Chapitre 3

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Ce que Lisa appréciait par-dessus tout dans les leçons de M. Bates, c’était sa manière de communiquer sa passion à ses élèves. Il devait exercer son métier depuis plus de dix ans maintenant, mais jamais il ne semblait se lasser de ce qu’il faisait – à l’inverse de bon nombre de ses collègues, qui laissaient clairement deviner à quel point l’enseignement était devenu pour eux une corvée. Avec M. Bates, chaque nouveau chapitre paraissait être une raison de plus de se réjouir. Hélas, si Lisa partageait pleinement l’enthousiasme dont il faisait preuve en ce mercredi après-midi, il n’en était pas de même pour certains de ses camarades qui, assis au dernier rang, préféraient discuter entre eux plutôt que de suivre les démonstrations de M. Bates au tableau.

- Tout va bien ? On ne vous dérange pas trop ? demanda l’enseignant, qui avait fini par se retourner et remarquer que Scott Davis et Jordan Buckley causaient tous les deux comme si de rien n’était. Les potins sont croustillants, aujourd’hui ? Vous voulez peut-être qu’on vous apporte du thé et des petits gâteaux pour que vous puissiez papoter plus à votre aise ?

Des gloussements de rire se propagèrent dans la classe et Lisa ne fut pas la dernière à manifester son amusement. Ce qu’elle appréciait aussi dans les leçons de M. Bates, c’était son humour. Il n’était jamais à court de blagues, et il semblait prendre un plaisir particulier à tourner en ridicule ses élèves les plus dissipés. En traitant implicitement Scott et Jordan de commères, il sous-entendait presque que ces deux athlètes bien virils avaient un petit côté féminin… Vexés, les deux garçons mirent fin à leur bavardage et baissèrent la tête d’un air renfrogné.

- Et si tu venais au tableau nous terminer cette démonstration, Scott ?

Cette proposition fut accueillie par un profond soupir de la part du capitaine de l’équipe de baseball du lycée, qui se leva malgré tout de sa chaise et marcha jusqu’au tableau en traînant les pieds. Ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt dépassait légèrement M. Bates en taille, mais il ne lui arrivait pas à la cheville pour ce qui était de sa façon de s’habiller. Comme à son habitude, il portait sa veste bleue et blanche des Lincoln Lions, qui contrastait affreusement avec le costume en lin beige de M. Bates. Pour Lisa, le choix entre un élégant costard-nœud pap’ et une tenue de sport élimée était vite fait. C’était véritablement le jour et la nuit.

Scott prit la craie que lui tendit M. Bates et se tourna vers la partie du tableau où était écrit le début de son raisonnement. Il s’agissait de la démonstration par dichotomie du théorème des valeurs intermédiaires. Un théorème que Lisa connaissait déjà par cœur, à force de l’avoir lu et relu cet été dans son manuel de mathématiques. Scott, au contraire, paraissait le découvrir pour la première fois. A en juger par son froncement de sourcils, il était clair qu’il n’avait aucune idée de comment poursuivre l’analyse de M. Bates.

- Maintenant que l’on sait que les deux suites An et Bn sont adjacentes, que peut-on dire de leur limite ? interrogea l’enseignant.

- Euh…, fit le garçon en se grattant la tête. Elle est continue ?

- En voilà, une réponse qui ne veut rien dire ! Tu es sûr que tu étais avec moi, l’année dernière, quand j’ai fait mon cours sur les suites numériques ?

- J’en suis sûr, oui.

- Physiquement, peut-être, mais mentalement, je commence à en douter…

A ces mots, Lisa eut un rire étouffé.

- Allez, un petit effort ! s’exclama M. Bates. Si tu étais vraiment présent à mon cours, il doit bien te rester quelques souvenirs ! Que peut-on dire sur la limite de deux suites adjacentes ?

Lisa, qui bien sûr connaissait déjà la réponse, brûlait d’envie de donner la réplique à son prof. Cependant, son envie de faire durer un peu plus longtemps le supplice de Scott prenait le dessus.

- C’est… ? commença l’enseignant pour mettre son élève sur la bonne voie.

- C’est… Euh… C’est…

- C’est la même ! s’écria alors M. Bates d’une voix théâtrale.

