Chapitre 14 L'ombre révélée

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1957, 13 avril


Adela reposa lentement le combiné du téléphone sur sa fourche métallique. Le silence était retombé dans le petit bureau dont les murs tendus de velours vert parsemé d'or témoignaient de l'opulence d'une autre époque. Les lambris de bois sombre s'accordaient au plancher recouvert çà et là de tapis hors d'âge, mais encore emprunts de leur ancienne majesté.

Le téléphone lui parut soudain un élément incongru, posé sur une desserte, solitaire représentation de la modernité dans cette ode aux siècles passés. Tout dans le manoir reflétait une aisance matérielle qui ne datait pas d'hier. La bâtisse semblait avoir traversé les âges sans perdre son faste et sa beauté. C'était intrigant, et surtout, assez perturbant pour elle qui avait grandi dans un environnement modeste. Elle savait, bien sûr, que de tels endroits existaient, mais entre savoir et s'y promener, il y avait une différence notable. Pour le moment, elle n'était même pas sûr d'apprécier.

Adela venait de raconter un énorme mensonge à Max pour le rassurer. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? La vérité était bien trop étrange et dérangeante. Dangereuse aussi, elle le pressentait. Il n'avait rien objecté, ne s'était pas plaint du retard. Il avait réceptionné les cercueils la veille, et son chagrin s'était ravivé. Les formalités l'avait contraint à tenir bon, ce qu'il faisait. Maintenant, il attendait sa femme et sa petite fille.

Car Brune retournait auprès de son grand-père. Sachant maintenant à qui elle avait à faire, Adela avait dû faire preuve d'un courage dont elle ne se serait pas crue capable, pour imposer de nouveau sa volonté aux membres du Clan. En contrepartie, elle avait fait la promesse, qu'ensuite elle se soumettrait à leurs exigences. Quelles qu'elles soient.

Elle avait obtenu le soutien inattendu de Paulina qui s'était portée volontaire pour devenir le gardien de l'enfant, car rien ne pouvait leur assurer que Brune ne courait plus aucun danger. L'idée même qu’elle soit encore la proie de ces malades de sorciers, faisait frémir Adela. Laisser Paulina à ses côtés la rassurait, même si elle ignorait ce qui poussait la jeune femme à accepter une telle mission. Même si elle savait ce qu'elle était en réalité.

De toute façon, il était trop tard pour reculer. Leur départ était prévu pour cet après-midi. Adela se leva en grimaçant. Les douleurs causées par sa maladie se mêlaient à celles dues au combat de la veille. Les médicaments les atténuaient sensiblement, mais ce qui agissait mieux encore, c'était les dons de Gita. Adela redoutait le départ aussi pour ça. Si Paulina venait, Gita, elle, resterait au manoir. Ils n'avaient pas le choix. Il fallait que certains d'entre eux veillent sur le livre, car il ne faisait aucun doute qu'il serait la nouvelle cible des sorciers.

Adela franchit le seuil de la bibliothèque, voisine du bureau, et s'approcha du coffret posé sur une petite table. Elle en effleura le couvercle. Comment un simple objet pouvait-il provoquer autant de souffrance ? Pourquoi vouloir tuer pour lui ?

— Gita est avec vous ? demanda une voix en provenance d'un fauteuil dont elle ne voyait que le dossier.

Hendry avait senti la présence d'Adela bien avant qu'elle n'entre dans la pièce. Il émanait d'elle une sorte d'aura impossible à ignorer ou à identifier clairement. Devant le silence de la Letiferus, il se leva pour s'assurer qu'elle n'ouvrait pas le coffret. Malgré son désir de connaître les secrets du livre, il ne comptait pas du tout souffrir pour cela. Il n'était donc pas question qu'Adela tente quoique ce soit sans Gita à ses côtés, surtout s'il était dans la même pièce.

La Letiferus, la main posée sur le bois finement rainuré, observait avec intérêt le seul tableau accroché dans la bibliothèque. Juste au-dessus de la cheminée, un homme en pied fixait d'un air rêveur une cité lointaine. Dans sa main, il tenait un rouleau de parchemin enrubanné de rouge.

— Je vois que vous contemplez Foulques.

— Un ancêtre ?

— Foulques ? Non ! dit-il en souriant, même pas un cousin éloigné. Mais pour avoir rencontré quelqu'un qui l'avait connu, le portrait est assez réaliste sauf sur sa taille. Il était plus petit.

