Chapitre 1 Les voiles de l'avenir

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1957, 7 avril

Le murmure des feuilles couvrait presque celui des Ancêtres. Leurs silhouettes étaient à peine visibles dans les frondaisons des vieux chênes. Assis sur des branches, longs corps décharnés à la peau grise, vêtus de toges aux couleurs fanées, les cheveux épars pendants de chaque côté de leurs visages émaciés au regard aveugle. C'était là les grands esprits sorciers : vartes, oracles, völur, prophètes, quel que soit le nom que les hommes leur avaient donné, ils avaient tous reçu le don d'interpréter les signes, d'écarter les voiles de l'avenir.

Aloïs ne s'était pas présentée devant eux depuis fort longtemps. Presque un demi-siècle en fait. Il fallait une excellente raison pour déranger les Ancêtres. Une raison assez importante pour inquiéter la communauté des sorciers, pour éveiller l'intérêt des Cours. La dernière fois, Aloïs n'avait été que la messagère d'un autre. Emprisonné, celui qui avait noté les signes, l'avait chargée, elle, d'en demander la valeur. Les royaumes étaient à feu et à sang. Le combat contre les créatures s'étendait jusque sur le continent. Il s'agissait d'un autre temps où l'on n'hésitait pas à tuer quiconque osait vous défier.

Aujourd'hui, tout était bien différent. D'abord, Aloïs n'était plus simplement un émissaire, elle était le point central, puisque les signes lui étaient apparus à elle. Ce qui n'avait rien d'anodin selon elle. Ensuite, le temps des guerres étaient bien terminés de ce côté du monde. Enfin, elle n'était plus dans le corps souffreteux d'un vieil homme mal nourri et malade. Elle hantait un hôte vigoureux, jeune et flamboyant.

Si elle avait pu choisir, ce qui n'était jamais le cas à chacune de ses morts, elle n'aurait pu trouver plus satisfaisant, même s’il avait fallu de trop nombreuses années pour s'en rendre compte. À son dernier transfert, son esprit avait investi le corps d'un bébé d'à peine un mois. Ce qui l'avait contrainte à attendre pour arriver à se manifester. Mais maintenant, elle récoltait le fruit de sa patience. Le bébé était devenu une fascinante jeune fille. Un corps plein d'énergie à son service. Enfin, presque à son service.

Un bruissement s'éleva en périphérie de la clairière dans laquelle se tenait Aloïs. La sorcière s'avança de quelques pas pour écouter la réponse des Ancêtres. Derrière elle, un serpent de brume la rattachait au monde des vivants. Il aurait été facile de la perdre. De l'abandonner ici. Il aurait suffi d'un simple sort de dissipation. Mais personne n'oserait une telle attaque à la Cour d'Irlande. Dame Isha O'Leary, même si elle n'approuvait pas sa démarche, n'accepterait jamais un manquement aussi flagrant à son autorité.

Certes, la souveraine n'avait pas apprécié la précipitation avec laquelle Aloïs avait demandé son audience. Elle la pensait trop ignorante de l'état actuel des choses et pas assez maître de son hôte. Son éclipse avait été fort longue. 17 ans. 17 ans de blanc pendant lesquelles elle n'avait pu être témoin de l'évolution des relations avec les créatures et les naturels. 17 années où un répit s'était installé chacun, vaquant à ses occupations sans trop empiéter sur celles des autres.

Bien sûr, 17 ans n'était rien en comparaison de la longue vie de la sorcière dont la naissance originelle remontait au Xème siècle. Pourtant, toutes ses vies, toute l'expérience accumulée, ne pouvaient la préparer à la soudaine accélération des soubresauts du monde. Aloïs revenait à peine et déjà elle parlait de signes inquiétants sans se préoccuper du reste.