- Ah…, fit Scott en se massant la nuque.

S’il était soulagé que son prof ait fini par lui donner la solution, il ne voyait manifestement pas comment cela allait l’aider à terminer la démonstration.

- Maintenant, reprit M. Bates, si on appelle C la limite commune des suites An et Bn, que peut-on en conclure sur f(C) ?

A court d’idées, Scott se tourna distraitement vers la classe et regarda ses camarades avec un petit sourire qui semblait destiné à les encourager à lui souffler la réponse.

- Ne lui dites rien, les autres ! Laissez-le réfléchir ! s’exclama M. Bates.

Puis, voyant que Scott restait muet comme une carpe, il décida de lui mâcher à nouveau le travail en lui suggérant :

- On pourrait peut-être… utiliser l’inégalité que j’ai écrite au tableau ?

- Oui, sans doute…

- Que devient cette inégalité si on fait tendre les suites An et Bn vers leur limite C ?

Scott fronça les sourcils, signe d’une intense réflexion.

- On obtient, euh… f(C) inférieur ou égal à 0 et f(C) supérieur ou égal à 0 ? répondit le garçon d’une voix sceptique.

- Ce qui veut dire ?

Cette fois, Scott haussa les sourcils en signe d’incompréhension.

- Que peut-on dire d’un nombre qui est à la fois inférieur ou égal à 0 et supérieur ou égal à 0 ?

- Eh bien… Euh…

- Il est...

- Euh… Il est...

- Il est nul ! s’écria à nouveau M. Bates avec emphase.

Scott, qui se sentit personnellement visé par ces mots, jeta alors un regard fâché à son prof.

- Je ne parle pas de toi, bien sûr ! précisa l’enseignant. Je parle de f(C) ! Jamais je ne dirai qu’un de mes élèves est nul.

Mais le garçon ne semblait pas convaincu. Lisa, de son côté, essayait de contenir un fou rire qui menaçait d’exploser à tout moment, et qui risquait de lui attirer les foudres du colosse qui se tenait à moins de deux mètres devant elle.

- C’est bon, tu peux retourner à ta place, j’ai fini de t’embêter, déclara M. Bates.

Scott, qui n’avait strictement rien écrit au tableau, rendit sa craie à l’enseignant et regagna sa table en traversant la salle d’un pas lourd. Il se laissa tomber sur sa chaise en poussant un profond soupir de fatigue, comme s’il ressortait d’un match de football particulièrement éprouvant.

- Corollaire ? demanda M. Bates, tout en écrivant ce mot au tableau. Quelqu’un a-t-il une idée de quel pourrait être le corollaire de ce théorème ?

- Si seulement on savait ce que le mot corollaire veut dire…, marmonna Scott du fond de la classe.

Son grommellement ne passa pas inaperçu, car M. Bates se tourna à nouveau pour proclamer devant ses élèves :

- Le corollaire est à la conséquence ce que le capilliculteur est au coiffeur !

A cette phrase, Lisa plaqua subitement sa main contre sa bouche pour étouffer un gloussement. Décidément, M. Bates avait une façon peu commune d’expliquer les choses !

- Conséquence du théorème des valeurs intermédiaires, reprit le prof en se retournant vers le tableau et en lisant à voix haute ce qu’il écrivait, ... l’image d’un intervalle par une fonction continue... est un intervalle.

Après avoir marqué le point final de son corollaire d’un vigoureux coup de craie, M. Bates s’empara de son manuel de mathématiques et en feuilleta les premières pages, avant de s’arrêter sur l’une d’elles et de déclarer :

- Application : exercice 8 page 23.

A son tour, Jordan Buckley poussa un long soupir d’abattement. La perspective des travaux dirigés ne semblait guère l’enchanter...

- Eh oui, Jordan, c’est important de s’entraîner ! lança M. Bates. Comment veux-tu assimiler ton cours, sinon ? C’est comme le baseball, tu vois : si tu veux progresser, tu dois d’abord t’entraîner. Il ne suffit pas de regarder des matchs de baseball à la télé pour savoir jouer au baseball ! Crois-moi, j’ai essayé, ça n’a pas marché !

