable possible. Surtout qu’elle s’annonce courte…

Le lieutenant Devràn le comprenait bien. Les temps étaient durs, leur récente défaite encore bien vivace dans les esprits. Les lunettes rondes du médecin portaient d'ailleurs elles aussi les stigmates du combat. L’un de ses verres fissurés témoignait des rudes semaines passées par la section.

Une fois son esprit apaisé, libéré de son fardeau, Malden commença à se remémorer ses derniers souvenirs. Les ultimes brides d’images qu’il avait du front tournaient dans sa tête. Les affrontements, la retraite. Ses propres blessures.

Malden se mit à observer le reste de son corps. Son uniforme auparavant net se trouvait déchiré, brûlé par endroit et des taches rouges parsemaient encore le tissu. De nombreux bandages couraient également sur son flanc gauche, et ce, jusqu’à sa jambe.

Le jeune lieutenant comprenait une dure vérité à cet instant. Il n’était pas passé loin de la mort. C’était cette dernière qui maintenant le hantait.

— Combien d’hommes ? Parviens à demander Malden d’une voix faible et rauque.

Milo, comprenant parfaitement la question, il échangea un regard avec le grand Colm qui s’était joint au groupe en sortant des entrailles du chenillard.

— Beaucoup, presque la moitié des effectifs y est passée.

Un poids des plus lourds venait de tomber sur les épaules et l’esprit du lieutenant Devràn. Il connaissait chacun de ses hommes après leurs mois passés à s’entraîner ensemble, il voyait dans son esprit le visage de certains.

Combien d’entre eux étaient dorénavant à jamais dans le domaine d’Ashaï ?

Trop…

— Des types bien, reprit Colm.

Jamais Malden n’avait vu le pesant chef mécanicien triste et c’était à cet instant qu’il voyait ce robuste gaillard vaciller.

— Ce n’est pas que nous, continua l’un des soldats. Les coloniaux ont salement morflé.

La nouvelle peinait Malden, mais quelque chose de plus important le travaillait.

— Et les autres sections ?

La simple question suffit à assombrir toujours plus les mines abattues de ses hommes. L’un d’eux trouva le courage d’expliquer les choses à Malden.

— Les autres sections ont… été aussi durement touchées que le nôtre, voire plus.

Il échangea un regard avec Milo comme pour chercher son approbation avant de poursuivre

— On déplore la perte de nombreux officiers et certaines sections ont été amalgamées pour rester opérationnelles.

Malden réfléchissait face aux tristes tableaux qu’on lui faisait et reprit :

— Le lieutenant Ryther ?

Malden au vu des nouvelles voulait tout simplement savoir le sort de son plus proche camarade de guerre.

— Tombé sur le champ de bataille, fit Colm d’un timbre de voix lourd comme pour accompagner ce coup dur porté à son propre lieutenant.

Un silence s’abattit sur le toit du chenillard, personne n’osa prendre la parole. Le temps s’arrêta pour Malden. Le propos du chef mécanicien semblait de moins en moins acceptable ou compréhensible pour le jeune lieutenant.

Il se tenait immobile, figé comme une statue et pourtant son cœur, lui, battait à tout rompre. Dans sa tête son écho résonnait et sa respiration se trouvait coupée. Une tempête prenait ses émotions, elle se déchaînait en lui et Malden fut pris d’une soudaine crise de panique.

Il entendait ses hommes lui parler, mais seulement une bouillie incompréhensible lui parvenait. Il n’était conscient de plus rien à part la nouvelle et la réaction incontrôlée de son propre corps. À nouveau coupé du monde qui l'entourait. Malden revoyait clairement le visage de son ami comme s’ils ne s’étaient quittés qu’hier encore. Comment cela pouvait-il être possible ? Le lieutenant Devràn avait déjà vu tant de morts, mais Adrian, non…

À l’incompréhension et au choc succéda la colère.

