Chapitre 12

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Le soir du 31 octobre, Lisa s’étonnait encore des capacités de persuasion dont elle pouvait faire preuve quand elle voulait... Il fallait dire qu’elle avait eu une idée formidable en demandant à sa mère de la laisser aller au concert d’Orange Métallique en compagnie de Joey. Celui-ci, à la différence de Mike, ne buvait pas une goutte d’alcool, et Amanda le connaissait suffisamment bien pour savoir qu’elle pouvait lui confier sa fille sans s’inquiéter. Lisa s’abstint bien sûr de préciser que Mike et ses amis seraient également de la partie, et tout ce qui lui resta à faire pour mettre son plan à exécution fut de convaincre Joey lui-même de l’accompagner à la soirée. Cela ne lui fut pas très difficile, étant donné que le garçon était lui aussi un grand amateur de metal. Il n’avait encore jamais mis les pieds à un concert de ce genre et, comme il n’avait rien de prévu non plus pour le soir d’Halloween – hormis jouer toute la nuit à World Of Warcraft –, il accepta avec joie la proposition de Lisa.

- Il faut venir déguisé ? avait-il demandé la veille, pour savoir s’il devait donner un coup de fer à repasser à son costume de Gandalf.

- Non, pas la peine, lui avait répondu Lisa. Evite juste de t’habiller en blanc et tout ira bien.


Joey suivit les conseils de Lisa à la lettre. Lorsqu’il passa la chercher chez elle en voiture à neuf heures du soir, elle remarqua que non seulement il ne portait pas la moindre couleur, mais il avait également choisi d’enfiler son t-shirt noir des Midnight Owls.

- Tu aurais pu mettre un autre t-shirt que celui d’un groupe de jazz ! lança la jeune fille pour le taquiner. Regarde le mien : c’est celui de System Of A Down. Ça convient beaucoup mieux à ce genre de concerts. Franchement, je ne suis pas sûre que les videurs te laissent passer, avec un tel t-shirt !

- Bah, c’est toujours mieux que d’y aller en costard ! rétorqua Joey. Et puis, je me suis dit que ce serait l’occasion ou jamais de faire un peu de pub pour le groupe de mon frère.

- Mais tout le monde va croire que c’est un groupe de metal !

- Et alors ? lança le garçon en rigolant, avant d’appuyer sur la pédale d’accélérateur et de filer en direction du Vixen.

Les deux amis arrivèrent là-bas une demi-heure avant le début du concert, et constatèrent avec étonnement que la salle était déjà pleine à craquer. Lisa chercha Mike et Abigail des yeux, mais impossible pour elle de les localiser au milieu de toute cette cohue. Elle finit par sortir son téléphone portable pour leur envoyer un SMS.

- Ils ne sont peut-être pas encore arrivés ? suggéra Joey, qui regardait la foule autour de lui d’un air à la fois ahuri et fasciné – il n’avait sans doute jamais vu autant de punks et de metalleux réunis dans un même endroit.

- Ou bien ils sont en train de nous attendre au bar…, proposa Lisa, pour qui cette alternative semblait beaucoup plus plausible.

A cet instant, son smartphone se mit à vibrer, et elle ne put s’empêcher de rouler des yeux en lisant la réponse de Mike : « On est à la buvette. »

- Qu’est-ce que je te disais ? s’exclama-t-elle en montrant le message à Joey. Allons les rejoindre !

- OK, mais je te préviens tout de suite : je ne boirai pas la moindre goutte d’alcool.

- J’espère bien ! lança la jeune fille en riant. Je compte sur toi pour me reconduire à la maison après le concert !

Sur ce, elle entraîna Joey à sa suite, en se frayant tant bien que mal un chemin jusqu’au comptoir. Comme prévu, elle y retrouva Mike, assis en compagnie de sa sœur Abigail et de ses potes Zach et Tony. Tous les quatre avaient déjà commandé leurs boissons et discutaient joyeusement en sirotant leur pinte de bière ou – dans le cas d’Abigail – leur verre de Coca Cola.

- Hey, salut Lisa ! s’exclama le garçon aux cheveux coiffés en pics et aux yeux fardés de noir. Content que tu aies pu venir !

Joey, qui n’avait encore jamais croisé Mike au lycée, le dévisagea d’un air hagard, visiblement perturbé par son maquillage. Craignant que le trouble dans lequel semblait plongé son ami ne rende la situation gênante, Lisa s’empressa de faire les présentations.