Lisa ne put s’empêcher de sourire en tentant d’imaginer son prof de maths en train de jouer au baseball. A vrai dire, elle avait du mal à se le représenter avec une batte dans les mains, en train de taper dans une balle. Non pas qu’il n’avait pas la carrure d’un sportif, mais il ne paraissait pas du genre à s’adonner à un sport aussi rudimentaire...

Lorsque la sonnerie de deux heures moins dix retentit et que Lisa se leva de sa chaise avec son sac à bandoulière sur l’épaule, M. Bates, debout à côté de son bureau, interpella son élève avant qu’elle ne quitte sa classe.

- Lisa, je peux te retenir deux minutes ?

Surprise, la jeune fille s’arrêta net, à mi-chemin entre sa table et la porte de sortie, et se retourna vers son prof.

« Oh, vous pouvez même me retenir plus longtemps, si vous voulez ! » aurait-elle voulu lui dire, mais elle lui répondit à la place :

- Oui, bien sûr.

Elle se rapprocha de l’enseignant d’un air soucieux. Généralement, quand quelqu’un demandait à lui parler quelques instants, ce n'était jamais pour lui annoncer de bonnes nouvelles... Avec M. Bates, cependant…

- J'ai commencé à écrire ta lettre de recommandation, et, en faisant la liste de tes activités extrascolaires, je me suis demandé si tu n’avais pas donné des cours de soutien en maths, l’année dernière…

- Ah, euh… Oui, c’est exact…, fit Lisa d’un air un peu gêné, en repensant à l’abandon précoce des deux seuls élèves qu’elle avait eus.

- C’est bien ce qui me semblait… Ashley Westbrook m’avait dit qu’elle prenait des cours de soutien au lycée et je me rappelle vous avoir vues plusieurs fois ensemble à la bibliothèque…

- Oui, j’ai essayé de l’aider à remonter sa moyenne au second semestre… Malheureusement, ça n’a pas très bien marché... Elle a préféré arrêter au bout de la troisième séance…

- C'est dommage..., constata M. Bates. Si tu es d'accord, je lui en toucherai deux mots, demain matin, pour l'encourager à retourner à tes cours de soutien. En attendant, je me ferai un plaisir de les mentionner dans ta lettre de recommandation.

- Merci, c'est vraiment gentil, répondit Lisa en baissant la tête pour cacher la rougeur qui commençait à apparaître sur ses joues.

A vrai dire, cela faisait depuis sa dernière leçon de maths avec Ashley qu'elle n'avait pas donné de séance de soutien... Elle se sentait légèrement coupable de ne pas oser l'avouer à M. Bates et de le laisser ainsi vanter dans sa lettre de recommandation des services qu'elle ne rendait plus depuis longtemps... Peut-être devrait-elle réellement se mettre à proposer des cours particuliers en maths, afin de rendre plus véridiques les louanges qu'allait écrire son prof ? Après tout, il ne lui restait plus que deux activités extrascolaires pour occuper ses après-midis : son travail en tant que bénévole au refuge pour animaux le mercredi, et sa participation à l'atelier photo le vendredi. Elle pouvait bien consacrer ses lundi, mardi et jeudi après-midis à aider ses camarades de lycée dans le besoin…

- Au fait, dit M. Bates sur un ton plus dégagé, je suis retourné au Gourmet's hier et j'ai pu goûter leur nouveau cheesecake !

- Ils font un nouveau cheesecake au Gourmet's ? s'exclama soudain Lisa en écarquillant les yeux de surprise.

- Recouvert d'un nappage de caramel au beurre salé, précisa M. Bates avec un sourire amusé. Je suis sûr qu'il pourrait te plaire !

- Et comment ! s'écria la jeune fille, qui salivait déjà d'envie. Il faut absolument que j'y retourne au plus vite !

Hélas, « au plus vite » signifiait pour elle « pas avant demain », car elle devait passer son mercredi après-midi au refuge pour animaux. Finalement, les cours de soutien qu'elle avait envisagé de reprendre le jeudi ne seraient pas pour tout de suite... Mais qu'y pouvait-elle ? Il y avait certaines priorités dans la vie qu'on ne pouvait pas refuser !



