Chapitre 20 La banshee

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1957, 13 avril


Le croissant de lune brillait intensément. Aucun nuage, aucun filament brumeux pour dissimuler son éclat. Sa présence s'imposait au ciel, et son reflet miroitait sur les eaux agitées de la mer en contrebas de la falaise. Ça aurait pu être du plus bel effet, si la nuit avait été romantique, mais ça n'était pas le cas. La nuit était inquiète, pleine d'incertitudes et d'angoissantes perspectives.

Debout au bord de la falaise, Pàl fumait une cigarette. Il laissait la fumée s'élever dans l'air immobile. Pas une once de vent non plus. À croire que le temps et l'espace était figé autour du refuge de la banshee. À croire que Zéphir évitait son domaine. Peut-être était-ce le cas ?

L'antre de Varna, si on pouvait appeler cette somptueuse demeure ouverte sur la mer, un antre, avait été bien choisi. En plus d'être habilement orienté pour faciliter sa défense, le site détenait une certaine majesté, une sorte de grandeur antique malgré l'architecture résolument moderne de la bâtisse qui y avait été édifiée. Pàl songea qu'il aurait pu vivre ici avec plaisir. Au manoir, la mer lui manquait.

— Depuis quand m'épiez-vous ? demanda-t-il sans quitter l'horizon des yeux.

Enveloppée dans un grand plaid coloré, Adela quitta le bois lisse de la terrasse et s'avança dans l'herbe pour rejoindre le diogonos, sans toutefois, s'approcher trop près du bord. Il n'y avait rien d'incompatible à accepter sa mort prochaine et à redouter de tomber dans le vide.

— Je ne vous épiais pas, dit-elle doucement en fixant le miroitement de l'eau.

Pàl ne releva pas, sûr qu'Adela allait poursuivre. On ne bravait pas le froid et le manque de sommeil juste pour admirer la lune dans l'humidité de la nuit.

— Que va-t-il se passer maintenant que les sorciers nous croient mortes ?

— Les sorciers et votre époux, ajouta Pàl.

Sans répondre à la question, il y avait ajouté une donnée qu'Adela ne semblait pas avoir intégré et qui, pourtant, changeait les perspectives. La jeune femme en prit conscience et porta les mains à sa bouche d'un geste vif, comme si elle avait voulu y contenir une exclamation malvenue. Elle n'avait pas songé à Maximilien : Max les attendant à l'aéroport de Paris ; Max s'inquiétant de ne pas les voir ; Max sans aucun moyen de savoir où elles se trouvaient ; Max apprenant l'accident ferroviaire et croyant le pire.

— Comment ai-je pu l'oublier ?

— Vous étiez occupée à survivre ?

— J'aurais dû y penser, l'avertir, le rassurer.

— Et anéantir ainsi le seul avantage que nous ayons ?

Adela se tourna vers le diogonos, contrariée. Elle le trouvait égoïste et sans cœur, mais c'était peut-être l'une des caractéristiques de son espèce.

— Il ne mérite pas de souffrir encore. Il a déjà beaucoup...

— Peu importe ! C'est trop tard maintenant ! dit Pàl en envoyant d'une pichenette son mégot rougeoyant dans le vide devant lui.

— Trop tard ?

— Oui. Il vous croit mortes. Nous avons donc deux options. Soit, nous continuons notre voyage vers Paris aussi discrètement que possible pour que Paulina ramène Brune auprès de son grand-père qui ne l'attend pas. J'ai bien dit « Paulina ». Pas vous. Soit, nous repartons tous vers le manoir. Nous laissons Max à sa douleur et à sa vie. Songez-y. Brune resterait avec vous.

Adela garda le silence un moment. Elle tournait et retournait ces deux malheureuses solutions, en en cherchant désespérément une troisième. Une qui lui permettrait de serrer Max dans ses bras, de le préparer à sa mort prochaine, de lui confier elle-même Brune, d'assurer la survie des Prat en faisant encore partie de leur vie. Encore un petit moment. Juste un moment. Elle aussi avait besoin de dire adieu. Elle n’était pas prête. Mais tout ceci était impossible. Elle ne voulait pas les mettre plus en danger qu'ils n'étaient déjà.

— J'aurais aimé parler à Max une dernière fois, soupira la jeune femme, désolée.

— Vous auriez voulu le revoir pour lui annoncer votre mort prochaine ? Alors qu'il vous a déjà pleuré une fois ? Est-ce que cette situation ne s'apparenterait pas cruellement à de l'égoïsme ?

Adela encaissa la remarque sans broncher. Le diogonos avait raison. Pourtant, elle ne pouvait pas s'empêcher de le vouloir.

— Peut-être qu'il ne nous croit pas mortes. Pas encore. Si nous faisons suffisamment vite, nous pourrions...