- Alors comme ça, toi aussi tu écoutes du metal ? s’enquit Mike en adressant un sourire à Joey.

- Oui, j’écoute surtout du metal symphonique et de l’indus…

- Et Midnight Owls ? C’est quoi comme style de metal ? demanda Zach, qui manifestement ne connaissait pas ce groupe.

- Euh…, fit Joey en se grattant la tête.

Devinant son embarras, Lisa crut bon de voler à sa rescousse en s’exclamant subitement :

- Jeff et son copain ne sont pas avec vous ?

- Non, ils sont allés attendre au premier rang pour voir le groupe de plus près, répondit Abigail.

- Bah, ils auraient pu rester prendre un verre avec nous ! fit remarquer Mike. Avec tous les pogos qu’il va y avoir dans la fosse, on finira bien par réussir à se rapprocher de la scène et voir le groupe de plus près, nous aussi.

- Vu le monde qu’il y a ce soir, ça promet de bien bouger, confirma Tony.

- C’est vrai que la salle m’a l’air encore plus remplie que pour Active Aggressive..., constata Lisa.

- Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer ! la rassura Mike avec un sourire malicieux. On est là pour te protéger ! On ne laissera plus personne renverser sa bière sur ton t-shirt ! A ce propos, tu veux boire quelque chose ?

- Euh…, hésita la jeune fille, prise au dépourvu.

- Allez, laisse-toi tenter par une bière ! Après tout, ce serait dommage de ne la connaître que par l’odeur qu’elle a laissée sur tes vêtements ! Tu es sûre que tu ne veux pas savoir quel goût elle a ?

- OK… Une petite, alors…, finit par accepter Lisa – qui finalement n’avait pas été si difficile que ça à convaincre.

- Super ! Et toi, Joey ? Une petite bière aussi ?

- Non merci, répondit le garçon d’une voix résolue. C’est moi qui raccompagne Lisa en voiture, après le concert. Je me contenterai d’un Coca.

- Excellent choix ! approuva Abigail avec un sourire. Moi aussi je dois reconduire mon frère à la maison, ce soir… Il faut bien qu’il y en ait qui se sacrifient !

- Et en plus, ce sont toujours les mêmes ! fit semblant de se plaindre Joey qui, comme Abigail, avait horreur de la bière.

A vingt-deux heures, les lumières de la salle commencèrent à s’éteindre et une musique à la fois planante et angoissante se fit entendre. Lisa, qui se tenait avec ses amis au milieu de la fosse, à côté des tables de mixage, sentait un mélange de peur et d’excitation la gagner. D’un côté, elle était impatiente de voir et d’entendre à quoi ressemblait ce mystérieux groupe du nom d’Orange Métallique ; de l’autre, elle craignait que le public ne se déchaîne dès le premier morceau, comme pour Active Aggressive. Pour se donner des forces et se préparer à affronter ce chaos, elle avait déjà entièrement vidé son gobelet de bière, et elle savourait maintenant les premiers effets de l’alcool dans son sang : tout autour d’elle prenait peu à peu une dimension différente. Elle avait l’impression que ses capacités sensorielles s’étaient accrues : les sons lui paraissaient amplifiés, et les spots rouges qui éclairaient maintenant la scène semblaient briller d’un éclat particulièrement intense.

Lisa joignit ses cris à ceux des autres spectateurs lorsqu’elle vit apparaître les quatre membres d’Orange Métallique. Tous étaient vêtus de la même façon et portaient une chemise et un pantalon blancs maculés de taches de sang, un chapeau noir et une paire de rangers de la même couleur. Le chanteur, qui tenait dans sa main une canne blanche dont l’une des extrémités n’était autre qu’un micro, avait opté pour un chapeau melon, qui ne couvrait que partiellement ses cheveux mi-longs décolorés en blond platine. Il avait maquillé son œil droit en traçant de fins traits noirs qui partaient de la base de sa paupière inférieure comme des cils, et qui s’étendaient en de longs filaments jusqu’à son oreille droite et son menton, en couvrant la totalité de sa joue.

Une apparence pour le moins effrayante, qui fit beaucoup d’impression sur Lisa – surtout après la demi-pinte qu’elle venait de siffler. Si sa mère savait quel genre de groupe elle voyait ce soir... Peut-être n’aurait-elle jamais accepté de la laisser aller à ce concert !