Le jeudi 7 septembre, Lisa trouva une excuse idéale pour se rendre au Gourmet's dès trois heures de l'après-midi et y goûter leur tout dernier cheesecake en attendant M. Bates : le matin même, en cours d'espagnol, elle et Astrid avaient à nouveau choisi de faire équipe pour présenter un exposé, cette fois-ci consacré aux Aztèques et à leurs rites sacrificiels. Lisa avait saisi l'occasion pour proposer à son amie de la retrouver au café à la sortie des cours, afin qu'elles puissent commencer à travailler ensemble sur leur présentation.

- Mine de rien, tu as fini par y prendre goût, au Gourmet's ! s'exclama Astrid en arrivant au rendez-vous et en rejoignant Lisa, qui s'était installée à une petite table ronde offrant une vue dégagée sur celle qu'occupait habituellement M. Bates – mais qui pour l'instant était vide.

- Que veux-tu ? dit Lisa en haussant les épaules. Leurs pâtisseries et leurs boissons au chocolat sont tellement bonnes !

- Hmmm..., fit la blonde d'un air suspicieux. Tu es sûre que tu n'y vas que pour leurs pâtisseries et leurs boissons au chocolat ?

- Pour quoi d'autre est-ce que j'irais au Gourmet's ? demanda Lisa, un brin inquiète.

- Je ne sais pas, moi... Peut-être que tu as flashé sur quelqu'un qui vient ici régulièrement et que c'est la raison pour laquelle tu t'y rends aussi souvent !

Cette supposition acheva d'affoler Lisa qui, se croyant démasquée, sentit aussitôt son visage tourner au rouge pivoine. Tout compte fait, ce n'était peut-être pas une bonne idée que d'avoir invité Astrid à la retrouver au Gourmet's…

- Qu'est-ce que tu racontes ? s'exclama Lisa, décontenancée. Ça fait plus d'un mois que je n'ai pas mis les pieds ici !

- Les vacances ne comptent pas, répliqua Astrid. Mais aurais-je visé juste ? Hahaha ! Je crois bien que oui ! Tu es devenue toute rouge, d'un seul coup ! C'est quelqu'un du lycée, dis ?

Lisa bénissait le ciel que M. Bates ne soit pas encore entré dans la salle, car sinon elle n'aurait plus su où poser ses yeux, de peur de trahir son secret en les laissant errer ne serait-ce qu'un bref instant sur son prof de maths.

- Ce... Ce n'est pas du tout ce que tu penses, balbutia Lisa. Je t'assure que tu te trompes complètement !

- Et moi, je suis sûre que je ne suis pas loin de la vérité ! Allez, dis-moi comment il s'appelle ! Je te jure que je ne le répéterai à personne !

« De toute façon, même si je te le disais, tu ne me croirais pas... » pensa Lisa, qui était bien décidée à rester muette comme une tombe.

- A moins que ce ne soit une fille ? lança alors Astrid. Après tout, ça ne me surprendrait pas ! Tu as toujours eu un petit côté garçon manqué, et je ne t'ai encore jamais vue sortir avec un mec !

- Quoi ? s'écria Lisa, estomaquée.

Elle n'en croyait pas ses oreilles. Son amie venait vraiment de suggérer qu'elle était lesbienne ? C'était bien la première fois qu'elle entendait une chose pareille ! Elle qui n'avait jamais éprouvé le moindre degré d'attirance pour les femmes, elle qui au contraire avait toujours été séduite par les hommes robustes et virils... Elle était médusée de constater qu'elle avait pu donner à Astrid l'impression d'être homosexuelle... N'était-ce pas la triste preuve que sa meilleure amie ne la connaissait finalement pas tant que ça ? Mais, bien sûr, à force de la voir rester célibataire, ses proches allaient finir par se demander si sa préférence n'allait pas pour le sexe féminin…

- Tu as craqué pour Kim Mayer, dis-moi ? chuchota la blonde en tournant discrètement la tête vers la serveuse qui se tenait derrière le comptoir. Il paraît qu'elle est bi !

Kim, qui avait remarqué le regard que venait de lui lancer Astrid, dut croire que celle-ci voulait lui passer une commande, car elle s'approcha de la table des deux jeunes filles, au grand soulagement de Lisa. Celle-ci allait enfin pouvoir échapper aux questions de plus en plus embarrassantes de son amie.

