Chapitre 32 Quatre Cours, une couronne

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1957, 17 avril (fin d'après-midi)


« Si vous aviez été sous la protection des deux couronnes, ça ne serait jamais arrivé. »

Lord Batten ne cessait de rabâcher ses griefs devant les quelques sorciers de la Cour d’Écosse venus demander refuge et aide à la Cour de Galles et d'Angleterre. Il était atterré par les événements. La fuite d'Isha lors de la dernière assemblée, l'avait déjà passablement énervé. La mort stupide de Fergusson le mettait en rage.

Même si en y réfléchissant bien, il voyait là une opportunité inespérée à saisir. Grâce à cette maudite engeance qu'était les suceurs de sang, la Cour d’Écosse était désormais à portée de main. Le domaine de Fergusson était jonché de cadavres et les quelques sorciers qui avaient pu échapper à la férocité des diogonos, s'étaient dispersés. La délégation qui se tenait devant lui ne comptait qu'une dizaine de membres. C'était peu, mais cela pouvait suffire pour servir ses desseins, s'il se montrait habile et faisait les bons choix.

Héberger les sorciers écossais signifierait qu'il prenait fait et cause pour eux contre les créatures, donnant ainsi une bonne raison à ses dernières de s'attaquer aux Deux Couronnes. D'un autre côté, ne pas les aider équivaudrait à laisser l’Écosse sans Cour, ou pire, à la céder aux sorciers irlandais, qui, déjà en proie aux attaques des diogonos, n'auraient rien à perdre et tout à gagner à réunir les deux Cours. Batten détestait trop Isha O'Leary pour permettre une telle alliance.

La concernant, une seule information dans le récit des survivants avait réjoui Lord Batten : L'un des diogonos semblait en vouloir personnellement à la Dame d'Irlande. Si cette créature voulait Isha, lui, Batten pouvait peut-être lui donner, et ainsi reformer un pacte tout à son avantage avec les suceurs de sang du Clan McDonald. Il aurait alors le champ libre pour ramener la paix et unifier enfin les 4 couronnes, sous sa tutelle, bien sûr.

– Avez-vous une idée de l'endroit où se terrent les créatures ?

– Non, et nous n'avons pas cherché à savoir. Notre objectif était de survivre, pas de les provoquer. Nous ne savions pas comment réagir. Fallait-il se battre ou fuir ? Peu d'entre nous sont au courant des termes exacts du pacte passé autrefois avec les diogonos.

– Peu importe ce pacte. Il est évident à présent qu'il a été bafoué et par les deux parties. Il faut trouver un moyen d'apaiser la situation. Et je crois que je sais comment. Mais il faut que je sache où ils se terrent.

– Le manoir était leur seule résidence connue en Écosse.

– Quelque chose me dit que des créatures aussi vieilles que les membres du Clan McDonald ont plus d'une corde à leur arc. Inévitablement, ces créatures doivent avoir d'autres refuges. Il faut les trouver. Je vais voir si un sort de localisation peut suffire. En attendant, envoyez des messages aux autres survivants. La Cour de Galles et d'Angleterre accepte de vous fournir aide et protection.


***


Isha O'Leary avait peu dormi. La situation chaotique et dangereuse demandait qu'elle prenne des décisions difficiles auxquelles elle n'arrivait pas à se résoudre. Elle n'avait jamais été confrontée à des événements aussi graves, aussi meurtriers - si ce n’est durant le derniers conflit entre naturels. Cette deuxième guerre qu’ils avaient dit mondiale. Tout au plus avait-elle calmer les ardeurs de certains. Elle s'était toujours vue en guide. Jamais en chef de guerre. Ce rôle lui était étranger. Elle ignorait si elle serait à ma hauteur. Elle allait devoir être vigilante, s'entourer de ceux qui la conseilleraient habilement sans paraître trop faible. Et tout cela dans un minimum de temps.

Alors qu'elle longeait les portes vitrées qui donnaient sur le jardin, son regard s'attarda sur les mille éclats que le soleil s'amusait à jeter sur la végétation humide. C'était féerique. Elle aurait pu s’abîmer un moment dans la contemplation d'un tel spectacle si elle n'avait pas eu à rejoindre le conseil.

