10 juin 1771

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Elisabeth organise une soirée mondaine sans m’en parler. Je suis furieux. Encore des dépenses de plus. Mais je dois être moins avare. Je pioche dans tout ce que j’ai, je fouille les fonds de tiroirs. Le champagne et le vin couleront à flots. 18h. Tout est organisé, Elisabeth est très heureuse, elle me remercie de mon aide. Je souris faiblement, au fond de moi, je bous.

Nous sommes tous les deux fort bien assortis. Elle a revêtu une robe longue bouffante en dentelle et a passé tout son temps à se parfumer et à perfectionner sa coiffure. Ce soir, nous recevons des invités de marque : sa famille. Père et Mère de la Cambrière sont là, une coupe de champagne à la main. Ses requins sont là, je les ignore royalement. Je communique quelques instants avec ma belle-famille, cousins et cousines sont venus de loin afin de me serrer la main. Les sourires, les rires échangés sont tous hypocrites. Je passe deux heures très ennuyeuses face à des personnalités incultes et dont les sujets de conversation tournent autour des derniers potins du village. Rien d’intéressant. Elisabeth semble absorbée dans sa conversation avec une « lointaine cousine », « sa sœur d’enfance », elle rit à gorge déployée. Laissons la créature dans son milieu naturel. Voyant que ces personnes se lassent en ma compagnie, je m’éclipse discrètement vers un groupe d’érudits. Mon épouse a généreusement pensé à moi et a invité pour sa bonne image de grands auteurs. Je suis ravi de retrouver un peu de mon espèce.

Mon cœur se serre. Mon souffle s’écourte. J’aperçois celle que j’attends maintenant depuis plusieurs semaines sans le savoir. En serrant la main d’un couple, je croise les beaux yeux d’une femme magnifique. Nos regards s’accrochent pendant plusieurs secondes, je ne parviens pas à me détacher de ces yeux marrons intenses. Mon ventre se sert, je déglutis. L’homme à ses côtés est son mari. Ce dernier me ramène à la raison. Il chuchote à son oreille pour la prévenir qu’il s’absente. Nous nous retrouvons tous les deux. La discussion se fait naturellement. Sa voix est grave, très douce et assurée. Je bois chacune de ses paroles. J’apprends qu’elle est mariée à un certain Monsieur de la Jakir un riche vendeur de biens. Cependant, elle tient à garder son nom de jeune fille à cause de ses origines étrangères. Très curieux, je la questionne sur ses principales activités.

« Je suis une grande dame. J’aime les personnes cultivées et la culture elle-même. J’aime les sentiments, l’amour mais aussi la douceur. Dans mon pays, les mères nous apprennent tout ce dont nous avons besoin pour évoluer en ce monde. Je suis une âme sensible passionnée d’écrits intéressants et nouveaux. »

Je rougis, impressionné par le personnage. Je vois les femmes dévisager cette agréable créature. Je n’ose pas baisser le regard vers son corps que je trouve si particulier. Une œuvre d’art s’offre à moi. Nous discutons longuement à l’extérieur sous les regards torves de l’assemblée. Elisabeth rôde dans les parages, très attentive à ce que je peux dire. Elle n’est pas discrète. Elle longe les murs, s’arrache la peau pour comprendre ce que nous disons. Nous nous comprenons.

Tard dans la nuit, le mari de l’érudite réapparaît et lui prend le bras.

"Venez ma chère, nous partons".

"Je salue notre ami et je vous rejoins".

Elle se tourne vers moi.

"J’ai été très heureuse de vous connaître. J’avais peur que cette soirée soit un peu trop « mondaine » pour moi mais heureusement, je vous ai rencontré. En vous souhaitant une bonne soirée."

Elle s’éloigne. Dans son sillon, l’odeur poivrée de son parfum. J’inspire longuement avant de revenir vers la belle-famille. Personne n’a remarqué notre manège, je suis presque soulagée. Les convives partent lentement, on ne semble pas vouloir partir du domaine. Les parents font visiter les jardins. Même le lourd père Cambrière vole à travers les parterres. Les domestiques apportent des torches, c’est une véritable valse de flammes dans les bois.

A minuit, nous décidons de retourner dans nos appartements. Je me couche sans pouvoir trouver le sommeil mais cette fois-ci, j’ai une bonne raison. La voix de cette femme qui ne m’a pas dit son nom, son odeur épicée et attirante. En pleine nuit, incapable de fermer l’œil, j’ouvre mon journal et j’écris :

La nuit est si douce lorsque vous aimez. Il n’y a pas un seul instant où vous ne pensez point à votre bien-aimée. Quand la vie a été rude, cruelle avec elle, vous ne demandez qu’à connaître une belle âme sensible qui mettra du baume sur votre cœur. Quel est l’amour finalement ? Un sentiment volage, on n’aime pas une personne dans sa courte vie. J’ai le sentiment de vieillir, de me faire vieux, de devenir un vieillard victime de son existence. Grâce à la créature que j’ai aperçue en mon propre domaine, j’ai repris vie. Mais quelque chose m’empêche et me force d’aller vers elle. Elle semble si forte et si fragile à la fois que mon âme en meurt de bonheur. Est-ce possible de vivre ce sentiment-là, l’Amour fatal et meurtrier ?

J’écris pour vous belle inconnue. Je ressens en moi une joie que je n’avais jamais connue auparavant. Je ne suis qu’un pauvre être, un aventurier prudent mais ouvert. Quand vous verrai-je pour continuer à parlementer de sujets qui nous sont chers ?

Je lâche un cri. Le bout de la plume me brûle. Est-ce l’effet de l’amour ? Que j’ai mal à la tête, qu’est-ce ce mal ? Il faut que je m’allonge.

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