- Quand on parle du loup..., murmura la blonde.

- Je vous sers quelque chose ? demanda Kim d'une voix légèrement méfiante.

- Une grande tasse de latte pour moi, répondit Astrid. Sans crème chantilly.

- Et pour moi ce sera une grande part de cheesecake au caramel au beurre salé, dit Lisa en regardant Kim d'un air reconnaissant, comme si elle voulait la remercier d'être venue à son secours. Oh, et avec plein de crème chantilly !

- Je vous apporte ça tout de suite, dit Kim, avant de s’en retourner vers le comptoir.

Lisa la suivit des yeux un bref instant, intriguée par le tatouage en forme d'alligator qu'elle avait sur le côté droit de son cou. Lorsqu'elle détourna son regard pour le poser de nouveau sur Astrid, elle remarqua que celle-ci la dévisageait avec un large sourire.

- Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna-t-elle.

- A toi de me le dire ! Tu étais en train de la dévorer des yeux !

- Oh, arrête un peu avec ça, OK ? finit par s’énerver Lisa. Si je suis venue ici, c’est aussi pour travailler.

Sur ce, elle sortit son manuel d’espagnol et le posa violemment sur la table.

- Waouh, fit Astrid, surprise de voir son amie d'aussi mauvais poil. Dans ce cas, je te laisse tranquille... Je vais faire des recherches sur Google pour voir ce qu'on peut trouver sur le net à propos des sacrifices aztèques...

La blonde avait apporté avec elle son ordinateur portable : un MacBook Pro qu'elle avait customisé en collant une tonne de stickers Pokémon au dos de l'écran. Elle l'ouvrit pour l'allumer et se connecta au réseau WiFi du café Gourmet's. Lisa, pendant ce temps, feuilletait son bouquin d'espagnol à la recherche d'informations pouvant alimenter leur exposé. Hélas, le chapitre consacré à l'empire aztèque ne faisait que cinq pages, et seul un paragraphe traitait des sacrifices de masse. La jeune fille se demanda si elle n'aurait pas mieux fait de commencer ses investigations à la bibliothèque... Elle aurait pu y retrouver M. Bates bien plus tôt, puisqu'il passait d'abord par la salle d'études avant de se rendre au Gourmet's. Cependant, elle craignait qu'il ne finisse par se douter de quelque chose, à force de la voir partout où il allait... Et puis, comme le disait l'expression, il ne fallait pas abuser des bonnes choses…

- Et voilà, dit Kim en posant devant Lisa une énorme part de cheesecake recouverte d'un coulis de caramel au beurre salé et garnie de deux grosses volutes de crème chantilly. Bon appétit !

… mais, bien sûr, il y avait certaines choses dont Lisa ne pouvait pas s'empêcher d'abuser.

- Merci, répondit-elle, avant de saisir sa cuillère pour découper un morceau de gâteau et l'enfourner dans sa bouche, sans même attendre qu'Astrid soit servie. Hmmm ! Délicieux ! s'exclama-t-elle avec un large sourire épanoui.

M. Bates ne s’était pas trompé en supposant que ce gâteau allait lui plaire. Elle qui adorait l’alliance du sucré et du salé, elle était enchantée par ce cheesecake encore plus savoureux que celui au coulis de framboise qu’elle avait pu goûter ici auparavant, et qu’elle avait d’ailleurs fait découvrir à son prof de maths. Ce qui la surprenait, justement, c’était que ce soit lui qui lui ait recommandé ce nouveau dessert du Gourmet’s, alors que d’habitude il n’y prenait qu’un café… Avait-elle réussi à le corrompre en le convertissant au péché de gourmandise ?

Lisa ne mit en tout cas pas plus de cinq minutes pour engloutir son cheesecake. Lorsqu'elle eut finit de racler son assiette avec sa cuillère pour recueillir ce qui restait de caramel et de crème chantilly, Astrid, elle, n'avait même pas encore touché à son café latte. Elle semblait obnubilée par ce qu'affichait l'écran de son ordinateur.

