Chapitre 44 Trahison

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1957, 21 avril


Lord Batten sourit. Cela avait presque été trop facile finalement. Il s'était attendu à une certaine résistance, notamment parmi les irlandais, mais la mort d'O'Leary de la main de sa protégée les avait tous choquées, même les plus ardents défenseurs de l'indépendance des Cours. Ian O'Brien s'était contenté de reprendre son sceau sans un mot.

Le fait que le sceau de sa souveraine ait été retrouvé sur le corps d'Etha et que personne n'ait été capable de localiser le corps d'Isha, inquiétait beaucoup. De là à penser qu'Aloïs s'était emparée du corps de la souveraine, il n'y avait qu'un pas que Batten les avait laisser franchir.

Lui, bien sûr, savait que Walsh n'avait pas pris possession d'O'Leary. Ça lui aurait été impossible, compte tenu de l'état dans lequel lui, Batten avait laissé son cadavre. La souveraine reposait désormais en morceaux divers dans une fosse auprès des trois sorciers qui avaient reçu l'ordre de l'exécuter. Il n'existait plus aucun témoin de la traîtrise de Lord Batten. À part Walsh. Walsh et son sceau. Il fronça les sourcils.

La disparition du corps d'Etha Milligan avait alimenté les rumeurs les plus folles, et là encore, Batten avait laissé faire. La peur qui s'était emparée du monde des sorciers servait sa cause. Lui seul connaissait la vérité. À savoir qu'Aloïs était venue chercher son bien dans un tout nouveau corps dépourvu de pouvoir mais athlétique. Et qu’elle avait emporté le corps de Milligan, après avoir tué un infirmier, d’un coup unique.

Quelles que soient les intentions de Walsh à son égard, Batten ne craignait rien pour le moment. Il connaissait ses obsessions : le Devolatus et l'extermination des créatures. Tant qu'il ne se mettrait pas en travers de son chemin, il avait toutes les chances de s'en sortir indemne.

Néanmoins pour éviter toutes déconvenue, il avait préféré assurer ses arrières. Puisqu'elle ne pouvait être contrôlée, Walsh devait être éliminée. Il avait donc fait ce qui lui paraissait le plus approprié après avoir vu le cottage du clan McDonald, il avait contacté la Confrérie.

***

Le jour se levait toujours. Puis, sans répit le temps égrenait ses heures, ses minutes, ses secondes, lentement, inlassablement, apportant son lot de surprises, déplaisantes ou non. Enfin, la nuit avançait de nouveau, s'imposait et ébranlait la réalité, la dissolvait dans les rêves et les cauchemars. C'était là le fonctionnement du monde, mais pas le sien.

Le sien suivait un schéma inverse. Chaque nuit, l'inconscient d'Adela reconstruisait le monde raisonnable qu'elle avait connu. Chaque jour, il volait en éclats, disparaissait sous les assauts répétés des effroyables légendes qui peuplaient désormais sa réalité.

Elle n'était pourtant pas folle. Elle était même d'une lucidité effarante face à sa mort prochaine, à ses sentiments et à sa mission. Elle avait compris que rien ne servait de lutter. Ce qu'elle ressentait n'avait pas la moindre importance. En revanche, ce qu'elle accomplissait en décryptant le Devolatus en avait. Même si elle avait conscience de trahir sa lignée en révélant ce que le livre cachait depuis si longtemps, elle poursuivrait. Elle lirait le livre.

Pas seulement pour ceux qui le lui demandaient, mais pour Brune aussi, dont la vie dépendait de son travail et de la rapidité de son exécution. Et finalement pour elle, car sa curiosité avait été éveillée dès le premier récit. Elle ne pouvait le nier.

Malgré la souffrance et les assauts des ennemis, elle ne songeait désormais plus qu'à se remettre au travail. Elle s'autoriserait à mourir une fois sa tache achevée. Et lorsqu'elle mourrait, ce serait en espérant avoir sauvé Brune, à défaut d'avoir réussi à se sauver elle-même.

***

Les créatures connaissaient le secret du peuple du sang. Les sorciers l'ignoraient. C'était sur cette simple information, connue ou non, que la hiérarchie des serviteurs de anciens dieux au sein des temples antiques s'était construite. Les uns naissaient astreint au sang et baigné dans l'Aka. Les autres subsistaient au travers du flux que l'Aka-Kiba révélait. Les premiers existant dans l'intemporalité des siècles. Les seconds vivant comme des êtres d'exception, mais mourant comme de simples mortels. Diogonos et sorciers. Rivaux devant les dieux, et alliés pour les faire choir. Maudits ensembles et pour l'éternité, pour cette alliance contre nature. En guerre depuis, pour évacuer la rancœur de la trahison.