Malden serra les poings à s’en rendre les mains sanglantes. Son ami était mort et il se voyait simplement impuissant face à ce dur constat. Il ne restait plus qu’à honorer sa mémoire, se disait Malden pour se consoler. Il observait chacun de ses soldats récents. Leurs regards étaient bien différents du sien. Après tout, comment pouvaient-ils être touchés par la mort d’un officier de ce calibre ? Ils ne le connaissaient pas comme lui. Il ne pouvait pas comprendre l’étendue de cette nouvelle. De cette perte tragique, il avait perdu plus qu'un soldat d'exception, mais bien un ami.

Malden dut se concentrer sur sa respiration pour se calmer, son attention toute tournée vers cette tragique mort lui avait fait oublier sa douleur le temps d’un instant. Après tout son cœur était meurtri. Il déglutit avant de prendre la parole.

— Son corps…

— N’a pas été retrouvé, le chenillard ou il prenait place a implosé et dans la débandade nulle ne pouvait le récupérer.

— Ses parents, comment vont-ils faire pour recevoir cette nouvelle ?

Le regard triste et sincère de Malden suffit à pousser ses hommes à répondre :

— Avec les semaines où vous étiez… (Milo était hésitant sur les termes exacts) absents, l'annonce de sa mort a déjà dû leur parvenir.

— Je vois.

La nouvelle trop dure à digérer, Malden se mit à la mettre de côté, à l'oublier tant bien que mal et changea le sujet de la conversation ce qui mit mal à l’aise au début les soldats de la section.

— Et où sommes-nous ?

— Non loin de la colonie de Breddas, fit Colm. Ça fait plusieurs semaines que notre colonne parcourt les forêts de la région. Un changement bienvenu vous me direz après les plaines boueuses qu’on voyait sans cesse depuis nos tranchées.

— Pourtant on n’a pas le temps d’apprécier le paysage, dit un soldat du tac au tac en complétant les dires du géant. Les unionistes ne nous lâchent pas et continuent leur marche en avant. J’ai parlé avec les soldats d’autres sections et certains groupes sont laissés derrière pour ralentir leur avancée.

— Alors on en est arrivé là, conclut Malden.

— On en est arrivé là, continua Milo. On sacrifie certains pour préserver le troupeau. Le repli est général. Il semble que l’Union ait jeté toutes ses forces dans la bataille, ils voudront capitaliser sur leur victoire.

Qui pouvait leur reprocher ? Les impériaux auraient agi exactement de la même manière s’ils avaient été à leurs places.

— J’ai parlé avec l’une des estafettes de l’état-major, ajouta un jeune soldat au timbre de voix encore enfantin. Chaque coin de l’Empire est vidé de ses soldats et tous semblent se diriger au nord. C’est le branle-bas de combat général.

Chacun était concentré, calme, car tous savaient la magnitude des récents événements. La guerre atteignait un point critique de part et d’autre. Chaque camp jetait tout ce qu’il avait dans la mêlée.

— Nos dirigeants sont pressés d’envoyer plus de vivants à la boucherie…

Malden ne pouvait que donner raison à son médecin. Le lieutenant Devràn réfléchissait,

— Avec ce repli à Breddas, l’état-major va vouloir juguler le moral si je puis dire. Choisir la ville comme ancrage pour notre nouvelle ligne de défense. C’est dommage dans cette histoire ce sont encore les civils qui vont morfler.

— Des têtes vont tomber après une telle débandade, on va se retrouver à des années de nos conquêtes avec tout ça.

Les membres de la section furent coupés dans leurs discussions quand le grondement des canons résonna au loin. Des obus déchirent le ciel juste au-dessus de la colonne militaire en laissant de visibles traînées noires sous les nuages.

Malden observait quelques sourires de circonstance fleurir sur les visages de ses hommes. Après tout, ils voyaient là le moyen de ralentir leurs poursuivants.

— Nos petits gars à Breddas accueillent comme il se doit les unionistes, fanfaronna Colm l’air vengeur. Ces salauds doivent nous talonner en espérant prendre encore plus de vie avant de prendre d’assaut la colonie. Loué soit notre artillerie.

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