3 juin 1771

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Cette nuit, je n’ai pas eu à m’inquiéter. Elisabeth n’est pas réapparue dans ma chambre pour cette histoire d’enfants.

Je m'habille avec l’esprit plus léger. Je déjeune avec la créature, sans un mot. Je reçois plusieurs lettres d’anciens compagnons et il me tarde de me rendre dans les salons littéraires. Je préviens le domestique de ma sortie, Madame n’a pas de raisons de s’inquiéter. C’est une belle journée, chaude, réconfortante. Je prends la calèche. Pas besoin de cocher. Je me dirige dans les bois du domaine. L’air est frais, je soupire d’aise d’être enfin en dehors de cette prison. La terre est sèche, le soleil inonde la route.

J’admire les environs de Canever. Les hautes maisons de brique rouge, les élégants hôtels particuliers, les pauvres maisons en pierre en bord des routes. Les champs de blé, la classe paysanne occupée à récolter leurs vivres. Canever est une belle ville campagnarde encerclée de bois et de montagnes. Il y fait bon vivre et de nombreuses personnalités viennent s’installer dans leur villégiature. L’ambiance y est chaleureuse : les jeunes femmes ont revêtu une toilette plus naturelle que j’admire. Les discussions dans les cafés y sont variées, sérieuses, humoristiques, parfois explosives.

Les salons littéraires sont bien souvent situés dans les cafés. Déjà animés en cette chaude matinée, on s’assoit dehors devant un café ou une limonade, une cigarette ou un cigare dans la bouche. Je donne la calèche à un employé du café et me dirige à l’intérieur de celui-ci. Un bâtiment chaleureux, des discussions tournant autour de la vie et de la politique, des visages familiers qui me reconnaissent. Je salue certains de mes compatriotes. Derrière le café, un petit carré de jardin où se bousculent quelques tables de privilégiés. Je demande au patron si l’un de mes amis est ici. Je commande un café corsé. Le jardin est caché par de grandes haies fleuries. Paul Illonare, un jeune peintre doué dans sa profession, s’exclame. Nous nous prenons dans les bras, notre entrevue est plutôt enjouée. Il demande de mes nouvelles. Je lui réponds aussi neutrement que possible.

"J’ai vu que tu étais marié. Quelle chance tu as !"

"C’est un calvaire Paul, je souffre."

Il remarque mes cernes, ma posture fatiguée et peu fière. Je ne peux pas faire semblant devant lui. Paul Illonare est d’une personnalité très calme et patiente au physique avantageux. Il ne manque pas de succès auprès des femmes et collectionnait les invitations à dîner. Coupé de sa famille depuis bien des années, rien ne le retenait. La peinture avait toujours été sa passion et pour rien au monde il n’aurait changé. Nous nous étions rencontrés lorsque je fréquentais l’université de Lettres à Paris. Libre d’esprit, facile à entraîner dans des projets fous et irréalisables, il n’hésite pas à dire ce qu’il pense. Mes parents l’avaient pris sous leur aile une année où il ne gagnait pas beaucoup d’argent. Aujourd’hui, sa vie est confortable.

Un cigare entre les doigts, il me nargue.

"Comment est ta charmante épouse ? Elle ne t’empêche pas d’écrire ?"

"Tu me fais bien de peine. J’essaye de rédiger chaque jour mais il me manque quelque chose".

"La liberté ?"

Je baisse les yeux, très gêné. Il rit et me tend son cigare. J’aspire la fumée, soupire de soulagement. Elisabeth ne veut pas que je fume à l’intérieur du domaine mais quoi de meilleur qu’un bon remontant pour oublier ses soucis ? Mon café arrive, je le déguste.

"Je devrais écrire sur moi-même, Ricane-je nerveusement. Et toi qui n’es pas marié à ton âge, je t’envie".

"Ce n’est pas parce que tu es marié que tu es prisonnier. On ne te voit plus dans les alentours, tu restes enfermé dans ton sinistre domaine. L’inspiration ne vient pas comme cela."

"Je promène."

"Canever est un lieu passionnant, Poursuit Paul rêveusement. Lorsqu’elles sont accrochées à un homme, les femmes ne veulent plus le voir partir. Mais si tu rassures la tienne en lui expliquant l’urgence de ton affaire, tu n’as pas à t’en faire."

"La belle-famille ne l’entend pas de cette oreille."

Paul hausse les épaules. Je l’observe. Il prend bien plus soin de lui. Quand je l’ai connu, c’était un maigrichon mal nourri, le visage sale avec la répartie facile. Depuis, c’est un homme un peu plus en formes, la moustache courbée sur les côtés, une chemise simple et des chaussures cirées et propres. Des yeux curieux, toujours à l’affût. Il me guette, me déshabille du regard.

"Tu n’as pas maigri la Guillère. Mais tu as besoin de renouveau, de couleur, il faut que tu reviennes plus souvent."

"J’ai fait des pieds et des mains pour venir jusqu’ici, n’es-tu pas content ?"

"Mon seul ami qui me tient compagnie. Que ferais-je sans toi ?"

Nous discutons un bon moment, caressés par les rayons du soleil. Je dois partir, il est 5h de l’après-midi. Je promets de repasser au café. Nous avons parlementé sur mes futurs écrits, Paul Illonare m’a conseillé de fréquenter les milieux bourgeois afin de faire de nouvelles rencontres. Ce n’est pas stupide mais je ne me sens pas d’y aller.

Je rentre. Il est 6h. Le majordome me prévient qu’Elisabeth est furieuse, qu’elle se demande où j’étais. Le souper est déjà sur la table. Nous nous disputons violemment.

"Tu ne peux pas m’envoyer un mot, il est tard ! Vocifère-t-elle."

"Je t’ai prévenu que j’allais m’absenter pour la matinée et l’après-midi. Et puis, je ne t’interdis pas de sortir non plus, je ne suis pas un monstre."

"Si je te disais que j’étais avec un homme, tu le prendrais mal hein."

C’est un échange puérile. Très stérile. Je ne l’aime pas, pourquoi tenter de me rendre envieux ? Elle peut se forger une réputation, je ne serais en rien responsable. Nous dînons dans une ambiance assez lourde. Elle se lève en premier, me tourne le dos.

Elle ne réussira pas à m’arracher aux choses auxquelles je tiens.

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