Sa Cour avait besoin d'être informée des événements survenus en Écosse, et de ceux qui ne manqueraient pas d'arriver s'ils ne faisaient rien pour s'en prémunir. Le temps n'était plus, ni à la contemplation, ni à la réflexion. Le temps était à la guerre. Le temps était au combat. Elle allait devoir rassembler et convaincre, car il y en aurait pour critiquer ses décisions. Surtout avec ce qui s'était passé la veille. Elle avait perdu de bons sorciers au manoir McDonald. Et malheureusement elle allait perdre encore quelqu'un de précieux : Etha.

La jeune sorcière l'avait encore sauvée en la ramenant chez elle, à la Cour d'Irlande. L'effort qu'elle avait consenti était gigantesque. En revenant ici, Etha avait pris le risque de voir la force d'Aloïs décupler. Pourtant, elle n'avait pas hésité. Pour sa Dame à laquelle elle continuait à être fidèle et loyale malgré le sacrifice qu'elle lui demandait.

Isha entra en soupirant dans la salle qui servait au grand conseil de sa Cour. D'ordinaire lumineuse les jours de beau temps, la vaste salle semblait avoir été plongée dans la pénombre d'une fin d'après-midi pluvieux. Il y avait tant de monde que des sorciers s'étaient assis sur le haut du deuxième gradin, projetant leurs ombres sur le reste de l'assemblée. C'était inhabituel mais pas inattendu aux vues des rumeurs qui circulaient déjà.

Le bourdonnement des discussions s'interrompit à son arrivée. Tous les regards s'étaient tournés vers elle. Une bonne dizaine d'années auparavant, elle avait été choisie par la grande majorité des sorciers présents en ce jour. Mais allaient-ils continuer à la soutenir ? La situation avait bien changé. Le danger était à leur porte mais pas celui qu'ils croyaient en réalité.

Elle craignait les réactions lorsqu'elle annoncerait que les diogonos ne constituaient pas la plus grande menace pour eux, que la plus grande menace se révélait être l'un des leurs. Et pas n'importe qui : Lord Batten, le souverain des Deux Couronnes.

Les débats allaient bon train depuis une bonne heure. Dès son arrivée, Dame O'Leary avait attaqué sans laisser à ses contradicteurs habituels le temps de la mettre sur la sellette. C'était la meilleure stratégie pour inciter tout le monde à la discussion. Contre toute attente, ses arguments avaient touché juste. Et elle était sur le point de l'emporter.


Etha se tenait près d'une porte, debout. Les sorciers autour d'elle avaient les mêmes craintes que la souveraine. Les Deux Couronnes, en général, avaient toujours fait preuve d'arrogance envers eux. Sans compter que Lord Batten n'avait jamais vraiment dissimuler sa volonté de réunir les cours du Royaume Uni.

Les diogonos, eux, représentaient un autre type de menace. Une menace plus physique, dont certains n'avaient pas peur, convaincus des erreurs de Fergusson dans l'attaque du manoir. La Cour d'Irlande ne se montrerait pas aussi naïve. Elle saurait se défendre contre les créatures.

Depuis un moment déjà, Etha ressentait comme une morsure dans sa poitrine, comme si quelque chose la dévorait de l'intérieur. L'effet de la potion que lui avait donné Findan s'amenuisait. Elle allait devoir en prendre plus et plus souvent si elle voulait tenir en laisse son monstre intérieur. Aloïs rugissait de colère en elle. Et ce qu'elle entendait n'arrangeait pas les choses.

Pour la sorcière millénaire, il n'existait aucune autre priorité que le Devolatus et ceux qui s'en étaient emparé. Elle enrageait de constater l'absence de discussion au sujet du livre et de sa lectrice. Pourtant, il était parfaitement logique que personne n'en parle. C'était Aloïs, elle-même, qui avait annoncé la mort de la letiferus après cet accident ferroviaire qui en avait scandalisé certains. Quant au livre, Isha était partie du principe qu'il avait brûlé avec le manoir. Pour les sorciers de la Cour d'Irlande, le sujet était clos. Pas pour Aloïs.

L'intuition de la sorcière lui soufflait que s'il y avait une chance même infime que le livre n'ait pas été détruit, il ne fallait pas la négliger. Or, cette chance infime existait bel et bien. Les créatures avaient réussi à s'échapper. Alors pourquoi n'auraient-ils pas emmené le Devolatus avec eux ? C'était tout à fait plausible.


