-:- Le jour où la vie de May a basculé -:-

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 Cinq heures du matin. Le corps de May tout entier rechignait à se lever. Elle s'était endormie sans finir son travail, la veille, se disant qu'elle le finirait ce jour-ci. Elle mirait le plafond encore trop obscur. Sa détermination était l'unique clé pour réussir à sortir de cet état confortable qu'est d'être enroulée dans de soyeux draps. Une jambe finit par dépasser de son lit. Puis deux. Quelle lourde tâche que de devoir se mettre debout de si bon matin ! May, ayant terminé de se préparer, la coupe soignée et le visage teint, attrappa à la volée l'amas de feuilles laissées sur le coin de la table et sortit.

 Six heures et demie. Si elle ne ratait pas son bus, May arriverait sans doute au travail pour sept heures et demie. Ce temps de trajet l'exaspérait. Long, répétitif, ennuyeux. Presque toujours le même paysage à la fenêtre, si ce n'était qu'il devenait de plus en plus gris à l'approche de sa destination. Toujours les mêmes corps se battant pour une place assise. Comme May venait de loin, elle avait toujours cette chance d'avoir les deux fesses vissées à un fauteuil. Comme on l'enviait du haut de ses deux jambes... Mais bien sûr, elle était la première à se lever pour céder sa place aux personnes ayant besoin d'une place assise.

 Sept heures. May avait passé son temps, malgré les violents virages du chauffeur et les grands coups de frein, à feuilleter et à traffiquer ses écrits de la veille. Elle y apportait des coups de gomme par ci, de stylo par là... Cet article devait être parfait. Il était pour la jeune femme synonyme de renouveau, pour le journal comme pour elle. Elle avait enfin réussi à convaincre son chef qu'elle pourrait faire une excellente rédactrice de bandes dessinées. Elle avait passé des journées entières à répéter à ses supérieurs que ce journal manquait de fantaisie, de créativité, qu'il ne tapait plus à l'œil... ce qui avait fini par payer.

 Ce qu'elle tenait entre les mains était là le premier chapitre de son œuvre : Le café Shiwu, parlant d'une vieille dame d'un petit village qui aurait le pouvoir de lire l'avenir. Mais à ses yeux, c'était un précieux joyau réalisé à l'aide d'un pinceau fin et d'une plume. Pouvoir exprimer son art de la peinture dans son métier était son plus grand rêve.

 Le chauffeur annonça la station de mademoiselle Leen. Elle vérifia par la fenêtre que tout était normal et sortit du bus. À deux pas de là, un gratte-ciel se dressait. Elle se rua vers l'entrée de celui-ci, manquant de trébucher sur le trottoir. Destination : le dernier étage. L'ascenseur était fait de vitres et coulissait de haut en bas sur le flanc de la tour de verre et de poutres. La vue de la ville était époustoufflante. Des constructions de béton grisâtre s'étendaient à n'en plus finir jusqu'à l'horizon, que les usagers pouvaient contempler depuis toute la hauteur de la tour.

 -Bonjour, May, lui dit avec bienveillance son collègue à la sortie de l'ascenseur.

 May avait, en particulier ce matin-là, un look rafraîchissant, comme sorti d'un conte de fées. Une jupe évasée rouge écarlate la suivait en flottant derrière elle, telle une onduleuse flamme-au-vent. Une veste rose pastel se mariait harmonieusement avec son top blanc en dentelle, et ses cheveux noirs et légers qui voletigeaient à chaque mouvement de tête lui donnaient l'apparence d'une très jolie poupée.

 En cet instant d'excitation, la jeune femme n'avait certainement pas conscience que de tenir ainsi un paquet de feuilles dans les bras lui donnait un air aussi candide. Quand son patron arriva, sobrement vêtu, le visage terne, il ne put que se gratter la gorge à la vue de cette enfant au visage enflammé. Grimaçant presque, il ouvrit la porte de son sinistre lieu de travail.

 -Entrez, Mademoiselle Leen. Prenez place, je vous prie.

 -Bonjour, Monsieur Tawari. Merci beaucoup de m'accorder cet entretien.

 -Je vous écoute. Qu'avez-vous à proposer à notre grande organisation ?

 -Eh bien...

 May posa vivement son paquet de planches sur le bureau du chef.

 -Comme je vous l'ai déjà dit, je pense que si le marché tourne mal pour le MorrowCoffee, c'est tout simplement parce qu'il n'y a rien d'accrocheur dans ce journal, rien qui ne retienne suffisemment l'attention des lecteurs. J'entends par là des dessins, des petits mots dans le coin des pages, tout ce qui est facile et rapide à lire. C'est pourquoi j'ai entrepris de repenser une ou deux pages de ce journal qui est le vôtre pour y afficher chaque semaine un morceau de ma bande dessinée que voici... le Café Shiwu.

 -C'est une proposition intéressante.

 May pensa qu'elle avait en ces quelques phrases réussi à capter l'attention de l'inébranlable Cheng Tawari. Ne voulant pas le faire patienter davantage, elle étala ses pages et se lança dans de longues explications scénaristiques. Monsieur Tawari cependant n'était pas aussi enjoué que ce qu'elle avait espéré. Il paraissait scruter ses grands mouvements de mains tout autour d'elle. Elle ressemblait à une enfant émoustillée à l'idée de montrer de simples dessins. Ses petites lèvres couleur cerise battaient plus vite que jamais. Quand enfin elle cêssat son discours passionné, il lui dit simplement la regardant dans le blanc des yeux :

 -Tout ceci est très bien. Si vous arrivez à attiser la curiosité des lecteurs, c'est tout ce qu'il nous faut.

 -C'est vrai ? Ça vous plaît ?

 Ses deux émeraudes d'yeux s'écarquillèrent et sur ses lèvres se dessina un sourire radieux. Monsieur Tawari mesura bien ses mots avant d'acquiescer, un peu à sa manière :

 -Je ne peux pas encore le prétendre. Néanmoins, nous verrons bien si la courbe de notre capital croît, d'ici quelques semaines. Ainsi nous pourrions émettre l'hypothèse que votre travail en est la cause. Vous devriez vous y mettre maintenant, Mademoiselle Leen... le prochain numéro sort demain matin. Je veux une page par jour, pour l'instant. S'il vous reste du temps à la fin de vos journées, occupez-vous donc de vos tâches habituelles. Bien, je vous raccompagne.

 Il se leva et ouvrit la porte de son bureau à nouveau. Dès qu'elle fut fermée derrière elle, May se mit à sauter de joie, au beau milieu des silencieux couloirs. Enfin, enfin ! Son insistance avant payé !

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