Dame Isha O'Leary, elle, se préoccupait du reste, et pas seulement parce qu'elle avait la charge de la Cour d'Irlande. Elle sentait la magie s'échapper à mesure que les naturels progressaient. Les sorciers perdaient leurs dons. Des lignées s'éteignaient. Les sceaux étaient de plus en plus rares et de moins en moins puissants. Des lueurs s'évanouissaient dans certaines parties du monde. À chaque sanctuaire profané. À chaque temple détruit. Elle craignait qu'il n'y ait bientôt plus rien à protéger, plus rien à transmettre. Et comme certaines créatures, les sorciers disparaîtraient à leur tour. Aloïs n'était consciente d'aucun de ces enjeux, aveuglée par l'urgence de reprendre un combat dont elle ignorait qu'il avait eu une fin.

Les Ancêtres avaient mis beaucoup de temps à se concerter. La sorcière ressentait leur excitation prendre de l'ampleur, enfler, emplissant l'air de vibrations. Bientôt, leurs bouches s'agitèrent, mais une voix unique, sépulcrale, s'éleva :

— Les signes ont parlé, commença-t-elle, Ils désignent tous un grand bouleversement des flux.

Ça, Aloïs l'avait bien deviné avant de venir. Ce qu'elle voulait savoir à présent était l'au-delà. Ce changement était-il positif ? Ou non ? Bon ou mauvais ? Toucherait-il l'ensemble de la communauté ou simplement la Cour d'Irlande ?

Les esprits sentirent ses interrogations muettes. La voix clama alors :

— Le temps vibre. La lumière est trouble. L'avenir mouvant. Tant d'éléments ! Tant d'inconnus ! La nuit éternelle pèse sur nous ! Les deux fois nés n'ont rien oublié ! L'histoire dissimulée aux yeux de tous va retrouver sa voix !

Alors que la sorcière croyait que tout était fini, brusquement les corps des Ancêtres se tendirent vers elle en une transe effroyable et la voix hurla :

— Méfie-toi, Aloïs ! Il est là ! Il est la main qui te fera tomber !

Les Ancêtres se tenaient maintenant en équilibre, le buste en avant, leurs faces plus hideuses que jamais, leurs bouches édentées largement ouvertes sur l'obscurité de leur gorge.

Instinctivement, Aloïs eut un mouvement de recul. Elle n'avait jamais vu les esprits aussi perturbés. Le dernier message aussi état inhabituel. Les présages ne concernaient jamais le porteur des signes. Il n'était que le réceptacle ou le récepteur, important de par son rôle jusqu'à l'accomplissement de ce qui devait être, mais en aucun cas, il n'était concerné par ce qu'il voyait ou percevait. Pour cette raison, elle avait pu autrefois se faire la messagère pour un autre sorcier.

Aloïs fixait toujours avec anxiété les Ancêtres figés dans leur stupéfiante posture lorsqu'une bourrasque se leva et l'enveloppa de pluie et de feuilles pourrissantes. Puis, l'air se troubla autour d'elle, et les brumes du destin se refermèrent sur le Sanctuaire, laissant la sorcière seule face à l'inquiétante prophétie.

* * *

Mina se réveilla en sueur, la mine froissée, avec une atroce migraine. Elle allait pourtant devoir se rendre au lycée. Sa mère n'accepterait pas qu'elle reste au lit. D'après elle, il n'y avait de pire pêché que la paresse. Après la luxure, bien entendu. Mais de ce côté-là, elle pouvait être confiante, Mina était à peu près sûre de rester vierge jusqu'à la fin de ses jours. Son existence entière était cloisonnée et soumise à une surveillance sans faille.

Mina se demanda ce que pourrait bien penser sa mère, veuve et bigote, des cauchemars qu'elle faisait depuis quelques temps. En fait, la jeune fille préférait ne pas savoir. La cause invoquée en serait fatalement l'influence néfaste de la modernité qui avait tendance à empoisonner le monde et à détruire la vraie foi. Elle ressortirait ses couplets sur la malfaisance des bas de soie, des recettes sortant de « l'art culinaire moderne », et de la littérature en générale. Elle finirait par évoquer le diable caché en toute chose. Mina avait donc choisi de ne rien lui dire.

