Chapitre 22 Réminiscence

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1957, 14 avril


La soirée commençait à peine. Malgré l’inquiétude des heures précédentes, et la tension qui régnait dans le manoir Mac Donald, Abner ne se sentait pas fatigué. Un diogonos l’était rarement. Mais une lassitude pouvait survenir et émousser les sens. C’est pourquoi, il accepta la relève comme un soulagement. Au bout d’une si longue période à fixer le même objectif, on finissait toujours par ne plus voir ce que l’on surveillait.

Il n’aurait pas apprécié être celui qui aurait manqué de sonner l’alarme. L’enjeu était trop important. L’ennemi jouait avec leur nerf, en tardant à attaquer, il fallait continuer à être concentré, efficace. Ils n’étaient pas assez nombreux pour se permettre d’être laxiste.

Il trouva Gita dans le salon, qui cherchait une parade à la stratégie déployée sur l’échiquier par Hendry, juste avant qu’il ne relève Abner de sa garde. À un autre moment, le jeune homme aurait pu sourire devant le petit minois fin et délicat de Gita, si renfrogné par la contrariété, mais il s’inquiétait trop pour son frère, Titus.

Il se contenta de s’assoir sans taquiner sa « cousine », pour lire les dernière nouvelles dans le journal du jour. La Une était, évidemment, consacrée à l’accident ferroviaire. Il tenta de se concentrer sur le reste, plutôt que sur les terribles images qui accompagnaient les articles alarmants, cra malgré le grain grossier et l’absence de couleur, elles étaient effroyables.

— S’il lui était arrivé quelque chose, tu le saurais, dit Gita distraite de son jeu par les vibrations chagrines de son « cousin ».

— Qu’est-ce que tu en sais ? répliqua-t-il un peu trop sèchement.

Elle ne lui en tint pas rigueur. Elle se contenta de se tourner vers lui et de lui offrir un sourire, avant de répondre.

— Tu es son jumeau. Son double. Vous êtes connectés, tu te souviens ? Alors évidemment que tu le saurais s’il lui était arrivé quelque chose !

Puis, elle se retourna vers son jeu et ajouta ;

— Il ne peut pas être mort. Aucun d’entre eux ne le peut !

Abner se leva et vint entourer de ses bras, la jeune fille si frêle en apparence. C’était une étreinte fraternelle qui les réconforta tous les deux. Bien qu’ils ne soient pas du même sang, il existait bien un lien entre les jumeaux et Gita. Depuis ce jour où, fidèles soldats de la Confrérie, ils avaient eu à surveiller la prison de la jeune fille. Depuis ce jour où ils avaient posé leurs yeux sur son visage égaré, qui ne comprenait rien à l’acharnement qu’elle subissait, leur rappelant un autre regard innocent, à jamais mort, désormais. Depuis ce jour où ils avaient réalisé que les maitres qu’ils servaient, n’étaient, et ne seraient jamais, justes et équitables. Depuis ce jour où ils avaient décidé qu’ils ne pouvaient les laisser continuer à persécuter des innocents. Depuis ce jour-là, ils étaient là pour elle, et elle pour eux.

— Tu veux que je t’aide ? Ou que je joue contre toi ? demanda-t-il pour alléger l’atmosphère.

— Contre moi, répondit Gita avec un sourire carnassier.


Hendry était assis sur le rebord de pierre de l’une des fenêtres en arc brisé du petit observatoire. La tourelle du manoir offrait une vue presque panoramique du domaine. En d’autres temps, les propriétaires précédents y faisaient des observations du ciel, d’où le nom de cette petit pièce froide et peu meublée. La lunette d’astronomie était posée dans un coin, contre une tenture défraichie représentant les armoiries d’une famille oubliée.

Aucun membre du clan Mac Donald ne s’était suffisamment passionné pour les étoiles pour aménager l’endroit et en chasser le froid et l’humidité. Il restait quelques pièces de ce genre dans le manoir. Abandonnées à la solitude et à l’oubli.


Quand Hendry avait acquis ce manoir, la bâtisse n’avait plus connue d’habitants depuis plusieurs décennies, et avait été mal entretenue le reste du temps. Il avait beaucoup investi – temps et argent - pour donner aux lieux un confort qu’il n’avait sans doute jamais connu. À l’époque, il n’avait pas spécialement songé que le duo qu’il formait avec Pàl deviendrait un clan. Mais quand ça avait été le cas, il avait imaginé que peut-être les dernières pièces vides seraient occupées un jour. Ça n’avait pas été le cas. Les sorciers y avaient veillé.


