Chapitre 41 Dans la peau d'un autre

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1957, 20 avril


Elle ouvrit les yeux sur un ciel de poutres et de planches mal dégrossies. Elle était étendue sur un grabat posé sur le sol. Du foin autour. Une odeur de bêtes et de sueur sur elle. Autour d’elle. Elle leva une main. Puis l’autre. Observa ses bras, longs, fins, musclés. Peau blanche. Poils blonds. Elle se redressa. Elle était à moitié défroquée. Elle était un homme.

Près d’elle, une forme. Fine. Pas très grande. La jupe encore troussée. Une fesse charnue offerte. La jeune fille ne bougea pas. Pourquoi son âme errante avait-t-elle choisi le garçon plutôt que la fille ?

Au fil des siècles, elle avait pu constater qu’à chaque passage d’un corps à un autre, ses hôtes étaient souvent des esprits faibles que le sien pouvait supplanter facilement. Enfin, jusqu’à Etha. Mais à bien y réfléchir, peut-être que dans le peu de sorciers qui restait au moment de son passage, Etha était la seule solution possible. Un sorcier était forcément un hôte difficile à contraindre. Elle fouilla en elle à la recherche du jeune homme dont elle venait d’investir le corps, mais ne trouva rien. Pas même un soupir. C’était étrange et nouveau.

Troublée, Aloïs se leva en remettant de l’ordre dans sa tenue. Salopette, chemise à carreau, bottes. Ça n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait dans le corps d’un homme. Pourtant, elle ne parvenait jamais à s’habituer à leurs attributs. Gênant, encombrant. Bien plus qu’une poitrine, même opulente, d’après elle. Enfin, elle allait devoir s’y faire.

Elle ouvrit la porte de la grange et aperçut une ferme. Pas âme qui vive pour le moment. Les autres devaient être en plein travail à l’heure qu’il était. D’ailleurs, quelle heure était-il exactement ? Et où était-elle ? Elle espérait qu’elle n’avait pas été trop loin du cottage des diogonos. Il fallait qu’elle y retourne au plus vite. Il lui fallait les sceaux, car elle n’allait pas abandonner aussi rapidement.

Adela Prat l’avait tuée. Adela Prat ! Son nom tournait dans sa tête comme un son maudit. Aloïs pensait avoir pensé à tout. Mais non. Une fois de plus, elle avait échoué par orgueil. La prochaine fois qu’elles seraient face à face, Aloïs ne ferait pas l’erreur de sous-estimer son adversaire. La prochaine fois, elle la tuerait sans détour.

Elle s’apprêtait à partir quand une voix derrière l’arrêta.

– Et où crois-tu aller comme ça, l’idiot ? Va falloir s’occuper des bêtes maintenant ! Hein ! Après la patronne ! D’ailleurs, faudra faire mieux la prochaine fois ! Hein ! Parce que t’as été un peu rapide ! Mais bon ! J’me plains pas ! Hein ! T’es obéissant ! Va falloir faire mieux ! C’est tout ! dit la jeune femme en riant grassement.

Elle s’était approchée d’Aloïs qui n’avait pas bougé et qui la regardait interloquée. Ainsi le jeune homme devait être un simple d’esprit. Un grand benêt comme les appelait sa tante, dans les temps anciens.

– Ben quoi ! Ça t’a bouché les esgourdes de déboucher l’reste ! s’exclama la femme.

Aloïs ne répondit rien. Elle vit dans les yeux de la fermière qu’un sentiment de trouble s’installait. Une peur infime pour le moment, montait lentement.

– Me regarde pas comme ça ! Va travailler, t’entends ! cria-t-elle soudain en frappant le jeune homme qui la dépassait d’une bonne tête pourtant.

Aloïs attrapa la main de la femme qui retombait et la tordit avec vigueur, arrachant un cri de douleur à sa victime. Puis dans un mouvement fluide, elle lui enserra la gorge avec l’autre main. La femme se débattit, mais mollement, comme si elle savait qu’elle n’avait aucun espoir de s’en sortir.

Tuer la fermière ne lui prit pas plus de quelques minutes. Elle laissa le corps dans l’entrebâillement de la porte, là où il était tombé. Puis elle observa plus attentivement son environnement. Au fond de la grange, elle aperçut les box avec des chevaux. Voilà qui ferait son affaire. Elle allait effectivement s’occuper des bêtes.


***


Sargon émergea avec un mal au crâne atroce. Cela faisait très longtemps qu’il n’avait ressenti une telle gêne dans son propre corps. Aloïs n’y était pas allée de mainmorte, car il s'agissait bien d'Aloïs Walsh dans le corps de cette jeune sorcière. Il avait senti son aura de magie unique. Ce mélange d'antiques savoirs et d'âme millénaire ; de haine séculaire et de colère immémoriale.

Pendant le bref instant où il s'était retrouvé à sa merci, avant qu'elle ne le neutralise définitivement, il avait songé que sa dernière heure était arrivée. Il s'était trouvé stupide et la rage de s'être fait cueillir ainsi l'avait rendu fou. Impuissant, il n’avait rien pu faire contre elle, juste regarder et subir. Pourtant, elle ne l’avait pas tué.

Il se demanda pourquoi elle l’avait épargné. La connaissant, et connaissant sa haine des diogonos, il devait y avoir eu une excellente raison pour qu’elle ne profite pas de cette occasion unique de se débarrasser de lui. C’est seulement, une fois debout qu’il eut la réponse à sa question.

