Chapitre 12 Le rideau soulevé

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1957, 13 avril


De nouveau, le ciel de lit cramoisi, ce parfum léger de fleur d'oranger et de vanille. Adela avait-elle imaginé tout ce qui lui était arrivé dans un délire médicamenteux ? Avait-elle simplement cauchemardé à cause de la douleur ?

Se redressant légèrement en grimaçant de sentir chacun de ses muscles tendus, raidis par l'effort, la jeune femme obtint une réponse immédiate. De larges taches brunes maculaient ses vêtements et sa peau. Elle toucha son cou et son visage et sentit sous ses doigts de petites plaques sèches et rugueuses.

Un tremblement irrépressible s'empara d'abord de ses mains, puis de tout son corps. Elle enroula ses bras autour de ses genoux et se recroquevilla. Elle avait envie de hurler, mais la peur la retenait. Il lui fallait fuir au plus vite cet endroit. Ces gens. Il lui fallait fuir, oui, mais pas avant d'avoir retrouvé Brune.

Elle se leva précipitamment et manqua de s'effondrer sur le tapis. Son corps malade regimbait, contrarié du rythme qu'elle lui imposait depuis la veille. Épuisé, à bout de force, il ne pourrait pas continuer ainsi très longtemps, elle en était parfaitement consciente. Pourtant, une fois de plus, elle n'avait pas le choix.

Mais, comment pourrait-elle sauver qui que ce soit dans l'état où elle était ? À genoux près du lit, elle se retint à grand peine de pleurer. Il n'était pas temps de s'apitoyer sur son sort. Pas encore. Peut-être jamais. Il lui fallait reprendre des forces. Réfléchir à un plan. Elle frappa de rage le bord du lit avant d'y prendre appui pour se relever, lentement cette fois.

La chambre était la même qu'à son premier réveil. Les rideaux ouverts laissaient tomber la faible luminosité d'un petit matin brumeux sur les fins liserés d'or de la tapisserie crème. Les tapis qui couvraient çà et là un beau plancher ciré, portait la marque d'une usure toute relative, témoignant de la faible utilisation des lieux. Le lit, imposant avec son lourd baldaquin de bois sombre et ses tentures de velours, partageait l'espace avec deux fauteuils recouverts du même tissus, un secrétaire et une coiffeuse pourvus de chaises, et un paravent peint d'or et de bronze.

Adela remarqua une porte discrètement soustraite aux regards par ce dernier élément. Elle l'ouvrit pour découvrir un petit cabinet de toilette faïencé de blanc : Un cabinet d'aisance, une douche, un simple lavabo surmonté d'un miroir sobre, fonctionnel, un porte-serviette, un tapis de bain et sur un tabouret, une pile de vêtements.

C'était là tout ce qu'il lui fallait pour tenter de reprendre un peu une apparence normale. Elle se déshabilla prestement et fit couler l'eau brûlante sur sa peau et ses cheveux avec un soupir de satisfaction. Déjà, elle se sentait mieux. Ses muscles crispés semblaient s'assouplir sous l'effet de la chaleur.

Une fois, la sensation de bien-être installée, elle se mit en devoir de faire disparaître chaque tache de sang avec une certaine frénésie, frottant sa peau plus que nécessaire. Elle fixait l'eau teintée de rose s'évacuer à ses pieds, l'esprit angoissé. Elle ne s'attarda pas. Nue devant le miroir, elle contempla avec un certain effroi le nombre important de bleus apparus sur son torse et ses bras. Elle en toucha un du bout des doigts et grimaça.

Son esprit, confus, tentait de remettre de l'ordre dans ce qu'elle avait vu et entendu ; de tout mettre en perspective. Elle était dans un entre-deux cherchant des moyens de réconfort dans une situation qui n'en avait pas, s'obligeant à trouver du rationnel dans ce qui n'avait aucun sens. Sa perception avait dû être altérée, car rien de tout ce qu'elle avait vécu ne pouvait être réel ! Elle ne voyait qu'une solution logique : elle avait été droguée. Mais le sang ? Le sang demeurait un mystère. Pour le moment. Mais elle entendait bien obtenir une réponse convenable. Une réponse cohérente.