Hendry aurait pu envisager d’acquérir une habitation plus récente. D’une taille plus raisonnable. Dans un endroit moins isolé. Cela lui aurait permis une vie sociale plus importante. Mais, à la vérité, il haïssait la ville. Il haïssait ce qu’en faisait les naturels. Toujours plus de bruit et de crasse. Toujours plus de de monde dans toujours moins d’espace. Non. Il n’aimait pas la ville. Il lui préférait les silences habités du domaine.

Il savait que tous les membres du clan n’avaient pas le même avis. Mais chacun était libre de vivre où il le souhaitait. Les jumeaux possédaient d’ailleurs une petite maison dans le centre d’Édimbourg. Même s’ils passaient le plus clair de leur temps ici, au manoir, ils aimaient savoir qu’ils avaient la possibilité de partir ailleurs, si l’envie leur en prenait. Ils avaient beaucoup usé de cette liberté, lorsque la société des naturels suivait le concept de saisons mondaines. Les deux garçons adoraient danser. Les temps avaient changé.


Le regard d’Hendry s’attarda sur une brouette abandonnée près de l’entrée des jardins. Pour éviter tout accident, Hendry avait congédié le personnel qui s’occupait d’entretenir le domaine. Il remarqua ensuite que l’une des portes des anciennes écuries n’avaient pas été complètement fermée. Il demanderait à Abner d’aller jeter un œil plus tard. Il n’était pas inquiet.

Transformées en garage depuis que la voiture avait supplanté le cheval, les écuries ne touchaient pas le bâtiment principal. Elles s’allongeaient jusqu’à l’entrée du parc. En face, une petite haie bordait le chemin qui menait au manoir, et délimitait le jardin qui entourait le pavillon d’été. Les parterres fleuris et entretenus rejoignaient une longère, qui n’avait plus eu de visiteurs depuis de nombreuses années. Le reste du domaine se composait de pré et de bois. Un petit lac affublé d’une large cabane sur pilotis, donnait à l’ensemble un air bucolique, comme on en voyait dans les tableaux de certains peintres anglais de la période romantique. D’ailleurs, il se souvenait qu’il avait acquis la propriété sur les conseils d’un ami qui adorait Constable. Il sourit. Puis, son sourire se figea.

Une auto remontait la route vers le manoir. D'ici, on ne pouvait pas déterminer le nombre d'occupant, ni distinguer le visage du conducteur. Hendry appela Abner pour qu'il prenne sa place avant de se précipiter vers la porte. Gita l'attendait.

— Hendry, tu crois que ce sont des sorciers ?

— Je l'ignore, Gita. Si c'est le cas, l'attaque serait plutôt grossière.

— Une diversion ?

— Possible. Abner nous le dira.

Des coups furent frappés avec le heurtoir de la porte. Hendry ajusta sa veste sur la dague qu'il portait au flanc. La main sur la crosse d'un petit revolver dissimulé dans sa poche gauche – il était toujours plus simple d’expliquer à des naturels une blessure par balle ou par arme blanche, qu’un égorgement ou une éventration. Il fit signe à Gita d'ouvrir. La jeune fille s'exécuta en prenant garde à rester derrière le battant de bois.


Un homme en imperméable beige et chapeau mou se tenait hésitant sur le seuil, un petit paquet enveloppé de papier kraft entre les mains.

— Je suis désolé de vous déranger si tardivement, dit-il, mais j'ai eu le plus grand mal à trouver la route menant à votre demeure, et la livraison était urgente.

— Une livraison urgente ?

— Oui, pour Monsieur Hendry McDonald.

— Et bien, c'est moi, dit le vampire en tendant la main vers le paquet.

L'homme semblait hésiter à le lui donner. Son esprit était le théâtre d'une bataille entre le désir de partir au plus vite et celui impérieux d'accomplir au mieux la mission qu'on lui avait confié.

— On m'a expressément demandé de ne le remettre qu'à Hendry McDonald. Auriez-vous... je ne sais pas... quelque chose qui pourrait me confirmer que vous êtes bien cette personne ?

