Chapitre 7 L'enlèvement

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1957, 12 avril


Adela caressa distraitement le front de Brune. Depuis la crise dont elle avait été victime la veille, la petite fille ne la lâchait plus. Le moindre froncement de sourcil de sa si jeune grand-mère provoquait une étreinte et des soupirs à vous déchirer le cœur.

Un sentiment d'urgence s'était emparé de l'enfant. Elle sentait le danger roder autour d'elle et avait peur qu'Adela disparaisse aussi soudainement que ses parents. Sans le reconnaître, elle avait déjà compris que leur mort était définitive. Si elle avait voulu croire que son père et sa mère étaient encore là, quelque part, à l'attendre, c'était uniquement pour conjurer le chagrin, le repousser aussi loin que possible d'elle. Maintenant, il était bien là, ancrer dans cette toute petite fille, mais une inquiétude bien plus considérable l'empêchait de s'y abandonner.

Adela était triste de voir tous les efforts que l'enfant produisait pour la garder près d'elle. Brune était convaincue que la quitter des yeux, c'était la perdre. Après un passage à l’hôpital où on avait tenté de la persuader de rester, elles étaient rentrées en taxi, collées l'une à l'autre, avaient fait leur toilette ensemble et dormi dans le même lit.

La jeune femme soupira en observant l'aube par la fenêtre. Elle se sentait faible mais elle partirait aujourd'hui. C'était le mieux. Elle avait hâte de retrouver son foyer, de se serrer dans les bras de Maximilien qui ne savait rien encore de son état. Elle ne pouvait pas lui annoncer ce genre de chose au téléphone. C'était inconcevable. Elle lui dirait au moment propice quand elle serait sûr qu'il puisse l'accepter.

Maximilien avait perdu tant d'êtres chers pendant et après la guerre. Sa vie avait été jalonnée de disparitions. Celle de son fils avait dû lui briser le cœur. Celle d'Adela le mettrait à genou. La présence de Brune serait une bonne diversion pour la peine du grand-père, et le grand-père serait le baume de celle de l'enfant. Ils sauraient s'occuper l'un de l'autre et se relèveraient ensemble. Il le fallait.


Adela déplaça doucement le corps de Brune blotti contre elle et se leva. La nuit avait été peu réparatrice. Malgré les médicaments, ou peut-être à cause d'eux, elle avait alterné entre somnolence inquiète et sensation de perdre pied. À plusieurs reprises, elle s'était redressée en sueur avec la nette impression de ne plus respirer, puis réalisant qu'il n'en était rien, elle s'effondrait en haletant. Le point positif de cette situation était qu'elle ne ressentait aucune douleur au niveau de l'abdomen. Ce qui était plutôt remarquable vu ce qu'elle avait enduré dans l'église.

Elle devait s'habiller. Il lui faudrait tout vérifier avant de partir. Les corps avaient été préparés et pris en charge au départ d’Édimbourg par la société funéraire. Elle devait juste s'assurer que tout était en ordre et qu'ils voyageaient vers la bonne destination. Ensuite, elle pourrait quitter cet endroit pour toujours.

Après avoir pris une bonne douche, elle appellerait Max pour lui donner l'heure exacte de leur arrivée à Paris. Il se confondrait encore en excuses pour lui avoir imposé la douloureuse tâche dont elle avait eu la charge alors qu’Éloi n'était même pas son fils. Il promettrait de nouveau de se rattraper. Et Max tenait toujours ses promesses, pensa-t-elle en souriant.

***


Hendry déposa délicatement le coffret entre les mains de Moïra Davidson. En d'autres temps, il aurait sans doute apprécié discuter avec cette femme dont la passion des livres était si puissante qu'elle lui avait sacrifié son existence. Après ce qu’ils s’apprêtaient à lui faire faire, il était peu probable que ça n'arrive jamais. En la choisissant pour surveiller le Devolatus, Pàl en avait fait un pion. Un pion interchangeable et surtout, sacrifiable.