Une nouvelle déchirure contraignit Etha à chercher le soutien du mur derrière elle. Elle suait à grosse gouttes. Elle perdait pied. C'était comme de vouloir rester éveillée après une longue journée de travail. Ses yeux papillonnaient et elle sentait son esprit partir. Elle ne pouvait pas laisser Aloïs reprendre le dessus ici. Etha avait cru qu'elle pourrait tenir avec les potions de Findan, qu'elle pourrait rester auprès de sa Dame. Elle avait eu tort. Elle devait repartir au plus vite. Elle chercha à disparaître, à se téléporter ailleurs, dans un endroit plus calme et moins propice à son parasite mais elle n'y parvint pas. Aloïs avait trouvé le moyen de bloquer son pouvoir. Elle la forçait à rester.

Un hurlement déchirant perturba soudain les discussions. Dans un même réflexe, les sorciers s'écartèrent de celle qui s'était recroquevillée contre l'un des murs de la salle.

– Etha ? Etha ! Que se passe-t-il ? s'écria Dame O'Leary en se frayant un chemin parmi la foule.

Tous les sorciers de la Cour connaissaient la situation dans laquelle Etha se débattait. Si la plupart était simplement soulagé de ne pas être à sa place, certains avaient tenté de l'aider à supporter son sort. C'était le cas de Findan qui suivait maintenant Isha.

– Ça suffit ! hurla alors une Etha transfigurée sous le regard médusé de l'assistance.

Isha s'était arrêtée net à quelques mètres de la sorcière. Etha avait cédé la place à Aloïs qui se dressait désormais face à elle, toute à sa colère.

– Ne vous ai-je pas toujours soutenus tous autant que vous êtes ? N'ai-je pas toujours été loyale à la Cour ? Et c'est ainsi que vous me remerciez ? En permettant à cette sorcière sans envergure ni personnalité de me tenir emprisonnée ! Cette sorcière qui a déjà trahis les siens pour sauver cette engeance maudite des suceurs de sang !

– Aloïs ! Je ne sais pas de quoi vous parlez mais vous savez que nous recherchons une solution pour résoudre ce problème !

– Une solution ? Il n'y en a qu'une ! Et elle passe par la disparition d'Etha ! C'est aussi simple que ça !

– Je refuse de lui demander ce sacrifice !

– Bien sûr ! Comme vous refusez de voir la réalité en convaincant l'assemblée que le seul vrai danger est ce falot de Lord Batten ! Même si vous ne l'appréciez pas, il reste un sorcier ! Il est des nôtres ! Le seul unique et vrai danger, ce sont les créatures ! Elles sont une gangrène ! Un virus qui rampe depuis trop longtemps ! Maintenant que la guerre est enclenchée, il faut battre le fer tant qu'il est chaud et débarrasser notre pays de cette engeance une bonne fois pour toute !

Le silence consterné qui tomba sur l'assemblée quand elle eut fini se transforma peu à peu en murmure. Et si Aloïs avait raison ?

Isha O'Leary réfléchissait à toute allure. Il lui fallait un argument percutant, imparable pour calmer le jeu. Le charisme et la détermination d'Aloïs la rendait dangereuse.

– Vous oubliez que pour s'en prendre aux diogonos et les tuer, il nous faudrait une magie bien plus puissante que celle que nous possédons actuellement. L'expérience que vous avez tentée à Cramond a montré ses limites. Il nous faudrait des sceaux en grand nombre, et surtout l'infime espoir que la Confrérie nous laisserait agir à notre guise. Ne confondez pas vos désirs de vengeance personnelle avec les objectifs de la Cour.

– La Confrérie ne s'opposera pas à la destruction du Clan McDonald, surtout si nous récupérons le Devolatus.

– Le livre a brulé.

– Et si ça n'était pas le cas ?

De nouveaux murmures s'élevèrent. Plus nombreux. Plus proches. Isha était au centre des sorciers. Elle devait avoir le dernier mot.

– Si Batten récupère la Cour d’Écosse, nous pouvons être sûrs qu'il fera un pacte avec les diogonos. Et ce ne sera pas à notre avantage. Alors nous serons impuissants pour contrer l'une et l'autre des menaces. Lord Batten reste la priorité. Ensuite viendra le tour des diogonos, mais nous serons prêts.