— Bien sûr, dit Hendry en se contentant de le fixer en silence.

L'inconnu lui tendit bientôt le paquet avant de s'éloigner avec un certain soulagement inscrit sur le visage. Gita gloussa en regardant la voiture franchir le portail. Elle appréciait assister à une contrainte mentale. Surtout quand l'auteur était Pàl ou Hendry. Avec eux, cela paraissait si naturel. Ils arrivaient même à effacer chez le sujet, la sensation diffuse d'être sous l'emprise de quelqu'un d'autre. C'était fascinant. D'autant plus qu'elle ne parvenait à rien elle-même de ce côté-là.

— Un livre ? s'exclama-t-elle en voyant ce qu'avait extrait Hendry du papier marron.

Hendry sentait l'empreinte de Titus, mais préférait prendre ses précautions. Les sorciers étaient parfois retors, et connaissant Aloïs plus qu'il ne l'aurait souhaité, il la savait capable du pire. Il tourna plusieurs fois l'objet, l'examinant sous toutes les coutures, avant de se décider à l'ouvrir.


Le message de Titus était bref mais suffisant pour rassurer les diogonos. L'absence de nouvelle ne signifiait pas forcément qu'ils aient été victimes des sorciers. Néanmoins, depuis l'accident ferroviaire, le silence avait été difficile à supporter, et ceux qui étaient restés derrière n'avaient pu s'empêcher de penser au pire. Les quelques mots de Titus éclairaient la situation d'attente dans laquelle ils se trouvaient au manoir. Les sorciers étaient convaincus d'avoir éliminé la Letiferus, ils n’auraient sans doute pas besoin de se presser pour tenter de récupérer le Devolatus.

Pour le moment donc, la situation était à l'avantage des diogonos. Mais pour combien de temps encore ? Titus évoquait un abri sûr à la fin de son message. Un abri sûr. Or, Hendry ne voyait qu'une créature susceptible de leur porter secours dans les environs de l'accident : la banshee.

Associer Varna à l'aventure ne lui semblait pas la meilleure idée du moment. Il aurait même plutôt eu tendance à penser que la mêler à leurs histoires pourrait s'avérer fatal si elle répondait toujours aux besoins de ses anciennes allégeances. Hendry se souvenait parfaitement de la jeune femme lorsqu'elle fréquentait Pàl. Belle à en tomber, séductrice et manipulatrice. Extrêmement intelligente aussi. Capable de soutirer des informations sans éveiller le moindre soupçon.

Hendry n'avait jamais dit à Pàl qu'il la suspectait de travailler pour Sargon. C'était peut-être une erreur, car si c'était toujours le cas, elle avertirait le Maître de la Confrérie de ce qui se passait réellement en Écosse. Et Sargon était loin d'être un allié, même s’il prétendait le contraire.

***


Le temps n'avait plus de prise sur lui. Dieu de pierre au regard aveugle, juché sur son familier, sa chimère, il imposait le respect par sa posture hiératique. L'homme toucha délicatement l’idole posée sur le bord d'une étagère de livres parmi d'autres vestiges du passé. C'était un geste tendre, un geste plein de cet antique amour qu'il avait eu pour cette divinité.

— Ce serait une représentation du dieu Enki. Elle appartenait à mon grand-père. Sans doute un souvenir des fouilles anatoliennes auxquelles il avait participé dans sa jeunesse. Il est malheureusement mort avant que je sois en âge de le questionner. Et mon père ne s'intéressait pas à l'histoire, et encore moins à l'archéologie. Voilà comment on perd la trace de certaines merveilles, je suppose. On oublie simplement qu'elles existent.

— Oui. On oublie. Le temps est un fossoyeur autant qu'un remède, professeur, dit l'homme en se tournant vers son interlocuteur.

Maximilien Prat avait un peu plus de la cinquantaine, mais il aurait été difficile de l'affirmer. Il était de ces hommes qui, à partir d'un certain âge, ne changent plus vraiment, affichant le même air débonnaire, les mêmes postures et la même bienveillance. Le type d'homme que l'on a l'impression d'avoir toujours connu ainsi, figé par le temps. Pourtant, l'absence de sa femme engendrait des modifications, infimes pour celui qui n'aurait pas pris le temps d'observer attentivement Maximilien Prat dans son environnement, mais qui n'échappèrent pas au visiteur : Sa mise laissait un peu à désirer, et on ne pouvait éviter de remarquer que le désordre de son bureau était très récent.


