Jérémie 31:12

8 minutes de lecture

 Pour au moins la troisième fois, je vomis par-dessus bord. Les quelques bouchées que mon estomac malade avait réussi à garder jusqu’ici furent sèchement englouties par les vagues capricieuses. Certains des marins qui allaient et venaient sur le pont pour s’acquitter de leurs tâches ricanèrent dans mon dos. Une tête auréolée de boucles brunes, presque noires, fonça sur moi, un mouchoir brodé à la main. Il me tendit le morceau de tissu délicat avec un large sourire qui suffit à adoucir mon mal de mer, qui ne m’avait pas quittée depuis que nous avions levé l’ancre, des semaines auparavant.

  • Gardez-le, Madame.

 Sa voix, fluette, avait cependant perdu toute notion de légèreté. Les accents naïfs, le rythme précipité, le ton chancelant, tout ne respirait plus que l’adulte, pourtant encore coincé dans un corps de garçonnet à la croissance hésitante. On lui avait donné le prénom de Jack. Ramassé sur les bords d’un port anglais, avec pour seule richesse ce carré blanc rehaussé d’un “J” rouge sang dans l’un de ses coins. Une lettre qui aurait pu tout aussi appartenir à sa mère, son père, ou bien au pauvre soulard qu’on avait dépouillé à la sortie de la taverne sans qu’il ne s’aperçoive de rien. Je ne pouvais pas décemment le délester de ce qui pouvait s’apparenter à son seul bien, la seule trace de son passé qui demeurerait une éternelle pièce aveugle pour lui. Je refusai avec fermeté. Il insista avec obstination.

  • …Comme ça, je serai toujours prêt du coeur de Madame.

Il ourla ses mots séduisants d’une révérence un peu trop appuyée mais d’une sincérité désarmante qui me fit capituler, à mon corps défendant. Son fin’amor exprimé, je rangeai donc son précieux présent entre mon corsage et la peau de ma gorge, refroidie par les gouttelettes salées de l’océan. Mon petit ange gardien s’éloigna, hélé par un membre d’équipage au visage garni d’une barbe aussi sombre que son âme si j’en croyais la claque dont il gratifia la tête du mousse lorsqu’il freina des quatre fers à sa hauteur.

  • On t’a déjà dit de ne pas frayer avec les passagers. C’est la dernière fois, tu m’entends ? Si tu recommences….

 L’homme mal dégrossi laissa sa phrase en suspens. Qu’allait-il bien faire à un pauvre enfant en plein milieu de l’Océan Atlantique ?

  • Terre en vue !

 Du haut de sa hune, juché à une bonne dizaine de mètres au-dessus du pont principal, la vigie pointa du doigt le large. Le capitaine, un homme d’expérience qui maniait aussi bien le gouvernail que la fourchette à en croire sa bedaine rebondie, arpenta lestement les quelques mètres qui le séparaient de la coque afin de contempler par lui-même l’horizon. Je fis de même, à ceci près que je ne disposais pas de l’instrument rétractable dont il usa afin d’examiner le lointain. Quelques-uns de ses subordonnés se rapprochèrent, espérant eux aussi distinguer une mince bande de terre.

  • Madame. Jugez par vous-même.

 Le marinier me tendit son instrument et, d’un signe de tête presque imperceptible, m’invita à le saisir afin de regarder à travers la longue-vue, ce que je fis sans me faire prier. La sentinelle n’avait pas menti.

  • Ma foi, Lyncée n’aurait pas mieux fait, dis-je, en redonnant l’instrument au Capitaine.