Certains applaudirent. Isha O'Leary était bien leur souveraine. Aloïs n'était pour beaucoup qu'une va-t-en guerre extrémiste dont certaines actions pendant la 2nd guerre mondiale avaient failli leur être fatales. Et cette guerre n'était pas si loin pour qu'on l'oublie.


Aloïs ne dit rien pendant un instant, fixant Dame O'Leary avec intensité. Elle la détestait. Pourtant, elle devait reconnaître qu'elle avait raison au moins sur un point : pour battre les créatures, ils auraient besoin d'une puissante magie. Il leur fallait donc des sceaux. Beaucoup de sceaux. Or la Cour de Galles et d'Angleterre possédait de puissants artefacts, notamment parmi le trésor royal. Aloïs laissa l'idée faire son chemin avant de déclarer :

– Pour lutter contre Batten, vous aurez besoin de moi !

Une sorte de soupir s'échappa de l'assemblée comme si tous les sorciers présents avaient retenu leur souffle dans l'attente de la réplique de la sorcière. Aloïs se rangeait du côté de leur souveraine. La situation ne pouvait que s'améliorer.

– C'est exact, Aloïs ! J'aurai besoin de vous. De vous et d'Etha, dit simplement Isha en se concentrant pour donner une chance à la jeune sorcière de reprendre le dessus.


Etha avait raison. Aloïs prenait désormais plus de place et devenait plus forte. Isha dû faire un effort supplémentaire pour apaiser la sorcière rebelle. Lorsqu'elle y parvint enfin et qu'Etha reprit ses esprits, elle se sentit fatiguée. Isha regarda la jeune sorcière sortir avec l'aide de Findan et de son apprentie. Ces deux-là allaient devoir se surpasser, car sinon il serait à chaque fois plus difficile de contenir Aloïs.

– Vous lui faites confiance ? murmura une voix près d'Isha.

– Non, répondit-elle sans hésitation.

– Mais elle a raison, nous avons besoin d'elle. Elle possède de grands pouvoirs et une détermination qui ne seront pas de trop.

– Etha n'y survivra pas.

– Je le sais et je le déplore. Pouvons-nous réellement empêcher l'inéluctable ?

– Nous pouvons au moins essayer.

Isha s'était enfin tournée vers son interlocuteur, un sorcier de haute taille au regard clair. Ian O'Brien manipulait le feu avec une certaine virtuosité. Son sceau de naissance qui représentait un dragon enroulé sur lui-même, pendait au bout d'un lacet de cuir comme une simple médaille. Le sorcier faisait partie de ceux qui l'avaient toujours soutenue. Il était aussi un ancien amant dont elle ne dédaignait pas les avis.

– Tu joues avec le feu. Et si je me souviens bien, ça n'est pas ta spécialité.

Isha ne put s'empêcher de sourire à cette allusion non dissimulée à leur ancienne relation. Leur aventure remontait à une petite dizaine d'années et s'était soldée par une séparation sans heurt. L'attraction qui les avait réunis avait été aussi soudaine qu'éphémère. Préférant les jeux du pouvoir, elle l'avait laissé parcourir le monde sans elle. Et lui, fatigué de la voir lui préférer les intrigues de cour à l'aventure à laquelle il aspirait, s'était facilement laisser convaincre. Incompatibilité d'ambition en quelque sorte. Ils n’en gardaient pas moins de l'affection l'un pour l'autre, d'autant qu'aucun d'entre eux n'avait jamais eu de compagnon officiel depuis.

– Je ne sais pas produire de flammes mais je sais les éteindre mieux que personne. L'aurais-tu oublié ?

– Non, ça, je m'en souviens. Mais tu devrais te méfier de celles-ci. Elles seront bien plus dangereuses que les miennes, si tu veux mon avis, finit-il par murmurer à son oreille avant de fendre la foule et de s'éloigner.

Ian avait raison. Aloïs n'était pas fiable. Elle l'avait vu dans les yeux de la sorcière. Pire, elle était une vraie bombe à retardement. Mais qui d'autre serait assez fou pour affronter Lord Batten ? Car il ne faisait aucun doute que ce serait elle le messager pendant qu'Isha tenterait de rallier les sorciers écossais en arguant de la justesse de leur alliance. L'équilibre des Cours en dépendait. La survie de la Cour d'Irlande en dépendait.

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