- Tu trouves des choses intéressantes ? demanda Lisa en se penchant vers son amie pour jeter un œil à ce qu'elle regardait.

Elle tomba alors sur l'image de deux pelotes de laine, l'une rose et l'autre blanche, chacune percée par un crochet de tricot, et toutes deux posées sur ce qui ressemblait à s'y méprendre à un cornet de glace.

- Euh..., fit Lisa d'un air perplexe. Tu as tapé quels mots clés dans Google, au juste ?

- Désolée, dit Astrid, un peu gênée de s'être fait surprendre en train de travailler sur autre chose que leur exposé. Je voulais finir ça avant demain, pour pouvoir l'afficher dans les couloirs du lycée pendant la pause déjeuner... C'est un poster que je dessine pour promouvoir mon futur club de tricot...

- De tricot ? répéta Lisa, de plus en plus intriguée. Mais depuis quand tu fais du tricot ?

- Je m'y suis mise cet été. J'ai commencé par une écharpe, pour faire simple, puis j'ai enchaîné avec un bonnet et une paire de moufles, que je suis en ce moment en train de terminer...

- Ah, c'est vrai que c'est tout à fait le genre de vêtements dont on a besoin en été..., commenta Lisa avec un sourire ironique.

- Tu peux te moquer ! Moi, au moins, je sais déjà quels cadeaux j'offrirai pour Thanksgiving !

Lisa se demanda si elle devait prendre cela comme une bonne ou une mauvaise nouvelle... Elle espérait en tout cas qu'elle n'aurait pas droit à la paire de moufles. De son côté, même si Thanksgiving lui paraissait encore loin, elle avait elle aussi son idée sur l'un des cadeaux qu'elle comptait offrir... C'était celui pour M. Bates. A l'origine, elle avait songé à lui remettre dès la rentrée de septembre l'album des Midnight Owls qu'elle avait acheté pour lui au Green Jazz Festival, mais elle se disait que, finalement, l’idéal était d’attendre la veille des vacances de Thanksgiving. Quelle meilleure occasion que cette fête pour lui faire un cadeau et le remercier de l’avoir soutenue depuis le début dans sa candidature au MIT ?

- Si ça t’intéresse, la première réunion de mon club de tricot aura lieu mardi prochain à trois heures, annonça Astrid. Il me semble que tu es libre, le mardi après les cours ?

- Hmmm… Moui, c’est vrai..., répondit Lisa, pas très emballée.

A moins qu’Astrid ne lui apprenne à tricoter un nœud papillon pour M. Bates, elle ne voyait pas beaucoup d’intérêt à cette activité qui lui avait toujours paru être une occupation de grand-mère…

- C’est très relaxant de faire du crochet, tu sais ? renchérit la blonde avec conviction. Il paraît même que ça retarde l’apparition de l’arthrite et de la maladie d’Alzheimer !

« C’est bien ce que je pensais… » songea Lisa. « Un vrai truc de vieux… »

- Le souci, c’est que je prévois de reprendre les cours de soutien en maths, expliqua la jeune fille. Il y a donc de grandes chances pour que mes mardis après-midis se remplissent à nouveau…

- Je vois…, fit Astrid, un peu déçue. Et tu as prévu de faire de la publicité pour tes cours de soutien ?

- Comment ça ?

- En collant des affiches dans les couloirs, pardi !

- N… Non, j’avoue que je n’y avais pas vraiment pensé…

- Tu n’arriveras pas à attirer beaucoup d’élèves, si tu te contentes du bouche à oreille... Il faut que tu fasses des posters, comme moi ! Si tu veux, je peux te filer un coup de main. Je commence à avoir un peu d’expérience avec Photoshop. Tiens, regarde !

Sur ce, la blonde montra à son amie comment ajouter un fond dégradé bleu et jaune parsemé d’étoiles blanches derrière l’image principale de son poster.

- Euh… Oui, pourquoi pas…, répondit Lisa d’une voix qui manquait pourtant d’enthousiasme. Si tu pouvais me faire une affiche un peu plus sobre, ce serait pas mal…

- Bien sûr ! Je pense qu’en m’inspirant des couvertures des manuels de maths, je saurai trouver une bonne idée.