Se rafraîchir lui avait éclairci les idées et donner de la force. Elle arrangea un peu ses cheveux en queue de cheval en utilisant une brosse et un élastique qu'elle avait pris sur la coiffeuse, puis se vêtit des vêtements que quelqu'un avait préparés pour elle. Elle fut surprise de reconnaître l'un des tailleurs que contenait sa valise. On avait donc fouillé ses affaires, ce qui la contraria. Ensuite, elle se tint droite devant le miroir et songea qu'elle avait retrouvé un peu de sa prestance naturelle, malgré la fatigue apparente.

En réintégrant la chambre d'un pas mesuré, elle trouva Gita debout près de la porte. La jeune fille à qui elle ne donnait pas plus de 16 ans affichait un sourire humble. Au lieu de lui prodiguer politesses et salutations, ce qu'elle aurait sans doute fait en temps ordinaire dans une situation de ce type, elle attaqua sans ambages :

— Où avez-vous mis Brune ?

Gita sembla étonnée du ton sec de la jeune femme. Hendry l'avait envoyée parce qu'il pensait que la plus jeune d'entre eux serait plus rassurante, et parce qu'elle serait à même de soulager la Letiferus si c'était nécessaire. Elle ne s'attendait pas à affronter une attitude aussi abrupte.

— J'étais venue m'assurer que vous alliez bien.

— Peu importe. Je veux voir Brune immédiatement.

— Elle va très bien.

Ça n'était pas la voix murmurante de Gita qui avait répondu mais la voix plus tranchée de Pàl Skene qui se tenait maintenant à l'entrée de la chambre.

— Tu peux y aller, Gita. Elle n'a pas besoin de tes services manifestement, continua-t-il sans regarder Adela qui, pour mettre le plus de distance entre lui et elle, avait reculé vers la fenêtre.

Il ne portait aucune marque visible des combats, ni de la souffrance qu'il avait enduré, et semblait se porter à merveille. Toutefois, l'air sombre sur son visage annonçait une discussion peu plaisante qu'elle redoutait autant que l'homme lui-même.

— Ne vous approchez pas de moi, lança-t-elle dès qu'il fit mine de rentrer plus avant dans la chambre.

— Je n'en avais pas l'intention, dit-il en s'affalant dans le premier fauteuil à sa portée, mais sans la lâcher des yeux.

Ils se fixèrent ainsi en silence un bref instant. Puis, il cessa brusquement avec un air encore plus contrarié qu'Adela n'expliquait pas.

— Je veux voir Brune tout de suite.

— Vous exigez beaucoup, n'est-ce pas ? La bienséance serait d'adoucir vos propos avec un soupçon de politesse. Nous vous avons sauvée, il me semble ! Un peu de reconnaissance ne vous étoufferait pas !

Pàl la fusilla de nouveau du regard. Il était au bord d'éclater. Pour elle, ils avaient souffert. Pour elle, ils venaient de mener une bataille comme il n'en avait plus eu depuis plusieurs années. Pour elle, enfin, ils venaient d'entamer une guerre qui allait sans doute toucher de nombreuses créatures qui n'avaient rien demander. Il estimait que quelques encouragements n'auraient pas été de trop. Au lieu de cela, elle exigeait encore. Sans compter qu'il ne parvenait pas à la contraindre. Son esprit lui était totalement hermétique. Comme si elle avait eu une volonté impressionnante, ce dont il doutait.

— De la reconnaissance ! s'exclama Adela, c'est une plaisanterie ! C'est à cause de vos histoires de livre « magique » que nous en sommes là !

— Ne retourner pas les rôles ! Nous ne vous avons jamais agressé que je sache ! Ce sont les sorciers qui s'en sont pris à vous ! Nous, nous vous...