Pourtant, la jeune fille se demanda si son silence n'était pas une erreur. Repensant aux visages terrifiants de ces vieillards aveugles qui avaient hanté sa nuit, elle commençait vraiment à croire que le diable y était peut-être bien pour quelque chose, si tant est que l'on crut à son existence.

Il fallait qu'elle en parle à Julia, sa meilleure amie. Peut-être pourrait-elle l'aider ? À moins qu'elle ne se moque d'elle en interprétant ses nuits comme autant de preuves de sa frustration sexuelle. Julia était tellement délurée ! Fort heureusement, la mère de Mina n'en soupçonnait rien. Sinon, la jeune fille n'aurait plus jamais eu le droit, ni de la fréquenter, ni de l'inviter. Et Julia était sa seule bouffée de liberté.

Mina se leva avec précaution et fut étonnée en remarquant des traces de saletés sur le bas de sa chemise de nuit. Elle examina l'étoffe et gratta de l'ongle ce qui semblait être de la boue et des restes de feuilles mortes. Son regard passa ensuite du tissu à la fenêtre de sa chambre dont les rideaux étaient encore tirés.

Ce pouvait-il qu'elle soit somnambule ? Pourtant, qu'elle soit parvenue à sortir en pleine nuit sans que sa mère ne s'en aperçoive était fort peu probable. Une sortie par la fenêtre ? Tout aussi impossible. Sa chambre était au premier étage de la maison, sans rien qui puisse l'aider à franchir l'obstacle. N'ayant aucune réponse plausible, Mina haussa les épaules et rejoignit son cabinet de toilette.

Avant d'entrer dans la cuisine, la jeune fille passa dans la buanderie pour fourrer sa chemise de nuit sale dans la machine à laver avec d'autres linges et lancer le programme de lavage. Elle sourit en songeant à sa mère qui, en arrivant ici, avait remercié dieu d'avoir permis la location d'une maison possédant tout le confort moderne. Bien qu'elle se plaignît souvent des innovations qui apparaissaient chaque jour, Mme Caroline Breiner appréciait de ne pas avoir à laver son linge au lavoir, comme elle avait eu à le faire durant la guerre.

La lumière vive de la cuisine lui fit plisser les yeux. Sa mère remarqua immédiatement son teint pâle et sa mine chiffonnée malgré ses efforts pour paraître à son avantage.

— Je vois que tu as mal dormi, Mina. Y-a-t-il quelque chose que tu veuilles me dire ? lança Caroline Breiner d'un ton glacial.

Sa mère était convaincue qu'un bon sommeil était la marque des justes, et un sommeil agité celle des pêcheurs et des menteurs. Tout comme, elle pensait que les migraines et autres maux du corps, qui ne seraient pas dû à la rencontre malencontreuse des chaires molles avec une surface dure, ne pouvaient être que des punitions du seigneur pour un comportement dépravé.

Mina sentit que cette journée serait peut-être pire que sa nuit. Le diable n'habitait peut-être pas ses nuits, mais orchestrait à coup sûr l'enfer de ses journées.

— J'ai de nouveau une migraine, maman. Et non, je n'ai rien fait qui justifie un châtiment divin. L'infirmière du lycée a dit...

— Je me fiche de ce que dit cette dévergondée, Mina ! s'exclama madame Breiner, Nous passerons à l'église avant que tu n'ailles au lycée. Une confession avec le père Patrick te soulagera.

Mina soupira discrètement, mais n'ajouta rien. Inutile d’aggraver son cas. Au moins pourrait-elle aller à l'infirmerie du lycée. Là-bas, on lui donnerait quelque chose qui atténuerait vraiment la douleur. Quelque chose de beaucoup plus efficace qu'une confession avec le gentil, mais un peu trop insistant, Père Patrick.

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