Le premier morceau d’Orange Métallique démarra au quart de tour. Sans surprise, le public dans la fosse se mit aussitôt à pogoter, mais Mike s’empressa de faire barrière de son corps pour protéger Lisa, comme il le lui avait promis quelques minutes plus tôt. En dépit de son petit gabarit, il paraissait étonnamment résistant, et repoussait avec force les personnes qui venaient se cogner contre lui. Joey tenta de l’imiter en se plaçant de l’autre côté de Lisa, mais malgré sa corpulence, il fut beaucoup moins efficace, et se fit ballotter dans tous les sens par la foule en délire.

Lisa était touchée par le geste de ses deux amis qui, en se sacrifiant pour elle, lui permettaient d’apprécier la musique à sa juste valeur. Car cette fois-ci, il y avait bel et bien quelque chose à apprécier dans ce qu’elle entendait. Certes, le chanteur criait dans le micro d’une voix hachée et violente, mais celle-ci restait suffisamment claire pour que Lisa puisse comprendre les paroles, à la fois sombres et mordantes. Elle sentait son cœur vibrer au rythme soutenu de la grosse caisse, ses vêtements frémir avec les notes terriblement graves de la basse, et les riffs lourds et puissants de la guitare lui donnaient envie de bouger la tête en cadence avec cette musique bien bourrine.

Un circle pit ne tarda pas à se former devant ses yeux et elle se tourna instinctivement vers Mike pour lui faire part de son inquiétude.

- Ça va être le moment d’y aller ! cria le garçon pour couvrir de sa voix le bruit de la cohue et de la musique.

Là-dessus, il prit Lisa par la main et l’entraîna avec lui dans ce tourbillon humain. Ils suivirent le mouvement circulaire de la foule, ce qui les rapprocha de la scène en un rien de temps. Lorsqu’ils arrivèrent au niveau du troisième rang, Mike força le passage pour que Lisa et lui puissent s’extraire de ce flot chaotique et s’incruster parmi les spectateurs qui préféraient regarder le concert plutôt que de courir en sautant dans tous les sens. Cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils restaient immobiles : la plupart d’entre eux secouaient la tête comme des fous furieux ; d’autres tendaient leurs bras en l’air en les agitant d’avant en arrière, tout en formant les cornes du diable avec leurs doigts ; d’autres encore faisaient les deux à la fois.

Mike aperçut Jeff et Ritchie au premier rang et tira à nouveau Lisa par la main pour qu’elle le suive. Tous les deux parvinrent à se faufiler entre les spectateurs et arrivèrent derrière le couple de garçons. Ces derniers ne remarquèrent pas tout de suite que leurs camarades avaient fini par les rejoindre : ils étaient bien trop occupés à headbanger et à hurler avec le chanteur les paroles du refrain. Il fallut que Mike attende la fin du morceau avant d’adresser une tape amicale dans le dos de Jeff et de voir celui-ci se retourner enfin.

- Hey ! s’écria avec surprise le garçon aux cheveux bouclés et rasés sur le côté droit. Comment vous avez fait pour vous rapprocher de la scène aussi vite ?

- Simple question d’entraînement ! lança Mike en lui faisant un clin d’œil malicieux.

- Par contre, Joey n’a pas réussi à nous suivre…, constata Lisa, qui regardait autour d’elle pour essayer de retrouver son ami.

- Ne t’en fais pas ! la rassura Mike. Il a dû rester à l’arrière, avec Abi et Zach. Crois-moi, il est entre de bonnes mains.

Sur ces mots, il sortit une flasque en métal de la poche intérieure de son blouson en cuir et la décapsula avant de boire au goulot. Au bout de cinq grandes gorgées, il s’essuya la bouche d’un air satisfait et proposa la flasque à Lisa.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda celle-ci avec curiosité.

- Du Jack Daniel’s, répondit Mike. Tu en veux ?

Lisa, qui savait juste que ce whisky était fabriqué dans l’Etat du Tennessee, d’où M. Bates était originaire, n’avait encore jamais eu l’occasion d’y goûter. Se disant que ce concert était le prétexte idéal pour découvrir de nouvelles sensations, elle décida de céder à la tentation, et accepta avec plaisir le flacon que lui tendait son ami. D’habitude, elle rechignait toujours à boire à la même bouteille que quelqu’un d’autre, mais cette fois-ci, elle se sentait suffisamment pompette pour pouvoir faire une exception. Aussi s’empressa-t-elle de porter le goulot à ses lèvres et de boire sa toute première gorgée de Jack Daniel’s.