Adela tiqua à l'évocation manifeste d'une rencontre qui avait dû avoir lieu plusieurs siècles auparavant. Des vampires. Elle devait garder cela à l'esprit, même si elle tentait par tous les moyens de l'ensevelir au fond d'elle. De manière incongrue, elle songea à tout ce qu'avaient dû vivre les membres du Clan, témoins privilégiés de l'histoire des hommes, et à la joie de Max s'il avait pu converser avec eux. Un sourire passa sur ses lèvres avant de disparaître ne laissant que l'air songeur.

— De quel Foulques parlons-nous ?

— Foulques V d'Anjou, roi de Jérusalem au XIIème siècle.

— Si ce n'est pas un ancêtre, pourquoi trône-t-il dans votre bibliothèque ?

— Il a été un élément charnière dans la quête du livre, bien avant ma naissance.

— Avant votre naissance ?

— Je croyais que Pàl vous avait dit ce que nous étions ?

— Il l'a fait, mais c'est tellement...

— Je vois très bien. J'ai moi-même beaucoup lutter contre la vérité à mon époque. Je suis né une première fois en 1307. La seconde fois, en 1333. Et croyez-moi sur parole, si la première partie de mon existence avait été mouvementée, la suite ne fut pas plus une partie de plaisir, surtout les 100 premières années... Enfin, rien comparé à la vie de Pàl ou de Paulina, je suppose.

— Quand sont-ils nés ?

— Pàl est un fier viking du IXème siècle, et Paulina, qui est la plus vieille d'entre nous, est une contemporaine des premiers chrétiens, je crois. Titus, Abner et Gita sont les plus jeunes. Ils sont nés entre le XVIIème et le XVIIIème siècle.

Hendry s'était servi à boire et observait Adela attentivement. La jeune femme chancela légèrement mais resta debout. Elle reporta son attention sur le coffret.

— Que contient-il réellement ? Tant de sang, tant de morts. Ça ne peut pas être pour de simples histoires.

— Et bien, elles ne sont sans doute pas simples, en effet. Même assez complexes. Mais pour tout vous dire, en fait, nous n'en savons pas grand-chose nous-même, puisque personne ne l'a lu depuis des siècles.

Cette fois, la jeune femme se tourna vers Hendry, stupéfaite.

— Vous voulez dire que Brune a failli mourir pour un livre dont personne ne connaît le contenu ? C'est absurde !

— Pour autant, nous ne sommes pas ignorants de sa valeur et de ce qu'il pourrait nous révéler.

— Et ? dit brusquement Adela dont la colère revenait au galop.

Hendry tendit un verre à Adela avec un sourire.

— Ce livre a été commencé avant même que l'idée de livre n'existe. Il a d'abord été une compilation d'écrits sur les origines des dieux et des créatures.

— L'origine des dieux et des créatures ?

— Oui. Les créatures. Nous. Les diogonos. Mais aussi les sirènes, les loups-garous, les nymphes, les cyclopes, les centaures, les loup géants...

Adela se sentit fléchir. Elle se retint fermement à la table et s'assit dans un petit fauteuil opportunément disposé à côté. Elle regarda le verre, puis en but le contenu d'un trait, se brûlant la gorge au passage. Cela eut le mérite de lui donner un coup de fouet.

— Continuez, dit-elle.

— Ces histoires n'avaient pas de but particulier. C'était une œuvre de mémoire d'un intérêt mineur pour la plupart. Mais pas pour tous. Certains y voyaient une menace. La peur que les naturels puissent les lire et découvrir les secrets de ceux qu'ils considéraient alors comme des dieux, ou qu'ils craignaient simplement pour leurs capacités, augmenta avec le temps. Pourtant, les textes furent transmis pendant des siècles sans encombre ou presque. Une sorte de communauté s'était regroupée auteur d'eux. Personne ne savait exactement où elle se trouvait. Lorsque les naturels renversèrent leurs dieux, les textes devinrent réellement notre mémoire et attisa les convoitises. Et ce, à plus d'un titre.

— Les naturels ?

— Pardon. Les naturels sont les êtres humains sans pouvoirs. Ceux sur lesquels les dieux ont régné et parmi lesquels les créatures se nourrissent.

Adela frémit sur les derniers mots qu'Hendry venait de lâcher dans un murmure. C'était pourtant évident. Les légendes étaient assez claires sur les vampires pour ne pas laisser d’ambiguïté sur leur mode de consommation. Mais jusqu'à présent, ils n'avaient été que monstres imaginaires. Il était difficile de réaliser qu'elle en avait un en face d'elle et que, s'il n'avait eu d'intérêt à la garder vivante, il aurait pu se nourrir d'elle et la vider de son sang. Elle décida cependant de laisser de côté ses peurs. Elle était déjà au seuil de la mort...