Cette fois, c'est Pàl qui se tourna vers la Letiferus. Il comprenait qu'elle tente de se raccrocher à l'espoir le plus infime de reprendre une vie empreinte de normalité. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de trouver cela pathétique. Il se rappelait parfaitement le moment où lui-même avait dû accepter sa nouvelle vie, sa nature de créature. Il ne s'était pas attardé, mû par la vengeance. Elle devait en faire autant, se trouver une motivation suffisante pour l’entraîner au-delà de ce qu'elle pensait vivre. Malheureusement, il ne pouvait pas l'aider. Il fallait que cela vienne d'elle. Il soupira et retourna dans la maison sans un mot, laissant Adela à ses pensées.


Une tasse fumante à la main, Varna attendait derrière le comptoir de la cuisine. Elle s'était enveloppée d'un peignoir à fanfreluche rose bonbon qui lui donnait l'air d'une coquette. Pàl pensa immédiatement au camouflage d'un animal venimeux. Sans un mot, il passa devant elle pour rejoindre la chambre où Titus et lui partageaient un lit.

— Qu'y-a-t-il entre toi et cette femme exactement, Pàl ?

Lorsqu'ils s'étaient isolés, Pàl et elle avaient d'abord abordé les problèmes liés à leur relation conflictuelle. Ils s'étaient contentés d'effleurer la raison pour laquelle des diogonos voyageaient avec des naturels. Et Varna savait que Pàl lui avait menti avec son histoire d'être au mauvais endroit au mauvais moment.

Au départ, la banshee avait cru que la présence de la jeune femme n'avait qu'un but : servir de collation occasionnelle pendant le voyage. Certains naturels acceptaient ce genre de rôle avec la promesse d'une transformation dans un futur pas trop lointain de préférence. Les Clans s'agrandissaient parfois ainsi, quand il ne s'inquiétait pas du caractère de ses membres. Ce qui était rare.

Cela supposait un voyage au cœur du domaine de la Confrérie en France pour une demande de transformation en bonne et due forme, et surtout une acceptation du Maître, Sargon, qui n'appréciait guère ce genre de prétendants. Il les trouvait trop instables. Il préférait de loin transformer des naturels choisis avec soin et discernement. Néanmoins, parfois, il en acceptait quelques-uns, quand il voyait en eux quelque chose de plus que leur ambition démesurée.

Pourtant, Varna doutait qu'Adela fasse partie des candidats volontaire à l'éternité. Quelque chose ne correspondait pas dans son profil. Généralement, ces gens-là étaient égocentriques et fiers. Ils aimaient le pouvoir, et l'idée qu'ils puissent en avoir plus encore pour un temps illimité, les grisaient au-delà du raisonnable. La jeune femme n'était pas de ce genre-là.

Et puis, Varna avait remarqué le comportement de Pàl. Il faisait trop attention à Adela. Ce qui était plutôt inattendu de sa part. L'hypothèse d'une transformation prochaine revint alors au galop dans l'esprit de Varna, mais pas pour les raisons habituelles. Pàl Skene tenait vraiment à cette femme. Vraiment. Au point d'aller demander à Sargon, son vieil ennemi, de la transformer ? Varna voulait savoir.

Pàl reprit son paquet de cigarettes sans répondre à sa question. Il n'avait pas envie d'avoir ce genre de conversation avec son ancienne maîtresse. La banshee avait toujours été horriblement jalouse quand ils étaient ensemble. Il ne souhaitait pas flatter son plus mauvais penchant en lui mentant. Il continua donc son chemin vers le couloir. Mais Varna n'entendait pas le laisser filer aussi facilement. D'un geste, elle ferma la porte au nez du diogonos.

— Varna, gronda-t-il.

— Oui, Pàl, répondit-elle sur un ton ironique.

— Ouvre cette foutue porte.

— Quand tu m'auras répondu.

— Bon sang ! Varna ! Qu'est-ce que ça peut te faire ! s'exclama-t-il en venant s'affaler sur une banquette.

Ses doigts triturant ses paupières, il ressemblait à un naturel en proie aux affres de la vie conjugale. Il aurait pu défoncer la porte ou même se battre physiquement avec Varna, mais il n'en avait vraiment pas envie. Sans compter que la Banshee était une créature aussi puissante que lui, sinon plus.

— Pourquoi ne réponds-tu pas, si ça n'a pas d'importance.

— Parce que nous ne sommes plus en couple, Varna. Je n'ai pas de compte à te rendre.

— Parce que tu m'en as rendu par le passé ? gloussa-t-elle en s'approchant.

Pàl haussa finalement les épaules. Après tout, il pouvait bien dire la vérité. Il suffisait d'éviter de donner trop de détails.

— Il n'y a rien entre Adela Prat et moi, Varna. Elle est mariée. Je la ramène chez elle avec sa petit-fille. C'est tout. L'accident de train a été causé par des sorciers. Elles ont assisté à beaucoup trop de choses, si tu vois ce que je veux dire. Il n'est pas question de les laisser dans la nature sans s'assurer auparavant que notre secret ne sera pas éventé.

Varna s'éloigna de lui pour aller observer la jeune femme qui demeurait immobile devant la mer. Sa silhouette de la banshee s'obscurcit à mesure qu'elle se s'approchait des baies.