Elle crut alors avaler une boule de feu. Sa bouche et sa gorge s’enflammèrent aussitôt au passage du liquide titré à quarante degrés d’alcool, et elle ne put s’empêcher de tousser violemment.

- Hahaha ! C’est tout ? s’exclama Mike en riant.

Lisa, cependant, n’avait pas dit son dernier mot. Pour rabattre le caquet de son camarade et prouver qu’elle n’était pas une mauviette, elle prit une seconde gorgée de whisky et laissa cette fois la boisson lui brûler la langue et l’intérieur de l’œsophage sans montrer le moindre signe de faiblesse. Même si elle avait encore du mal à apprécier le goût de ce tord-boyaux, elle devait reconnaître qu’il avait au moins le mérite de la réchauffer.

- Vas-y doucement ! Laisses-en un peu aux autres ! s’exclama Jeff en voyant que Lisa portait à nouveau le goulot à ses lèvres – à croire qu’elle n’arrivait plus à s’arrêter.

Mais la jeune fille fit semblant de ne pas l’avoir entendu et prit son temps pour savourer cette troisième gorgée... du moins, autant que le lui permettaient ses papilles désormais enflammées.

- Waouh ! Ça arrache ! commenta-t-elle en rendant la flasque à Mike, qui la récupéra en regardant son amie avec un sourire mêlé de joie et de respect.

- Content que tu aimes ! dit le garçon, avant de passer le flacon à Jeff pour qu’il boive à son tour.

Sur scène, Orange Métallique enchaîna avec le morceau suivant, qui démarra par des riffs de guitare saccadés et bruts de décoffrage. Cette fois-ci, Lisa ne put se retenir de secouer la tête au rythme de la batterie, dont les cymbales frappées sans relâche faisaient tinter ses oreilles. Sans doute aurait-elle dû penser à mettre des protections auditives pour préserver ses tympans, mais elle se dit que c’était désormais trop tard et que, de toute façon, cela l’aurait empêchée d’apprécier toutes les sonorités de la musique. Bougeant sur cette chanson pleine d’énergie et d’une rare intensité, Lisa entrait peu à peu dans l’ambiance transcendante du concert de metal. Ses sensations étaient décuplées par les effets de l’alcool et ses mouvements de tête répétés.

Maintenant qu’elle se trouvait au deuxième rang, elle pouvait admirer le spectaculaire jeu de scène des musiciens. Le chanteur, surtout, dégageait un charisme et une prestance incroyables. Il se déplaçait sur l’estrade de long en large en faisant tournoyer sa canne-micro d’une seule main, la tendait comme une perche au public pour que celui-ci se mette à chanter avec lui sur les refrains, soulevait le bord de son chapeau melon noir pour remercier l’auditoire à la fin de chaque morceau, ou bien le retirait carrément dès que l’envie lui prenait de secouer la tête comme un forcené. Sur les dernières notes du cinquième morceau, il finit même par balancer son chapeau par terre et par le piétiner furieusement, avant d’achever de l’aplatir à violents coups de canne qu’il assénait en rythme avec la musique. Il fallait dire que celle-ci se prêtait merveilleusement bien à l’évacuation des frustrations. Lisa elle-même commençait à se défouler, agitant sa tête de plus en plus fort – elle regrettait à présent de ne pas avoir des cheveux plus longs – et levant son bras droit en l’air pour faire elle aussi le signe des cornes avec son index et son petit doigt dressés. Au dernier coup de cymbale marquant la fin de la chanson, le chanteur ramassa ce qui restait de son chapeau et l’envoya valser au milieu de la fosse, où tous les groupies se précipitèrent pour avoir une chance de récupérer cette relique.

Lisa, qui préféra garder sa place au deuxième rang et refaire le plein d’énergie avec une nouvelle gorgée de Jack Daniel’s, se demandait combien de chapeaux le chanteur avait encore en stock... Probablement autant que le nombre de nœuds papillon que M. Bates avait dans sa collection !


Le concert se termina à minuit sous un tonnerre d’applaudissements et de hurlements de joie. A force de crier, Lisa ne sentait plus sa gorge, et le whisky n’avait sans doute pas arrangé les choses. Bien éméchée, elle s’en remit à Mike pour qu’il la guide à travers la foule jusqu’au fond de la salle, où tous les deux espéraient retrouver leurs chauffeurs attitrés, Joey et Abigail.