— Qui convoitait ce texte ? Les sorciers ?

— Pas seulement. D'autres créatures aussi. Il avait été dit que parmi les milliers de feuillets que contenait le coffre, l'un d'entre eux révélait l'emplacement de la source de la magie dont les dieux avaient emmené le secret dans leur chute.

— La source de la magie ?

— Le 7ème élément.

Devant l'air ahuri d'Adela, Hendry poursuivit.

— Le 7ème élément, l'Aka, permet de faire naître la magie des 6 autres.

— Alors là, ça devient complètement... si je vous suis, il y aurait 7 éléments et pas quatre, et le 7ème qui aurait disparu serait la magie ?!! Mais les sorciers se sont bien servis de magie, non ?

— Il y a bien 7 éléments. L'eau, le feu, la terre et l'air. Puis l'obscurité et la lumière. Et enfin, l'Aka. l'Aka-Kiba n'est pas la magie. Il est une sorte de catalyseur. Il lui permet d'émerger. Quant aux sorciers, ils se servent de fragments de magie emprisonnés dans des objets. Ils appellent ça des sceaux. Ils puisent dans ce qu'il reste, mais ils savent qu'un jour ou l'autre, il n'y en aura plus.

— Mais alors pourquoi veulent-ils me tuer, s'ils ont besoin de trouver la source de l'Aka ?

— La lutte entre eux et nous est ancestrale. Ils préféreront toujours que le livre reste muet plutôt que de nous laisser l'infime chance de pouvoir le lire et d'en découvrir les secrets avant eux. Bien qu'ils aient déjà eu le livre entre les mains et n'aient pas réussi à en défaire les sorts, ils sont convaincus de pouvoir se passer du lecteur, car un vieil adage dit « ce qui a été fait, peut être défait ». Alors, en attendant de trouver la solution, ils ont ajouté des sorts pour nous empêcher, nous créatures, d'approcher le livre, et vous, Letiferus, de le lire. À leurs yeux, vous devez mourir.

— Letiferus ?

— Ce que vous êtes. La descendante d'une longue lignée de naturels dont le destin est lié à celui du livre pour le meilleur et pour le pire, et ce depuis la chute des anciens dieux.

Adela avait enregistré chaque information. Et chacune d'entre elle se heurtait à l'océan de rationalité qui imprégnait son esprit. Elles tentaient de se frayer un passage, de s'ancrer, mais tout cela paraissait tellement incroyable.

— Donc, vous êtes une créature. Un vampire. Ainsi que tous ceux qui habitent ce manoir.

— Sans entrer dans les détails un peu complexes, nous sommes des diogonos. Les vampires sont nos enfants. Mais pour vous, nous serons des vampires. Nous sommes de toute façon astreints au sang de la même manière.

— Astreint au sang.

— C'est ça.

— Comment faites-vous pour ne pas me …

— Pour ne pas vous sauter dessus et vous vider de la plus petite goutte...

Hendry éclata de rire. Et ce rire ne détendit pas du tout l'atmosphère. Adela le trouvait sinistre et elle frémit.

— Nous n'avons pas de pulsions. Nous avons juste besoin de nous nourrir de temps à autre comme vous. Je suppose que quand vous avez faim, vous ne vous jetez pas sur la nourriture comme une bête sauvage. Nous ne sommes pas différents.

Adela revoyait Pàl. Sa sauvagerie. Sa férocité. Hendry lui mentait.

— Bien sûr que si, dit-elle avec courage en le regardant droit dans les yeux, j'ai vu Monsieur Skene se nourrir, et ça n'avait rien de civilisé.

— Hum ! Oui, Pàl. Pàl a toujours été un peu à part. Mais la situation exigeait qu'il soit brutal. Il ne faut pas lui en vouloir, il devait vous sauver et se sauver lui-même. Cette sorcière était... Pàl est un homme d'honneur sur qui l'on peut compter. Ce qui n'est pas le cas de tous les diogonos, loin de là.

— Merci Hendry, mais je ne crois pas avoir besoin de justifier mes actes, ni ce que je suis.

Pàl Skene se tenait adossé à la porte de la bibliothèque. Adela se demanda depuis combien de temps il était là. Le visage contrarié comme à chaque fois qu'il la voyait, il s'adressa à eux de manière sèche.

— Il est temps d'y aller. L'enfant est prête. Vos valises sont déjà parties.

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