La jeune fille but une gorgée de son café latte, puis compléta son affiche par un titre écrit en lettres majuscules roses dans le style bubblegum : « Atelier tricot – Rendez-vous mardi 12 septembre à 15h en salle D060 ».

- Et voilà ! s’exclama-t-elle. Fini ! J’espère qu’avec ça mon club aura du succès ! Dans tous les cas, ça me fait une activité de plus à mentionner dans ma lettre de candidature à Yale !

- Je vois que tu ne perds pas le nord…

- Et maintenant, passons aux choses sérieuses ! déclara Astrid en ouvrant son navigateur web pour commencer les recherches sur leur sujet d’exposé. J’ai toujours voulu savoir comment les Aztèques faisaient pour arracher le cœur de leurs victimes sans les tuer sur le coup !

M. Bates choisit pile ce moment-là pour faire son entrée au café Gourmet’s. Etonnée, Lisa consulta sa montre et constata qu’il n’était pas plus de trois heures vingt… Pourquoi arrivait-il si tôt ? Peut-être n’avait-il plus rien à faire à la bibliothèque ? Peut-être ne pouvait-il plus résister à la tentation de savourer un délicieux cheesecake au caramel au beurre salé ? Après tout, Lisa n’allait pas se plaindre. Elle qui avait déjà fini de manger son propre cheesecake, elle allait maintenant pouvoir dévorer des yeux son prof de maths.

Fidèle à lui-même, l’enseignant alla s’installer à sa petite table ronde au fond de la salle. Il posa son cartable à ses pieds, avant d’en extraire un ordinateur portable gris métallisé. Lorsqu’il l’ouvrit pour l’allumer, Lisa reconnut sur le dos de l’écran la pomme croquée de la marque Apple. Celle-ci s’éclaira bientôt d’une lueur blanche, ce qui attira l’attention d’Astrid.

- Tiens, mais c’est ton prof de maths, là-bas ! s’exclama-t-elle. C’est marrant, il a le même ordinateur que moi !

- Oui, enfin… Pas tout à fait.

Lui, au moins, n’avait pas décoré son ordinateur à outrance. A la différence d’Astrid, il avait gardé le dos de son portable intact, préservant son style épuré d’origine.

- C’est vrai qu’il est assez triste…, commenta la blonde. Il aurait pu l’égayer un peu en collant des équations dessus !

Kim Mayer rejoignit la table de M. Bates au bout de quelques instants pour lui prendre sa commande. Lisa, qui continuait d’observer subrepticement son prof pendant qu’Astrid faisait défiler des pages web sur son écran, se demandait pourquoi il avait lui aussi apporté son ordinateur… C’était bien la première fois qu’elle le voyait travailler ainsi au Gourmet’s. Lorsque la serveuse lui apporta son expresso, il était déjà en train de taper à toute allure sur son clavier pour écrire ce qui semblait être un roman. Il ne s’arrêta que pour remercier Kim et payer la note et le pourboire, puis se remit à pianoter sur son MacBook avec énergie. Peut-être était-il en train de rédiger la lettre de recommandation de Lisa ? Celle-ci essaya d’analyser l’expression sur son visage, dans l’espoir d’y déceler le moindre indice qui lui permettrait de deviner ce qu’il était en train d’écrire... Il paraissait si concentré...

- Ça alors ! Je ne savais pas que les Aztèques étaient des cannibales ! s’écria alors Astrid d’une voix si forte qu’elle ne pouvait passer inaperçue.

Interloqué, M. Bates regarda par-dessus son MacBook pour voir qui avait poussé cette exclamation pour le moins surprenante. Prise de panique, Lisa se pencha aussitôt sur l’ordinateur d’Astrid pour cacher sa tête derrière l’écran et éviter que son prof ne la reconnaisse. Elle sentait ses joues s’embraser et ne savait plus où se mettre...

- Tu pourrais être plus discrète, quand même ! souffla-t-elle à sa camarade, sans oser bouger de derrière sa planque improvisée.

- Ben quoi ? s’étonna Astrid. On a bien le droit de parler, ici ! Ce n’est pas comme si on était à la bibliothèque !

- Je crois que la prochaine fois on ira justement à la bibliothèque !

De préférence quand M. Bates n’y serait pas...

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