« Pourvu qu’ils ne soient pas partis avant la fin du concert » se dit Lisa, qui ne voyait clairement pas comment elle pourrait rentrer toute seule chez elle dans cet état.

Son champ de vision s’était réduit de moitié – sans parler de son audition qui en avait aussi pris un sacré coup – et elle devait se cramponner au bras de Mike pour réussir à marcher à peu près droit. C’était la première fois qu’elle buvait autant, et elle se demandait comment sa mère réagirait lorsqu’elle la verrait débarquer à la maison en titubant… Le mieux serait certainement de monter droit dans sa chambre, sans même prendre le temps de retirer ses Converse, pour éviter tout risque de confrontation.

Lisa finit par apercevoir Joey en train de discuter avec Abigail près de la porte de sortie, et tira Mike par la manche pour lui montrer où ils se trouvaient.

- Ah, vous voilà enfin ! s’écria Joey en voyant ses deux camarades rappliquer. On vous a cherchés partout ! On a cru que vous aviez été emportés par le circle pit…

- Non, on était au deuxième rang, répondit gaiement Lisa. C’était génial !

Avec tout ce qu’elle avait bu d’alcool, elle se sentait complètement euphorique. Le fabuleux moment qu’elle venait de passer l’avait tellement enchantée qu’elle ressentait le besoin pressant de communiquer sa joie à toutes les personnes qui l’entouraient.

- Vous avez vu comme le chanteur avait la classe, avec sa canne et son chapeau melon ? s’exclama-t-elle d’une voix surexcitée.

- Oui, dommage qu’il l’ait réduit en miettes à la fin du cinquième morceau, commenta Joey. Ça coûte cher, un chapeau comme ça…

- Bah, ça fait partie du spectacle ! répliqua Lisa. Mais… Mais qu’est-ce qui est arrivé à tes lunettes ? se récria-t-elle en remarquant seulement que les lunettes de Joey étaient posées de travers sur son nez.

Sur ce, elle fut prise d’une irrésistible envie de rire, et elle dut se plaquer une main contre la bouche pour étouffer un gloussement.

- C’est à cause de ce foutu chapeau, justement, rouspéta Joey. Le chanteur a eu la merveilleuse idée de le lancer dans ma direction, et tout le monde s’est jeté sur moi pour essayer de le récupérer… Résultat : je me suis ramassé par terre, tête la première, et mes lunettes me sont tombées du nez. Par miracle, les carreaux ont résisté au choc, mais la branche gauche, elle, s’est bien tordue…

- Heureusement que j’étais là pour t’aider à te relever, sinon tu aurais fini écrasé comme une crêpe ! lança Abigail.

- Heureusement surtout que j’ai réussi à retrouver mes lunettes avant que quelqu’un ne marche dessus ! Sans cela, je n’aurais jamais pu reprendre le volant pour te ramener chez toi ! dit-il en se tournant vers Lisa.

Mais celle-ci était bien trop hilare pour saisir la gravité des propos de son ami. Elle ne pouvait s’empêcher de l’imaginer en train de se faire clouer au sol par une demi-douzaine de metalleux en folie, et cette simple image suffisait à lui tirer des larmes de rire.

- Eh ben…, fit Joey, qui comprenait peu à peu que Lisa n’était pas dans son état normal. On peut dire que la bière de tout à l’heure a fini par faire effet…

« Si seulement il n’y avait que la bière ! » songea Lisa en se tenant les côtes.

- Allez, je pense qu’il est temps de rentrer, déclara Joey d’un ton ferme. Si du moins tu arrives à marcher jusqu’à la voiture…


Le plus dur, pour Lisa, ne fut pas de marcher du Vixen jusqu’à la voiture de Joey, mais plutôt de marcher de la voiture de Joey jusqu’à la porte d’entrée de sa maison.

Les trente minutes de route entre Greentown et Clayton l’avaient quelque peu assoupie, et lorsque son ami se gara devant chez elle vers une heure du matin, la jeune fille eut du mal à réaliser qu’ils étaient déjà arrivés.

- Et voilà ! s’exclama le garçon en coupant le moteur de sa vieille Fiat 500 pour ne pas réveiller tout le quartier. Tu veux de l’aide pour descendre ?

- Non, non, ça va aller, assura Lisa, qui peinait déjà à trouver la boucle de sa ceinture de sécurité.

