Il restait des chips (une rencontre Scribay)

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Lorsque je suis arrivé, il restait des chips. Cela aurait dû me mettre la puce à l'oreille.

Mais, là, j'étais surtout content de les avoir enfin trouvés. Je venais de parcourir le parc en tous sens - les indications qu'on m'avait fournies étaient clairement conçues pour m'égarer. Résultat, ils étaient mystérieusement restés invisibles jusqu'à ce que je franchisse ce dernier buisson, et qu'ils m'apparaissent soudainement dans la clarté de ce midi ensoleillé. Les quelques personnes présentes ouvrirent de grands yeux à mon arrivée. Les discussions allaient bon train, je les interrompais à un moment inopportun. Néanmoins, il était clair que je captai soudainement leur attention. Plusieurs regardaient avec insistence du côté de ma gorge, et je me fis la remarque que j'aurais mieux fait de me raser ce matin-là.

- Bienvenue... Viens t'asseoir avec nous... m'ont sussurré les plus proches.

Parcourant des yeux les visages de mes rencontres du jour, je vis des babines se retrousser, et peut-être même de la bave couler des lêvres d'Empyrea. Je réalisai alors que le pique-nique avait commencé, et que des victuailles avaient été étalées entre les participants.

Après avoir salué les uns et les autres, je pris place dans le cercle déjà formé par les premiers arrivants, et essayai de me réserver un petit coin au soleil, car je venais de remarquer que les chaudes caresses de ses rayons étaient par moments interrompues par d'inexplicables coups de froid. Comme si une ombre passait régulièrement sur ce coin d'herbe.

Le guacamolé, les chips et les cookies n'avaient été que modestement entamés. Peut-être mes nouveaux amis n'avaient-ils pas encore faim, malgré l'heure ?

Je notai aussi qu'ils ne parlaient pas de livres, pas encore, du moins, j'imagine.

Aakash, Le Molosse, Gobbolino et Empyrea décrivaient avec délice une scène qui, de ce que je compris, s'était déroulée peu auparavant dans le métro.

Un voyageur était mystérieusement tombé foudroyé, et mes interlocuteurs s'étaient précipités à ses côtés. En fait, je n'ai pas su discerner si Le Molosse ne lui tenait pas déjà le cou entre les mains avant qu'il ne s'écroule, ce point reste flou pour moi. Toujours est-il que nos amis s'emparèrent du corps pour en prendre soin, avant de le remettre aux autorités dans un état proche de l'agonie finale.

Je ne comprenais pas très bien ce que la situation pouvait avoir de plaisante, mais quand je vis Gobbo se passer la main sur le ventre, et Aakash rouler des yeux gourmands, je me dis qu'il n'y avait pas de mal à trouver son bonheur dans le service rendu à autrui.

Seul Empyrea semblait garder un souvenir en demi-teinte de sa tentative de sauvetage. Pour passer sa mauvaise humeur, il lorgnait tour à tour chacune des victuailles que nous avions apportées, s'approchait pour y jeter un oeil, sans véritablement trouver son bonheur, et retournait à sa place. Au fil de ce petit manège, il s'approchait inexorablement de William Carlos William, qui s'était peu exprimé jusqu'ici. Je sentais d'ailleurs que la proximité pressante d'Empyrea le stressait un peu, et qu'il cherchait un moyen d'y mettre fin poliment. Plus ça allait, et plus il était nerveux. Je décidai alors de l'intégrer à la conversation :

- Alors comme ça, tu es un auteur du dix-neuvième ? lançais-je.

A côté de lui, Empyrea fit un léger bond de recul.

Je me trompais, William Carlos Williams était bien né au dix-neuvième, mais il n'avait publié qu'au vingtième siècle.

- Oui, je suis mort il y a bien longtemps, précisa notre compagnon.

Dans son dos, Empyrea faisait la grimace.

C'est alors qu'intervint Camille, que j'avais peu entendue jusque là elle aussi. De la masse de cheveux noirs qui lui cachait l'essentiel du visage sortait une voix quasi incantatoire.

"Tu as été fauché, comme l'âme des criminels !"

J'appris alors de sa propre bouche qu'elle avait pour objectif de s'approprier les âmes de 99 humains et d'une sorcière afin d'atteindre un niveau de pouvoir supérieur.

D'une façon ou d'une autre, je compris que nous nous étions mis à parler littérature - le moment où ça avait commencé m'avait juste échappé, intrigué que j'étais par mes curieux compagnons. J'essayai alors de reprendre le fil des échanges.

Aakash parlait de ses réincarnations, et Gigi lui répondait qu'elle s'amusait à placer des têtes de trépassés sur des bonhommes de neige.

J'avais du mal à suivre, et en profitai plutôt pour distribuer des parts de ma tomme aux fleurs. Un excellent fromage, dont par chance personne ne perçut le petit arrière-goût aillé, à moins qu'ils ne fussent tous trop polis pour m'en faire la remarque.

Gobbolino enchaînait maintenant avec la peste noire.

Gigi répliqua avec des anecdotes concernant des tests sur des cadavres.

Cependant, il restait toujours des chips.

Je compris alors que mes amis avaient faim de nourritures qui n'étaient peut-être pas si bassement matérielles. C'était le moment pour moi de distribuer les livres que j'avais apportés.

Je les présentai tour à tour, et les distribuai à la demande. Mais pendant ce temps, Empyrea avait repris son petit manège. Cette fois, c'est de moi qu'il s'approchait par à-coups. Ses yeux exhorbités fixaient ma gorge avec beaucoup trop d'attention pour que ça ne soit pas gênant. Ne pouvant supporter cette vision, je portai mon regard sur mes autres compagnons. Tous semblaient maintenant avoir les crocs. Gobbolino tenait ses poings crispés devant sa bouche, comme sous l'effet d'un effort intense, et se mit à partir en courant, criant qu'il lui fallait de la viande à la sauce à la menthe.

D'un côté la voix lancinante de Camille me plongeait dans une sorte de torpeur, puis tout à coup un autre participant sortait ses babines, l'air alléché, et ma gêne reprennait de plus belle. La sueur me coulait dans le cou.

Ne sachant plus comment réagir, et ne voulant pas froisser les honorables participants de ce cercle littéraire, je me levai, et, sur un coup de tête, me mis à leur parler des livres, et des émotions qu'ils nous apportent.

Que les livres nourrissent nos émotions.

"Mais attention, ON EST CE QU'ON MANGE" ajouta Aakash en regardant Empyrea d'un drôle d'air.

Je réfléchis encore à ce qu'elle a bien pu vouloir dire.

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