Le silence de son visiteur troubla quelque peu Maximilien. Il se demanda subitement s'il ne s'était pas trompé. La secrétaire du doyen lui avait annoncé la visite d'un spécialiste de l'histoire sumérienne, et il avait devant lui un homme plutôt jeune aux allures d'étudiant, digne de servir de modèle au cours de dessin de Mademoiselle Fortin.

— Vous avez dit au doyen que vous aviez été intéressé par l'un de mes derniers articles sur Sumer, M. Muller ? Que vous aviez peut-être des éléments intéressants à partager avec moi ?

— C'est exact, répondit l'intéressé qui sembla subitement se rappeler l'objet de sa visite, je suis là pour l'article. J'ai effectivement quelque chose à vous montrer.

Muller sourit avant de sortir de sa sacoche une chemise cartonnée fermée par des pinces. Il posa délicatement le tout sur une petite table qui ne paraissait pas trop encombrée et exposa ses trésors aux yeux stupéfaits du professeur.

— Mais où avez-vous trouvé ça ? s'exclama Maximilien en attrapant une paire de gant en coton.

— Vous n'êtes pas le seul à avoir eu des ancêtres curieux. Malheureusement, je ne suis pas aussi doué que vous. Et j'ai peur de n'avoir rien su en tirer. Je me suis dit qu'avec vous...

Muller s'était abstenu d'ajouter le terme « voleur » à celui de « curieux ». Il n'était pas là pour se quereller avec le professeur Prat. Bien au contraire. Il avait extirpé de ses archives personnelles ces petits trésors parce qu'il savait que cela lui permettrait de s’approcher de l'homme et d'éveiller suffisamment son intérêt pour s'en attacher l'affection professionnelle.


À la remarque de Muller, Prat le fixa, puis ses lèvres commencèrent à s'étirer malgré lui. Ce sourire lui couta car il était en totale contradiction avec son état d'esprit. Pourtant, l'attrait de ces documents lui faisait éprouver de la joie. Pas une vague capable de submerger son cœur et de lui faire oublier tous les drames vécus en si peu de temps. Non. Mais un sentiment susceptible de mettre de côté sa douleur pour un moment, même bref. Et c'était déjà beaucoup.

Maximilien Prat avait étalé les trois feuillets de parchemin. Son cerveau commençait à édifier des théories. Il était déjà à la recherche des détails, des éléments qui éclaireraient ses hypothèses passées, alimenteraient celles du futur. Sans se préoccuper de Muller, il avait attrapé un carnet et un crayon et notait ce qu'il remarquait. Puis, brusquement, il s'arrêta. Le regard dans le vague. Il venait de songer qu'Adela ne serait pas là pour l'aider ; qu'elle ne l’aiguillonnerait pas avec des suppositions folles, mais pas si inconcevables ; qu'elle ne lui trouverait pas les bons ouvrages de référence ou les bonnes traductions...

Muller sut immédiatement vers quoi les pensées de Prat se tournaient. Lui-même était là un peu à cause de ça.

— Je suis désolé pour votre femme et votre fils. J'ai appris en arrivant. Je n'aurais peut-être pas dû venir si tôt, dit-il d'un ton faussement compatissant.

— Non ! Non ! objecta Prat, au contraire. Il n'y a bien que le travail qui me permette de ne pas y penser sans arrêt. C'est juste qu'elle était aussi mon assistante. Elle aurait adoré travailler sur ces parchemins. Elle était si douée.

— Si vous me le permettez, je serais enchanté de vous servir d'assistant le temps de déchiffrer ces documents. Comme je l'ai dit, ensemble je suis sûr que nous parviendrons à quelque chose.

Ce mélange de compassion d'excitation intellectuelle et de flatterie eut raison de Maximilien Prat et le mena là où le voulait Muller. Le professeur accepta la proposition avec enthousiasme, songeant par devers lui qu'une immersion totale dans le travail lui permettrait d'anesthésier la douleur qui lui étreignait le cœur et l'âme, d'oublier qu'il était plus seul que jamais, et que rien ne subsisterait de lui après sa propre mort. Rien, si ce n'est ses recherches peut-être. Peut-être.

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