En acceptant le coffre sans poser la moindre question, Moïra montrait qu'elle avait compris la mission que Pàl venait de lui imposer et qu'elle se soumettait à sa volonté. La contrainte hypnotique n'avait rien d'une évidence pour eux. Certains sujets se révélaient plus réfractaires que d'autres sans raison apparente. Mais Pàl était particulièrement doué pour s'imposer au commun des mortels. Moïra n'avait même pas tenté de résister.

Elle se retourna sans un mot et s'engagea dans l'escalier qui menait au laboratoire. Même si le livre se trouvait loin d'eux, ils en ressentaient les maléfices. Ce n'était que de légers picotements sur la peau mais c'était bien là, désagréable comme les prémices d'une douleur à venir bien plus puissante.

Pàl émit un soupir de contentement lorsque l'agaçante sensation cessa. Moïra avait dû mettre le livre dans le coffret, et comme l'espérait Hendry sans trop y croire cependant, il parvenait à contenir les pouvoirs que le Devolatus déchaînait contre eux à son insu.

Une fois en possession du livre, ils avaient convenu de s'occuper du lecteur. La veille, ils avaient appris qu'elle avait été admise à l’hôpital. Supposant qu'elle devait encore y être, vu l'état dans lequel Moïra l'avait décrite, Hendry avait envoyé les jumeaux pour la surveiller discrètement le temps qu'ils mettent le livre en sûreté.

Ils s'étaient attendus à une attaque des sorciers mais rien de tel ne se produisit, même quand le coffret fut de nouveau entre leurs mains.

***


Adela sortit de la salle de bain en sous-vêtement et combinaison. Elle se massait les tempes en grimaçant. Une migraine s'était installée pendant qu'elle prenait plaisir à laisser couler l'eau chaude sur son corps. Elle refusait de s'y abandonner, tout en sachant d’ores et déjà que si son état empirait elle serait forcée de s'allonger, ou au moins de s'arrêter pour se reposer. Les valises étaient prêtes. Il lui restait les coups de téléphones. Et Brune.

La petite fille avait déserté le lit. La porte, qui séparait la chambre du petit salon dont elles disposaient dans leur suite, était entrebâillée. Tout en attrapant les vêtements qu'elle avait préparé avant de prendre sa douche, Adela incita la petite fille à venir la rejoindre. Il fallait la rafraîchir et lui passer une nouvelle tenue. N'obtenant aucune réponse, elle insista, étonnée que l'enfant ne se précipite pas au son de sa voix :

— Brune, ma douce ? Il faut s'habiller...

Adela avait ouvert entièrement la porte de séparation et s'arrêta bouche bée. Un homme d'une quarantaine d'années, en complet marron, le cheveu rare et des lunettes aux verres en cul de bouteille tenait dans ses bras une Brune inconsciente. Deux jeunes femmes l'encadraient en marmonnant des paroles inaudibles de là où elle se trouvait. L'une d'entre elle, très jeune, manifestement contrariée, tourna son visage constellé de taches de rousseur et auréolé de cheveux roux vers Adela.

— Brune ! hurla la jeune femme en se précipitant vers le groupe.

Un mot de la rousse et sa voix mourut, ses pieds s'enracinèrent dans le tapis et entravèrent ses mouvements. Se tenant la gorge à deux mains, comme si ce simple geste avait pu lui rendre la parole, Adela fixait effarée le trio malfaisant.

La rouquine se détourna d'elle brusquement et huma l'air comme un chien qui cherche une proie. Elle découvrit ses dents en un rictus effrayant et lança un regard furieux sur Adela. La jeune femme la sentait prête à se jeter sur elle. Mais la seconde jeune fille parla alors d'un ton neutre :

— Nous n'avons pas le temps. Ils sont plusieurs.

