Vie volée

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J’en ai vu des choses. Des centaines, des milliers. Au cours de ma vie, j’ai vu plus de choses que n’importe quel être vivant sur cette planète. J’ai appris à aimer les humains et à les détester. A aimer les femmes et apprécier les hommes, à haïr les femmes et mépriser les hommes. J’ai tout vu, j’ai tout fait. J’ai été riche, j’ai été pauvre. J’ai été blanc, j’ai été noir. J’ai été jeune, j’ai été vieux. J’ai accumulé plus de connaissances que n’importe qui d’autre sur le globe, à me demander comment mon cerveau pouvait retenir autant d’informations. J’ai connu la vie, j’ai connu la mort. Je suis au-dessus de tout, de tout le monde. Et pourtant, je ne suis rien.

Personne ne connait mon nom, pour la simple et bonne raison que moi-même je ne le connais pas. Du plus loin que je me souvienne, je suis né garçon. Mes plus vieux souvenirs datent de 1453. À l’époque j’étais dans le corps d’un homme nommé Phébus Cochain. Sérieux, il vivait dans la précarité avec sa femme et ses trois enfants, c’était un bon travailleur, un savetier.

Je pense que je suis un homme parce que Phébus en était un. Mais depuis j’ai vécu tellement de temps dans le corps d’une femme qu’en fin de compte, le genre n’a plus aucune importance. Je ne pense même pas être un humain.

En 1453, au cours de ma « première vie », j’avais déjà la sensation de résider dans le corps d’un autre. Je me suis toujours senti comme un usurpateur, mal-à-l’aise dans mon enveloppe charnelle comme si ce n’était pas la mienne. Cette étrange sensation, d’après mes souvenirs, a toujours été présente. Je me rappelle durant la vie de Phébus, me demander si je n’étais pas malade. J’ai questionné ma femme Amédée des centaines de fois à ce sujet. Avais-je eu un accident ? étais-je amnésique ? mais elle me répétait sans cesse que non. Sandrine, je ne l’aimais pas. Mes enfants, je ne les considérais pas comme les miens. Même mes parents me semblaient étrangers.

En 1493, j’attrapais la Syphilis et mourus seulement quelques mois plus tard, le 4 mai de cette année-là. Le même jour, moins de cinq minutes plus tard, je me réveillais dans le corps d’un autre, un petit garçon de huit ans : j’étais devenu Matthieu Journu.

La première fois je n’ai pas compris ; les fois suivantes non plus d’ailleurs. Mon esprit restait intact, mais mon enveloppe charnelle changeait. Je menais une vie épuisante : à chaque fois que je changeais de corps, je devais apprendre ses nouvelles habitudes, avec en prime le quotidien de chaque personne présente autour de moi ; j’étais tellement déboussolé que ça en devenait invivable.

Au fil du temps, j’en suis venu à me demander si tous les humains vivaient comme moi. Est-ce que chaque mortel avait plusieurs vies ? Je devais trouver la réponse. Alors, à chaque période historique, à chaque année, à chaque nouvelle vie je demandais à mon mari, à ma femme ou à un proche volé si eux aussi voyageaient à travers des corps. J’en suis venu à croire que j’étais le seul car à chaque fois que j’ai posé cette question, peu importe l’époque, on me demandait si j’allais bien ou on me rabâchait que j’étais atteint de folie. Dans ces moments-là, je me rétractais, me renfermais sur moi-même jusqu’à ce que ça passe. Souvent, j’ai perdu espoir. Je ne connais que trop bien la solitude, celle qui vous brise l’esprit et vous dévore l’âme. Vous n’avez pas idée de ce que c’est de se sentir incompris, et ce sur des centaines et des centaines de décennies. Et puis, quelquefois, je croise une personne, une dont

j’ai la sensation qu’elle me comprend, une avec qui je suis presque persuadé que nous avons des âmes jumelles. Alors je retrouve espoir et je me mets à imaginer une communauté, ma communauté, une famille qui m’attendrait, quelque part, et, à ce moment-là, je me sens moins seul. Ma réflexion finale serait que, d’un point de vue humain, et, en partant du principe que nous sommes différents, je suis un extraterrestre.

Il faut dire que changer de corps – et donc de vie – n’est pas chose facile ; psychologiquement et physiquement parlant. À chaque fois je culpabilise : je suis un voleur de vie, un immortel. Une fois que j’ai pris un corps, je tue une âme, un esprit. Qui décide quelle chair j’intègre ? Je n’en ai aucune idée. J’ai été un homme, une femme, une esclave, un sans-abri, un fils de bourgeois, un Roumain, une petite fille africaine, un nazi, une juive, un russe durant la bataille d’Austerlitz, un français durant la bataille d’Austerlitz, une étudiante militante durant mai 68, un oppresseur durant mai 68. Une maman, un enfant, un mauvais père, une grand-mère… grâce à ma nature, j’ai tout fait.

Beaucoup de personnes verraient cela comme un don. Des souvenirs plein la tête, une mémoire et une connaissance surhumaines, une compréhension de l’être humain supérieure à toutes les races, et ce, parce que j’ai été acteur dans toutes les pièces. J’ai voyagé dans le monde entier, plusieurs fois, participé de près ou de loin à chaque évènement historique. J’ai aidé beaucoup de personnes, tué beaucoup d’autres. Lorsque la vie de l’être que je suis est ou devient trop difficile, je me suicide. À quoi bon, leur âme n’existe déjà plus. Au début de mes vies je plaignais leurs proches, j’étais compatissant auprès d’eux à chacune de nos premières rencontres. Maintenant, je ne le fais plus. Comme disent les humains : on s’habitue à tout. Je n’ai plus le temps / la patience pour la culpabilité. En mettant fin à mes jours, je m’épargne une vie de souffrance. Je le sais, c’est lâche, mais croyez-moi, si vous aviez la possibilité de changer de vie pour en avoir possiblement une meilleure, vous n’hésiteriez pas une seule seconde.

Je suis là, quelque part, à travers la foule. Demain, je serai peut-être vous.

- Renata ! à table !

Je jette un dernier galet dans la fontaine, enfile mes sandales et tire discrètement sur ma jupe en maudissant les vêtements que ma mère me fait porter. Je contemple une dernière fois la place ronde et sa fontaine, les cris des manifestations du mois de janvier 1755 me reviennent en tête, sonnant comme un vieux chant révolutionnaire enfoui au fin fond de ma mémoire. C’était une rude période pour le pays.

En rentrant à la maison je passe devant le miroir de l’entrée et observe mon nouveau visage, découvert il y a seulement quelques jours. Renata a six ans, elle est délicate, amusante et pleine d’espoir. Je pousse la porte et souris à mes nouveaux parents ; une longue vie s’étend devant moi.

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