Le pacte que Batten avait passé avec la Confrérie reproduisait ceux qui avaient conduit au courroux des anciens dieux. Mais les dieux antiques n'existaient plus que dans les légendes, et Batten avait temporairement besoin de s'assurer le soutien des diogonos.

La Confrérie était sur les traces du clan McDonald, ou plutôt de ce qu'il en restait. Il leur laissait les coudées franches, ne cherchant pas à s'en mêler. Cette chasse lui convenait d'autant plus qu'elle aboutirait fatalement à une confrontation des créatures avec Aloïs Walsh.

Batten les avait prévenus que l'obsession de cette sorcière risquait de mener les sorciers sur le même chemin que le leur. Cela n'avait pas semblé surprendre le Maître. Sargon connaissait déjà Aloïs. Il n'en avait pas peur. Batten avait même cru sentir dans la voix de la créature, une certaine excitation à l'idée de l'affronter. Voilà qui dénotait, selon lui, d'un manque de jugement manifeste de la part de Sargon. Il ne s'en formalisa pas. Il avait à éclaircir deux autres points inextricablement liés : le Devolatus et Matthew Byrne.

Ce dernier ne lui avait pas donné de nouvelles depuis l'attaque du cottage. Batten le pensait encore en vie, sinon les créatures auraient laissé son corps sur le champ de bataille. D'après Sargon, les membres encore vivants du clan McDonald étaient en piteux état. Ce qui amenait une question évidente : pourquoi Byrne n'avait-il pas profité de l'occasion pour s'enfuir avec le livre et la lectrice ? Pour endormir la méfiance de ses hôtes ? Parce qu'il était lui-même blessé ?

Les raisons de son silence étaient obscures, et y penser générait encore plus de questions. Toutefois, Batten espérait sincèrement que Byrne reprenne contact avec lui rapidement. Il ne renonçait pas à l'idée de récupérer une copie du livre maudit. Surtout si Sargon s'acquittait de ce qu'il s'était engagé à faire : détruire le Devolatus. Si quelqu'un devait trouver la Source, ce serait lui, James Temple Batten.

***

D'abord la douleur. Si son corps de diogonos pouvait supporter bien plus que celui d'un simple mortel, posséder l'éternité n'avait jamais atténué la douleur. Quelle qu'elle soit, il la ressentait de la même manière qu'un mortel.

Ce que leur avait fait subir Aloïs Walsh s'appelait, en d'autres temps, le feu ardent. C'était un châtiment terrible, réservé à des fautes impardonnables, voire innommables ; un châtiment qui pouvait durer une année entière lorsqu'il était alimenté par un collège de sorciers.

Y avoir été exposé quelques minutes lui révélait l'ampleur de la souffrance qu'endurait les condamnés à ce supplice. Si cela avait duré plus longtemps, lui, en aurait sans doute perdu la raison.

Une main passa sur sa peau répandant par effleurement un onguent. La fraîcheur d'abord. Puis les picotements avant les démangeaisons insupportables, et la morsure lente du baume réparateur. Il tenta de hurler sans y parvenir. Un bâillon l'en empêchait. Un bâillon ?

Ses poignets étaient entravés. Ses chevilles aussi. Il s'agita avec frénésie, incapable d'accepter que sa force de créature ne lui permette pas de se délivrer. En vain. Couché sur un lit, les yeux grands ouverts, pour la première fois depuis bien longtemps, Pàl était impuissant à se délivrer.

– Inutile de vous débattre ainsi, M. Skene ! J'ai moi-même ensorcelé ces sangles. Elles sont là pour vous protéger de vous-même. Elles vous empêchent de vous arracher la peau pendant votre guérison. J'imagine que c'est extrêmement douloureux. Je ne peux, hélas, pas vous donner plus de potion pour vous soulager. Mon stock est limité et la plus grande partie sert à Mlle Prat.

Pal marmonna quelque chose d'inaudible à cause du bâillon.

– Oh ! Pardon ! Le bâillon ! Excusez-moi ! Je l'avais mis pour éviter les hurlements. Nous ne sommes pas à l'abri d'une nouvelle attaque.

