Jour 3 - Le jour où j'ai eu chaud

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Je suis en train de fondre au soleil alors que je sais que mes amis sont à la piscine. Il doit faire 2,000 degrés Celcius et mon père m’a demandé de vider une remorque de paille sous le hangar. Mélange de chaleur et de poussière, ça me gratte de partout et j’ai envie de m’arracher la peau. Être fils d’ouvrier agricole ne permet pas de bien se positionner sur la ligne de départ de l’échiquier social, la plupart ont déjà quelques longueurs d’avance - et je ne parle pas de piscine. Mes parents n’étant pas des bourreaux, j’ai droit à une fin d’après-midi “en ville” pendant que ma mère sera chez le coiffeur. C’est un rituel rare et mon père et moi on sait ce que cela signifie pour la femme de la maison. Pas de la mise en beauté non, un espace et un moment privés, une sorte de bulle hors du temps pour ma mère qui se termine normalement en séance de psychothérapie. Les coiffeurs de ce monde en savent probablement pas mal plus sur la société et les individus que de nombreux experts.

Mon voisin unijambiste nous rejoint, il a une course à faire en ville, et on embarque tous les trois, contents de quitter même temporairement notre campagne. Les rats des champs arrivent ! Les quarante minutes de voiture sont quand même une corvée, nos peaux collant aux sièges comme une crêpe à l'assiette. Les quelques blagues de mon voisin arrivent cependant à faire sourire ma mère, ce n’est pas rien. Ma mère se stationne comme seule une paysanne sait le faire, d’un coup de volant magistral, et on se sépare en direction de nos activités respectives. 

Je commence par me payer une glace à la fraise que je dois manger rapidement avant qu’elle ne fonde et que les bras de lave glacée ne recouvrent mes mains. J’essaie surtout d’éviter de me tacher et de provoquer une énième discussion familiale sur ma relation au linge. Je ne comprends pas ma mère quand elle s’emporte pour un tas de vêtements toujours un peu trop haut à son goût. N’a-t’elle pas été enfant elle même et salie ses vêtements ? Y a t’il quelque chose associé aux taches que je ne comprendrai qu’adulte ? 

Assis à l’ombre d’un monument historique, je regarde le bal des piétons. Il y a les pressés qui marchent tout en regardant leur montre aux vingt mètres, les pas pressés qui lèchent glaces et vitrines tout en gênant les premiers dans leur trajectoire calculée en temps réel pour ne pas perdre une seconde, les statiques avec un regard curieux - ce sont les touristes, les statiques avec un regard vide - ce sont les clochards, moitié punk et moitié vivant.

Il me reste un peu de monnaie et beaucoup de temps, je décide de voir ce que je peux acheter à la patisserie du coin. Je suis dans la ligne à attendre que des touristes achètent leur probable troisième bouteille d’eau de la journée et je cherche ce que je pourrais échanger contre mes quelques pièces. Il y a beaucoup d’entrée-sortie dans la boutique et l’étudiante qui fait le service a du mal à suivre. J’approche de la tête de file et du support à sucettes, ça doit être un signe. Je demande quelques Carambar, chaparde une sucette plus ou moins discrètement, rougit un peu plus - mais comme c’est la couleur qui nous unis tous aujourd’hui ça ne fait pas grande différence. Je viens d’inventer une technique sans m’en rendre compte, j’attends que la fille me demande l’argent et lui fais un large sourire quand elle me donne le prix de mes Carambar. J’ai chaud, vraiment, et malgré la climatisation du magasin quelques gouttes de sueur coulent dans mon dos. Je jette un oeil à la pendule en sortant, il me reste plus d’une heure à tuer avant de revenir à la voiture.

Plus tard, en descendant la rue d’un pas lent, sucette en bouche et victorieux, j’aperçois mon voisin devant un magasin. Je constate en m’approchant qu’un large sourire semble comme suspendu sur son visage. C’est incroyable quand même de sourire autant, quasiment hypnotique quand on voit son handicap. Des personnes entières n’arrivent même pas à sourire à moitié ne serait-ce qu’une seconde. Son sourire est contagieux et je souris à mon tour sans autre raison. Quand j’arrive à ses côtés je le salue et regarde ce qu’il regarde lui même depuis plusieurs minutes. C’est une vitrine d’un magasin de chaussures. Mon sourire se fige quelques secondes, ne sachant quoi penser. Il me dit :

- Tu te rends compte, c’est le pied gauche qui est exposé dans les étalages, même ici dehors à l’entrée. Si c’était le droit, je pourrais me chausser gratuitement. Pour la vie. A condition de courir vite !

J’éclate de rire au point que les passants autour de nous se retournent pour comprendre. Personne ne pourra. Pour cela il faut dépasser la gêne, partager avec l’étrange inconnu, vivre la différence dans une certaine indifférence et accepter de rire de tout, avec les bonnes personnes.

Au retour, le visage de ma mère est un peu plus triste malgré sa mise en pli juste faite. La séance de psy capillaire lui a coûté quelques cheveux blancs probablement. J’attends un peu qu’elle sorte de sa bulle et lui raconte notre anecdote au voisin et moi. Elle sourira franchement pour le bonheur de tous. Quand elle demande la monnaie de la glace, je lui tends un carambar qu’elle essaiera de se décoller des dents pendant le reste de la route.

En me mettant au lit sous mon drap j’ai une pensée pour cette journée. Quand je me remémore mon larcin j’ai comme un petit courant électrique qui parcourt mon corps et je suis à la fois content de moi et inquiet du chemin que je prends.

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