— Les sorciers ! Parce que vous ne seriez pas venus s'ils ne s'étaient pas intéressés à mon cas peut-être ? Je veux voir Brune immédiatement !

Un point pour elle. La riposte ne se fit pas attendre.

— Oui, Brune, votre fille ? Hein ? Ah ! Non ! C'est vrai ! Votre petite-fille ! À moins que ce ne soit un mensonge aussi !

— Brune est bien ma petite-fille !

— Mais pas votre descendante !

Il avait parfaitement entendu ce qu'elle avait hurlé à la sorcière rousse. Adela n'était pas particulièrement fière d'avoir menti par omission. Mais lui avait-on laissé le choix ? Pas vraiment. Elle avait bien compris que le sort de sa petite-fille dépendait de l'importance qu'elle revêtirait à leurs yeux. Alors, elle avait utilisé le seul atout qu'elle avait eu. La vie de Brune comptait plus que tout, plus que ce fichu livre ensorcelé, plus que sa propre vie à elle.

— Elle est la fille du fils issu du premier mariage de mon époux, et donc, ma petite-fille par alliance, laissa tomber Adela, je n'ai pas menti. J'ai juste omis un détail.

— Un détail !! rugit Pàl en se relevant, c'est beaucoup plus qu'un détail ! Si nous avions su qu'aucune goutte de votre sang ne coulait dans ses veines, nous n'aurions jamais pris tous ces risques ! Est-ce que vous vous rendez compte que nous aurions pu mourir là-bas !

— Mais vous n'êtes pas mort. La sorcière, si.

Un silence s'installa entre eux deux. Pàl avait espéré que la Letiferus n'ait rien vu de ce qu'il avait fait à la sorcière. Il n'avait pas honte de sa nature. Cependant, la révéler lui était toujours extrêmement désagréable, car en général s'ensuivait de nombreux morts pour que le secret soit préservé. Bien sûr, la situation présente était bien différente, et lui montrer, à elle, son visage de créature n'allait pas poser autant de problème. Après tout, elle allait devoir vivre avec eux au manoir. Elle aurait forcément été confronté un jour ou l'autre à cette vérité. Non ! Ce qui le dérangeait, c'était qu'elle l'ait vu se nourrir avec férocité. C'était là une image terrifiante, traumatisante. Il aurait préféré qu'elle s'habitue à l'idée de ce qu'ils étaient, avant de le voir réellement. C'était trop tard maintenant.

Il haussa les épaules et s'apprêtait à sortir quand elle demanda d'une voix atone :

— Qu'êtes-vous exactement ?

Pàl, la main sur la poignée de la porte, ne se retourna pas pour répondre. Il soupira et dit simplement :

— Vous savez ce que je suis. Je vous l'ai montré.

Adela garda le silence, le regard fixé sur cette nuque où quelques cheveux blonds récalcitrants pointaient en tous sens. Oui, elle l'avait vu. Elle l'avait vu se battre à coup de griffes et de crocs. Elle l'avait vu déchiqueter la gorge d'une jeune femme et s'y abreuver de son sang. Elle l'avait vu, bête monstrueuse d’humanité, féroce et sauvage, à la force colossale se repaître de sa victime.

Son esprit qui avait eu tant de mal à trouver une solution rationnelle à son réveil fléchissait devant cette réalité qu'elle ne pouvait, en aucun cas, nier. Sa volonté de ne rien croire de ce qu'elle avait vécu, s'effrita. Elle l'avait vu. Elle l'avait vu, lui. Et elle avait vu les autres. Et rien de tout cela n'avait été fantasmé par un délire maladif. Elle l'avait vu. Mais il lui fallait plus. Il lui fallait des mots pour matérialiser définitivement son cauchemar.

—Dites-le.

La main de Pàl se crispa légèrement avant qu'il n'ouvre enfin la porte. Puis, il se tourna vers Adela et la regarda droit dans les yeux.

— Je suis ce que vous appelleriez un vampire. Nous le sommes tous ici, dit-il avant de refermer la porte sans bruit.

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