 L’homme opina du chef et ordonna à tout l’équipage de préparer le bâtiment en vue de l’accostage. C’est alors que mon père fit son apparition, lui qui n’avait quitté son antre, transformée en étude, qu’en de rares occasions, préférant la compagnie de ses livres à celle des êtres de chair et de sang. Il ne fallait pas voir dans cette attitude une farouche misanthropie. Authentique altruiste, il craignait avant tout le malaise. Ne sachant pas comment aborder ces hommes appartenant à un monde si différent, sans qu’il ne les juge pour autant indignes d’entrer dans le sien, il avait préféré s’en tenir éloigné afin d’éviter tout trouble. Ses talons rouges claquèrent sur le bois solide du pont tandis qu’il dissimulait son ostensible calvitie sous une perruque in-folio grise dont les anglaises démesurées se terminaient originellement sur ses épaules affaissées. L’accessoire s’était fané à cause des embruns et de leur sel qui adhérait à toutes les surfaces qu’il rencontrait sur son chemin. Il ne s’agissait plus que d’une masse informe d’où s’échappaient des cheveux, hésitant entre la rectitude de leur nature et l’ondulation prescrite par les prophètes du bon-goût. En de trop rares endroits, une boucle ou deux, mal en point mais encore en vie, résistait à l’attaque groupée de la nature. Il aurait mieux fait de porter la parure au feu. Mais il la chérissait, comme l’enfant s’accroche à sa peluche. Et alors que la bonne société masculine avait jeté son dévolu sur des postiches à marteaux et catogan, moins exubérants et davantage fonctionnels, mon père continuait d'arborer fièrement son vestige partout où il allait.

  • Ma fille, au rapport je vous prie, demanda-t-il en arrivant à ma hauteur.

 Je remarquai dans la seconde les taches d’encre qui maculaient son veston qu’il avait choisi clair, tout comme ses doigts gonflés par la chaleur tropicale. Il porta son regard au loin et plissa les yeux, non pour les protéger de la luminosité mais pour tenter de tromper sa mauvaise vue.

  • Nous serons sur la terre ferme dans trois ou quatre heures, tout au plus.
  • Grâce à Dieu !
  • Je crois qu’il faut davantage remercier le Capitaine, Père.

Il me sourit largement et évitait ainsi un énième débat avec moi. C’était son artifice, sa politesse. Farouche catholique mais souvent accommodant, il désespérait de me voir renoncer à une quelconque croyance en un Être Supérieur. Il aurait préféré, et de loin, que je me déclare déiste, adoratrice d’un démiurge levantin à tête d’animal. Sa Félicité éternelle l’inquiétait beaucoup et qu’il en fut autrement pour moi le dépassait.

  • J’irai personnellement le remercier une fois que nous serons au port. Peut-être peux-tu envisager une tenue plus…

 J’attendis avec impatience qu’il termine sa phrase, le regard fixé sur ses vêtements qui n’étaient plus de prime jeunesse, sans qu’il ne comprenne où je voulais en venir.

  • …adéquate dirons-nous, finit-il par dire, après une foule de tergiversations intérieures, je le savais.

Puis il se racla la gorge. Non pas qu’un vilain rhume s’était abattu sur lui et que des mucosités gênantes envahissaient son pharynx. Cette pratique traduisait sa prise de congé, difficile à exprimer avec des mots, au risque de froisser son interlocuteur. Tout du moins, c’est ce qu’il croyait dur comme fer. Il m’offrit son dos et s’éloigna de moi, avant de tourner sur lui-même à la vitesse de l’éclair. Sa coiffure vacilla mais finit par épouser à nouveau la peau glabre qu’elle cachait.

  • Antoinette…

 Cela ne disait jamais rien qui vaille lorsqu’il utilisait mon prénom de baptême.

  • Je t’en prie, fais au moins un effort pour notre arrivée.

 Sa supplique, sincère, me chagrina pourtant un peu.

  • Je ferai de mon mieux si cela peut vous tranquilliser, assurai-je, à contrecœur.

 Il s’en alla ensuite, le front moins plissé par le souci que je lui causais, vers l’avant du bateau. Il y huma les airs nouveaux qui chatouillèrent ses narines, les mains dans le dos, dans cette posture d’homme comblé qu’il affichait si peu.

 Je regagnai mes appartements privés, consistant en une petite cellule sans fioriture. Sa simplicité m’allait. Un lit, une table et sa chaise. Quelques niches comblées par les ouvrages dont je n’avais pu me séparer avant le grand départ. Le souvenir de ce jour était encore vivace malgré les milles engloutis. Je revoyais à la perfection mon pauvre père, désappointé devant la montagne de livres que je comptais bien emmener avec moi dans notre nouvelle vie. “Hors de question”, “N’y pense même pas !”, “As-tu perdu la raison ?” . Son triptyque dolent avait pourtant fini par se tarir. Lassé par ma dialectique constante avec laquelle je le tourmentais dès qu’il apparaissait dans mon champ de vision, il capitula, vaincu par mon entêtement et l’affection qu’il me portait.