– Bon sang ! Sorcier ! Je saurai tenir la douleur à distance ! Ôte-moi ces sangles !

– Pas encore. Dans quelques jours peut-être. Si tout va bien.

– Je vais te réduire en bouilli...

– Pas pour le moment !

– Si jamais nous sommes attaqués...

– Je vous libérerai.

– Pas si tu meures avant !

– Je vois que vous avez repris entièrement vos esprits par rapport à hier soir où vous teniez des propos parfaitement incohérents, entre deux cris, j'entends. D'où le bâillon. Tout ceci est un très bon signe. Sachez toutefois que si je mourais, mes sorts s'annuleraient immédiatement. J'imagine que de simples sangles ne sauraient vous retenir longtemps ensuite.

Pàl soupira en faisant retomber sa tête sur l'oreiller. Il était à la merci de ce sorcier. C'était insupportable mais il n'avait pas le choix.

– Et Hendry ? Adela ?

– Mlle Prat va bien. Du moins aussi bien qu'il est possible compte tenu de la maladie qui la ronge. M. McDonald est à peu de chose près dans le même état que vous, mais en moins grossier. Nous avons préféré le mettre dans une autre pièce.

Pàl soupira de nouveau en grimaçant. Il avait l'impression qu'une colonie de fourmis avait élu domicile sur son corps et le dévorait vivant.

– Le bâillon ! Remettez-le !

Byrne allait s'exécuter, quand Pàl lui posa une dernière question dans un souffle, l’œil déjà rendu fou de douleur.

– Pourquoi nous aider ? Vous auriez-pu nous livrer ? Vous auriez-pu vous enfuir avec le livre. Avec Adela.

– Et trahir Mlle Prat ? s'exclama Byrne en remettant le bâillon en place.

Le sorcier s'assit sur la chaise près du lit avant de continuer.

– Je crains que vous ne vous trompiez sur mon compte M. Skene. C'est vrai, j'aurais pu vous abandonner. J'aurais pu vous voler, et par la même déclencher une guerre dont les hommes auraient été les premières victimes. J'aurais pu. Mais je ne suis pas ce genre d'homme. Je suis un sorcier, certes. Mais je suis aussi un homme de science. Je suis un observateur. Un collecteur d'informations. Un compilateur de données. Je suis l'incarnation de la curiosité alliée à l'obstination. Voyez-vous, j'ai là l'occasion unique d'étudier un sujet hors du commun : les diogonos. Aucun autre ne l'a fait avant moi. Enfin, pas depuis des millénaires en tout cas. Et je gâcherais cette chance pour une simple affaire d'ego ? Cela ferait de moi un homme bien sot.

Byrne s'était levé pour sortir lorsqu'il se retourna pour ajouter.

– Je me doute que ce que je viens de dire ne vous engagera pas à me garder à vos côtés lorsque vous serez guéri. J'ai donc un autre atout pour vous convaincre du contraire. Vous avez besoin de moi à plus d'un titre. Je suis suffisamment compétent pour vous apporter mon aide en cas de blessure comme aujourd'hui. Et j'ai peut-être trouvé un moyen d'atténuer les effets des envoûtements du livre. Mais nous verrons cela plus tard. L'heure est à la guérison.

Pàl s'agita en cherchant à parler, mais le sorcier s'était déjà éloigné en souriant. Le diogonos laissa retomber une nouvelle fois sa tête dans un long gémissement. L'heure était surtout à la souffrance.

***

Findan avait été un fidèle parmi les fidèles, mettant son art et son don au service de la Cour d’Irlande, sans relâche. Jamais il n'aurait songé un seul instant qu'il aurait à choisir un jour entre sa loyauté et ce que son cœur lui dictait de faire. Jamais.

Pourtant, c'était exactement ce que la situation requérait : un choix drastique. Un choix qui engageait son avenir durablement. Un choix qui lui demandait plus de courage qu'il n'en avait sans doute en réalité.

Il repensa à son fils, à la vie qu'il aurait pu avoir, à la destinée cruelle qui l'avait fait disparaître précocement. À cet instant précis, il aurait dû avoir une réponse immédiate à ce qui se présentait à lui. Ne pas hésiter. Pour Ryan. Pour ce qu'aurait pu être Ryan sans les créatures de l'ombre.

Mais il hésita, et cette hésitation sauva Etha.

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