— Très bien, dit la rousse toujours les yeux rivés sur Adela, Si tu veux la revoir vivante, retrouve-nous à l'église de Cramond. Seule.

Et le trio disparut avec l'enfant comme s’il n'avait jamais été là. Adela, qui retrouva sa capacité à se mouvoir en même temps que sa voix, hurla le prénom de sa petite fille en se précipitant vers l'endroit où le groupe s'était tenu. Elle s'effondra à genoux, les yeux dans le vide, incapable d'analyser ce qui venait de se produire, quand la porte s'ouvrit sur sa logeuse et deux jeunes hommes qu'elle ne connaissait pas.

Elle se redressa aussitôt en criant presque :

— Pourquoi les avez-vous laissé entrer ! Pourquoi ? Ils m'ont pris Brune ! Vous entendez !

Martha Calcher, désemparée face au comportement de la française, ne comprit d'abord pas ce qu'elle venait de lui dire avec son fort accent étranger. Puis elle remarqua l'absence de la petite fille. Quelque chose clochait. Le couple qui se tuait accidentellement, la grand-mère malade et maintenant la disparition de la petite fille, cette famille avait le mauvais œil, elle était contente qu'elle s'en aille. Elle rassura la jeune femme en lui parlant de police et de calmant, mais Adela la retint, l’œil fou.

— Non ! Non ! Pas la police ! Sinon ils la tueront !

Devant le regard horrifié de la logeuse, Abner décida qu'il était temps d'agir.

— Nous allons vous aider à la retrouver, ma tante, dit-il d'abord à une Adela éberluée. Puis il se tourna vers la logeuse et baissant la voix avec des airs de conspirateur, il lui dit :

— Madame Calcher, notre tante est un peu désorientée à cause de sa maladie et des médicaments. Notre mère, sa sœur, est passée chercher la petite ce matin pour s'en occuper afin que notre tante puisse se préparer tranquillement. Elle nous a envoyé ensuite pour l'accompagner à l'aéroport où nous devons les rejoindre. Vous pouvez retourner à vos occupations, nous allons prendre soin d'elle.

Titus suivait l'échange avec intérêt, prêt à intervenir si la méthode de son frère ne fonctionnait pas. Il n'avait pas particulièrement envie de neutraliser la logeuse, mais il le ferait si c'était nécessaire. Cela ne plairait pas à Hendry qui leur avait demandé de la discrétion. Sauf qu'il n'avait pas prévu que la Letiferus soit rentrée à sa pension et que les sorciers les aient devancés. Abner jouait l'impro à la perfection. Restait à savoir si sa tentative de persuasion allait fonctionner. Il souffla discrètement lorsque Madame Calcher se détourna d'eux pour retourner au rez-de-chaussé.

Adela avait assisté à la scène stupéfaite. Elle recula lentement pour tenter de se réfugier dans la suite soudain effrayée par ces deux jeunes hommes si parfaitement identiques, mais l'un d'eux bloqua la porte et rentra sans plus de cérémonie. La force avec laquelle il avait repoussé le battant avait fait chanceler la jeune femme déjà faible qui se retrouva adossée à un fauteuil sans le vouloir.

— Qu'avez-vous fait de Brune ? Que voulez-vous ? se mit-elle à crier avec une voix de plus en plus aiguë.

Titus comprit qu'il ne servirait à rien de discuter. La jeune femme était proche de la crise d'hystérie. Le mieux était de lui permettre de se reposer. Il fut brusquement sur elle et lui injecta le contenu d'une petite seringue qu'il avait dissimulé jusqu'ici dans une poche de son veston. Adela sombra aussitôt.

La situation était sous contrôle, mais il s'en était fallu de peu que tout dérape. Abner, qui lui aussi était entré, fit un tour de la suite, rassemblant les quelques affaires qui y traînaient encore. Rien ne devait laisser à penser que la Letiferus n'avait pas pris son avion.

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