 La malle que le capitaine avait fait porter par un solide gaillard à notre embarquement à Bristol, avait quant à elle, trouvé sa place sous le hublot. Une forte odeur de renfermé s’en dégagea lorsque je l’ouvris. Il était vrai que ce qui y était entreposé n’avait pas beaucoup vu la lumière du jour. À quoi bon jouer aux dames lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas ?

 Je saisis les pièces avec précaution. Molly avait passé un temps fou à faire rentrer mes toilettes dans ce coffre. Cette chère Molly… En pensant à elle, à ses joues rebondies, à sa bonté inébranlable, quelques larmes vinrent humidifier mes pommettes, avant que la houle ne me les arrache pour les laisser s’écraser au sol. Chassant la servante et son humanité de mes pensées, je laissai de côté les tenues les plus cérémonieuses pour privilégier celles qui tapissaient le fond râpeux du mobilier. Je jetai mon dévolu sur la plus simple et la plus pratique. Une robe bleu clair, sans panier, qui tombait aux chevilles. Agrémentée d’un seul jupon et d’un corpiqué, sur lequel je ne pouvais véritablement faire l’impasse, je ressemblerai davantage au portrait que fabulait mon père. Une petite glace rectangulaire, dégotée dans le tiroir discret de la table, me permit d’attacher mes cheveux, laissés libres jusqu’ici. J’eus toutes les peines du monde à les rassembler en un chignon bas et ordinaire, et ne plus sentir les pointes caresser mes épaules fut une sensation tout à fait curieuse. On s’habitue immédiatement à la liberté. Retourner à une forme de captivité est une toute autre affaire.

 Il fallut considérer le tableau parachevé. Le reflet en pied que je découvris me désola. J’avais cru pouvoir me soustraire aux sujétions que la société faisait peser sur mon sexe. Mais, en réalité, j’y revenais constamment. Était-ce de la lâcheté ? La marque de l’obéissance aveugle à la puissance paternelle ? Par pure vanité ? Une cruelle démonstration de mon consentement aux lois des hommes ? Même aux confins du monde, alors que la civilisation vacillait, certaines hiérarchies résistaient et étaient prêtes à tout pour perdurer.

 Je lorgnai mon uniforme, jeté en boule dans un coin de la cabine. Comme j’aurais voulu le retrouver ! Me couler dans la culotte qui se terminait au-dessous de mes genoux. Disparaître derrière la chemise longue et dans laquelle deux comme moi auraient pu me rejoindre. La flanquer de son veston en laine rustique. Glisser mes pieds congelés dans les grosses chaussures de cuir, capables de me garder debout même lorsque le bâtiment tanguait affreusement. Ce fut comme si un poids s’abattait sur moi. Je n’eus qu’à faire quelques pas pour rencontrer le hublot, que j'ouvris. Les effluves iodées raffermirent mon esprit et mon corps mollasson. J’arrivai au bout de ce périple et de nouvelles perspectives, à la fois excitantes et sibyllines, se dessinaient. En plissant les yeux, il ne m’était pas difficile d’entrevoir, au loin, à travers la lumière violente de cette région, la géographie de Cornucopia, qu’il faudrait néanmoins encore préciser lorsque nous aurions mis pied à terre. Malgré la température élevée, les longues promenades qui m’attendaient me réjouissaient par avance.

  Un seul désagrément venait gâcher l’éréthisme qui allait toujours de pair avec les révolutions de l’existence. Une goutte, microscopique, une simple larme insignifiante de liquide coloré, qui tombe sur le linge nivéen pour s'étendre encore et encore, au point de contaminer l’ensemble du tissu. J'aurais beau laver à grandes eaux l'étoffe, la frotter entre mes mains jusqu'au sang, je ne pourrais me débarrasser totalement de ce fardeau qu'on posera sur mes épaules dès mon arrivée au port.

Annotations

Vous aimez lire HypatiaDeSalem ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0