- Tu es attendue, on dirait…

Lisa tourna la tête vers sa maison et remarqua que la lucarne de la porte d’entrée laissait passer de la lumière…

- Oh non…, soupira-t-elle avec désespoir.

- J’espère pour toi que ta mère n’a pas prévu de te faire souffler dans un éthylotest avant de te laisser monter dans ta chambre…

- Pour ça, il faudrait d’abord que je réussisse à me détacher…

Joey trouva la boucle de la ceinture de Lisa du premier coup et appuya dessus pour libérer son amie.

- Ouf ! Merci ! s’exclama-t-elle en s’essuyant le front d’un air soulagé.

- Je me demande comment tu vas faire pour réussir à aller en cours, demain matin…

- Bah, je vais prendre le bus, comme d’habitude ! rétorqua Lisa, qui ne voyait franchement pas où était le problème.

Sur ce, elle descendit de voiture, souhaita bonne nuit à Joey, et referma la portière derrière elle en la claquant un grand coup.

- Oups ! dit-elle en se plaquant une main contre la bouche d’un air gêné.

Voilà qu’avec l’alcool elle ne maîtrisait plus sa force ! Comme si cet effet secondaire n’était pas suffisant, elle se mettait maintenant à voir double, et le panneau rectangulaire de la porte d’entrée lui apparaissait sous la forme de deux images superposées qui glissaient lentement l’une sur l’autre.

- Waouh ! fit Lisa en fronçant les sourcils.

Jamais elle n’aurait pensé voir un jour cette porte de cette façon...

La jeune fille prit d’infinies précautions pour gravir les marches du perron. Lorsqu’elle parvint sur le seuil, elle sortit sa clé de maison de la poche de son jean et tenta alors de l’introduire dans le trou de la serrure. Cet exercice se révéla bien plus compliqué que prévu. Les gestes de Lisa étaient si maladroits, sa vision si trouble, qu’il lui fallut plus d’une minute avant de réussir enfin à viser juste.

- Fiou ! soupira-t-elle, comme si elle venait d’accomplir un exploit.

Elle entendit derrière elle la voiture de Joey redémarrer et s’éloigner dans la rue – il avait probablement attendu de s’assurer que son amie soit en mesure de rentrer chez elle avant de se décider à partir. Poussant la porte d’entrée et posant le pied dans le vestibule éclairé, Lisa s’écria d’une voix forte :

- C’est moi ! Je suis rentrée !

Mais avant même de laisser sa mère lui répondre, elle enchaîna aussitôt :

- Tout s’est bien passé. Je suis crevée. Je vais me mettre au lit.

- Tu es sûre que tu ne veux pas grignoter quelque chose, avant d’aller te coucher ? demanda la voix d’Amanda du fond de la salle de séjour.

- Non, non, merci ! Je n’ai pas faim !

Lisa s’empressa de refermer la porte d’entrée derrière elle, puis s’élança dans les escaliers en montant les marches quatre à quatre… Du moins y parvint-elle pour les huit premières. A sa troisième enjambée, son pied droit vint heurter le nez d’une marche et elle se rétama en avant de tout son long. Le bruit fut si terrible qu’il alerta naturellement la mère de Lisa. Celle-ci se leva d’un bond de son canapé et s’écria d’un air inquiet :

- Qu’est-ce qui s’est passé ? Tout va bien ?

- Oui, oui, ne t’en fais pas, ça va comme sur des roulettes ! certifia Lisa, qui était à présent en train de ramper dans les escaliers en se hissant marche après marche, à l’aide de ses bras et de ses jambes.

Jamais elle n’aurait cru en arriver là, et pourtant… L’alcool conduisait vraiment à toutes les déchéances...

Tel un alpiniste atteignant le sommet du Mont Everest, Lisa atteignit le premier étage de sa maison en poussant un profond soupir de soulagement. Par chance, elle était arrivée là-haut sans que sa mère n’ait le temps de l’intercepter, ce qui, en soit, relevait déjà du miracle. S’agrippant au poteau d’arrivée, elle réussit à se remettre debout, et chancela jusqu’à sa chambre en se tenant aux murs du couloir.

« Sauvée ! » se dit-elle en refermant derrière elle la porte de sa chambre et en s’adossant contre celle-ci d’un air exténué.

Sur ce, elle se dirigea vers son lit et, sans même prendre la peine de retirer ses vêtements, elle s’écroula sur le matelas tête la première, avant de s’endormir comme une masse.

Son réveil sonna six heures plus tard.

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