— Elle n'est donc rien pour toi ?

— Rien.

— Alors pourquoi ne pas la tuer, simplement ? dit-elle en se tournant vers lui.

Pàl savait qu'elle l'observait attentivement. Varna avait senti qu'il ne lui disait pas tout. Que la donnée la plus importante lui échappait. Et la banshee était comme lui. Elle aimait avoir suffisamment de billes pour maîtriser le jeu en cours. C'était, sans aucun doute, l'une des causes de l'échec de leur couple. Il était difficile de vivre avec une personne aussi butée que soi.

Le problème ici, venait de la réticence de Pàl à l'impliquer complètement dans l'aventure. Il redoutait sa propension à vouloir tout contrôler et à fourrer son nez là où elle n'aurait pas dû. Sans compter ses relations avec la Confrérie. D'un autre côté, à vouloir la tenir à l'écart, il prenait le risque de la voir tout apprendre par un autre biais. Ce qui pourrait se révéler tout aussi dangereux. Ils avaient bien assez de ces satanés sorciers à leurs trousses.

Il allait céder, se résoudre à lui avouer, quand il stoppa net. Quelque chose lui soufflait qu'il y avait anguilles sous roche. L'insistance de Varna ne s'expliquait pas seulement par un sentiment de jalousie possessive. Il y avait autre chose.

— Dis-moi, Varna. Pourquoi veux-tu savoir en réalité ?

— Je t'ai ouvert ma porte. La moindre des choses serait de me dire ce qui t'a mené devant.

— Varna ? dit-il avec un ton sous-entendant qu'il ne croyait pas un mot de ce qu'elle venait de dire.

La banshee se détourna une nouvelle fois. Ses longs cheveux commencèrent à s'animer dans son dos, ce qui ne présageait jamais rien de bon. Pàl ne tenta pas de l'apaiser par des paroles. Il se redressa lentement et quitta la banquette mettant un peu plus de distance entre elle et lui. La banshee était un être de colère. Passé un certain stade, il était impossible d'arrêter le processus sans tuer la créature elle-même. Il fallait laisser passer l'orage et encaisser.

C'est le moment que choisi Adela pour rentrer. La jeune femme se retrouva nez-à-nez avec le visage transfiguré de Varna. Elle en resta bouche bée. Dès qu'il s'était rendu-compte de sa présence, Pàl s'était porté à son secours en s'interposant. Qu'une naturelle assiste à ce spectacle n'était pas dans l'ordre des choses, même si celle-ci était une Letiferus.

— Si tu ne me dis pas ce que j'attends, Pàl, tu risques d'avoir de plus gros problèmes que de cacher mon visage à une naturelle, dit Varna d'une voix gutturale.

— Pour qui collectes-tu des informations ? osa-t-il demander.

— Pàl, je suis de ton côté. Seulement, quelques personnes préfèrent garder un œil sur toi. Des personnes ayant des pouvoirs infiniment plus grands que les tiens.

— Pourquoi ne dis-tu pas simplement son nom ?

— Parce que je ne suis pas censée le faire.

Durant ce bref échange, Pàl avait empoigné Adela pour l’éloigner. Il voulait la mettre à l'abri du déchaînement dont le menaçait la banshee. La jeune femme eut le temps de voir la métamorphose de Varna avant de se retrouver seule dans le couloir dont le diogonos venait de fermer la porte.

Une aura sombre environnait la silhouette de la créature. Ses cheveux se mêlaient aux brumes obscures, serpents soyeux et ondulants. Pupilles et iris ne faisaient qu'un. Puits de noirceur dans la pâleur de sa figure aux traits acérés. Plus de douceur. Plus de bienveillance. Varna révélait la banshee pour mieux se faire obéir de son ancien amant, pour lui faire comprendre qu'elle ne plaisantait plus.

— Tu pourras dire à Sargon que je le tiendrai au courant en temps voulu si cela se révèle nécessaire, dit alors Pàl avec un air de défi.

Varna ne réagit pas. Elle avait toujours su, qu'à un moment ou un autre, Pàl devinerait juste. Ce qu'elle ignorait, c'était si Sargon pourrait se contenter de cette réponse. Il était difficile d'anticiper les réactions du Maître de la Confrérie. La mission d'espionner le Clan McDonald datait de l'époque où elle était en couple avec Pàl, 200 ans plus tôt. Peut-être que Sargon ne verrait aucun intérêt aujourd'hui dans ce que Varna cherchait à savoir. Elle ne lui avait donné aucune information pendant 200 ans. Pourtant, elle persista.

— Pourquoi tant de mystères ! Pàl !

— Parce que les sorciers sont après nous et que j'aimerais autant garder notre avantage sur eux !

La banshee s'effaça pour redevenir Varna. La surprise se lisait sur son visage.

— Les sorciers s'en seraient pris ouvertement à des créatures de l’ombre ? ! N'avions-nous pas une sorte de statu quo avec eux ? Par tous les dieux, Pàl ! Qu'as-tu encore fait ?

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