Le corps de la sorcière gisait à quelques mètres de lui, un couteau planté dans le cœur. Il sourit à cette vision. Il avait beau savoir qu’elle s’était sans doute déjà réincarnée, il ne pouvait s’empêcher de se réjouir de sa défaite. Même temporaire. Les sorciers avaient tendance à oublier qu’ils étaient mortels. Surtout ceux aussi puissants qu’Aloïs.

– Maître ! Vous êtes vivant !

Le soulagement dans la voix de Cadmon le rasséréna. La fidélité de son bras droit était un atout non négligeable. Compter sur sa loyauté indéfectible le soulageait souvent d’un poids énorme lorsqu’il avait une mission à haut risque. Même si parfois il n’était pas à la hauteur.

Pour sa défense, les membres du clan McDonald n’étaient pas une petite affaire même pour lui. La preuve, il avait échoué à les tuer lui aussi. Ça n’était pourtant pas faute d’avoir mis les moyens, mais parfois un simple élément extérieur bouleversait le plan le mieux préparé.

– Tout va bien, Cadmon. Quelqu’un nous a débarrassé de la sorcière. Malheureusement nos ennemis en ont profité pour filer.

– Nous les retrouverons.

– Oui. Sans nul doute. Ou le contraire maintenant qu’ils savent que nous détenons Paulina et l’enfant.

– Que faisons-nous ?

– Nous suivons leur piste. Envoi deux de nos meilleurs pisteurs avec un homme-loup. Ils ne doivent pas être loin. Dans l’état où ils étaient, Pal et Hendry n’ont pas pu quitter les lieux sans aide. Ils sont donc des charges. L’idéal serait de les attraper avant qu’ils ne reprennent leurs forces.


Une fois Cadmon parti, Sargon fit le tour du cottage. Il avait perdu sept diogonos. Le clan, quant à lui, avait désormais deux membres en moins. Les jumeaux gisaient non loin l’un de l’autre. Le visage d’Abner, du moins ce qu’il en restait, révélait qu’il avait eu une mort douloureuse et lente. Titus paraissait paisible. Sargon regrettait presque leur fin. Il devait admettre qu’ils avaient été de bons et loyaux guerriers de l’ombre avant de trahir la Confrérie en délivrant Gita de sa prison éternelle. La jeune fille aura été au centre de toute leur vie de diogonos. Sa naissance contre la volonté de la Confrérie les avait poussés à trahir, et sa disparition tragique avait provoqué leur mort prématurée.

Sargon soupira. Il était regrettable de perdre autant de valeureux guerriers à cause de l’entêtement de deux seuls individus. Deux individus qui s’en sortaient encore. Du moins le soupçonnait-il puisque l’absence de corps ne lui permettait pas d’en avoir la certitude. Et ils avaient encore en leur possession le livre et sa lectrice.

Adela Prat. Il avait parfaitement entendu l’avertissement qu’elle lui avait murmuré pendant qu’il était dans sa prison de l’âme. Cette femme possédait des ressources insoupçonnables. Même à l’article de la mort, elle démontrait une force peu commune pour une naturelle. Peut-être que de savoir sa fin imminente la rendait insensible à la peur. Ne rien avoir à perdre permettait souvent de se libérer de beaucoup d'inhibition. Il allait devoir se méfier.

Lorsque Cadmon revint, ils montèrent ensemble sur l'une des voitures que ses hommes avaient récupérées et qui ne servait pas à stocker les corps.

– Maître, je dois vous dire... il ne faudra plus désormais prendre autant de risques... Je…

– Il ne devait pas y avoir de risques, Cadmon. Sans cette sorcière, le clan McDonald aurait été éradiqué à l'heure qu'il est. Mais oui, je suis conscient d'avoir frôlé la mort.

Et ça n'en avait été que plus excitant, songea-t-il par devers lui en souriant.


***


Lord Batten observait le corps d'Etha avec un intérêt mêlé d'effroi. Le sorcier qui voulait examiner les blessures, avait révélé le corps frêle de la jeune sorcière et ce que Aloïs lui avait imposé. Sur son abdomen, les 3 sceaux anglais avaient été incrustés dans la chair. Les bords boursouflés et rouges suintaient un liquide blême nauséabond. Le sceau de O'Leary était simplement passé autour de son cou comme le sceau d'Etha. Celui de O'Brien, en revanche avait été enchâssé dans le bras droit.

Aloïs Walsh s'était servi de ce corps comme d'un réceptacle sans prendre la moindre précaution. Elle n'avait jamais eu l'intention de le faire durer. Elle voulait juste faire souffrir celle qui lui avait céder définitivement sa place. Etha Millighan avait eu une effroyable fin.

Batten frémit malgré lui. Aloïs venait vraiment d'une autre époque, barbare et sans compromis. Ses hommes s’apprêtaient à emballer le cadavre pour pratiquer l'extraction dans un lieu plus approprié quand il les arrêta.

– Attendez ! Je vois les sceaux volés, ceux acquis, mais pas le sien. Pas celui de Walsh ! Il est forcément là pourtant !

L'un des sorciers tourna le corps dénudé sans rien trouver de plus.

– Elle est peut-être déjà passée le reprendre ?

– Et elle aurait laissé les autres ? C'est impossible ! Elle aurait forcément tout pris. Non. Elle n'a pas récupéré son sceau. Il est là, bien caché. Nous allons devoir faire un examen poussé du corps. Pouvez-vous contacter notre ami Harold McIntyre. Il saura plus à même de pratiquer une autopsie.

– Une autopsie ? Vous pensez qu'elle l'a mis en elle ?

– Je pense qu'Aloïs Walsh est capable de tout pour obtenir de la puissance. Et encore plus, pour la dissimuler.

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