Chapitre 1.1 - Allez, c’est parti !

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Ils étaient six, accrochés les uns aux autres pour ne pas vaciller sous l’effet de cette violente bourrasque. L’air tourbillonnait. Ils sentirent avec effroi leurs pieds se soulever. Impuissants, ils étaient arrachés de la terre ferme, aspirés vers le haut, telles des marionnettes suspendues à des fils invisibles.

Une lueur fonça droit sur Jeannot, il baissa la tête pour l’esquiver. C’était la lampe torche de Christophe. Elle réapparut sur sa gauche, lancée à pleine vitesse. Elle le frôla à nouveau dans un bruit perçant, laissant une traînée éblouissante. Tel un éclair cristallisé dans le temps, s'évanouissant si lentement qu'il aurait pu le saisir. La lampe décrivit un cercle autour d’eux, accélérant à chaque passage. Son faisceau lumineux devint une ligne incandescente, filant comme une comète. Sa brillance démultipliée éclaira la scène dantesque. Jeannot serra de toutes ses forces les poignets de ses voisins, entraîné dans un tourbillon qui s'intensifiait.

Soudain, le temps se figea, le vacarme cessa, la rotation s’interrompit.

Ils flottaient dans les airs, pris au piège dans une colonne de brume qui s’enroulait lentement autour d’eux. Ils se dévisagèrent mutuellement, pour trouver dans le regard de chacun une réponse à ce phénomène qui les avait happés. À en juger par leurs yeux écarquillés et leurs bouches entrouvertes, les six étaient aussi stupéfaits les uns que les autres. Sans crier gare, la gravité reprit le dessus. Une chute interminable s’ensuivit. Puis soudain, ils aperçurent une étendue miroitante s’approcher à grande vitesse. Pendant qu’ils s’enfonçaient dans l’eau, la surface se brisa sous leur poids, comme une frêle membrane.

Ils heurtèrent le sol avec force, dans un bruit sourd qui résonna à travers la nuit noire. Ils restèrent un moment hébétés, le souffle coupé par l'impact.

Face contre terre, Jeannot recouvrait ses esprits. Sa première sensation fut le goût de l’eau salée qu’il expulsa en toussant. Puis, l’odeur de la pelouse emplissant ses narines et le contact de l'herbe sous ses doigts, douce et fraîche. Finalement, en levant les yeux, il vit la lueur de la lampe posée à ses côtés et entendit les gémissements de ses compagnons.

— Bertrand ! Qu’est-ce que t’as encore touché ? incrimina Pierrot.

— Eh bé... rien, cette fois-ci !

— On est dehors ! lança Aimé.

— Impossible ! s’écria Christophe.

Un tapis de verdure avait bel et bien amorti leur chute.

— Ah bravo ! Pourquoi, je vous ai encore écoutés ? Une porte avec un tunnel sans lumière… Tiens, pourquoi ne pas aller s’y perdre... se lamenta Axel.

— Arrête d’en rajouter, répliquèrent-ils en cœur.

Même si la couardise d’Axel le poussait souvent à l’exagération, ses compagnons se seraient sûrement abstenus de répondre ainsi s’ils avaient soupçonné les périls qui les attendaient.

                   * *

Années quatre-vingts, par une chaude journée de juillet, tout avait pourtant bien commencé. Le bus, chargé d’une trentaine de jeunes garçons âgés de quatorze à dix-sept ans, roulait sur les routes sinueuses des Pyrénées aragonaises. Ils allaient vivre un événement à ne rater sous aucun prétexte : le traditionnel camp d’été scout.

Ils blaguaient et chantaient sous le regard amusé de avec Francis, leur chef d’unité. Personne ne savait depuis combien de temps il avait commencé le scoutisme. Certains s'imaginaient qu’il était né ainsi. D’autres, pour plaisanter, le surnommaient le « dinosaure ». Il arborait un foulard autour du cou, toujours impeccablement roulé, posé sur sa chemise rouge dont la couleur fanée trahissait les mille aventures vécues avec les pionniers scouts de France.

La joue collée à la vitre, Jeannot aperçut l’entrée d’un village. Francis se leva, remit son foulard bien en place et vérifia que sa chemise était correctement rentrée dans son pantalon. Baptiste, son jeune assistant, l’imita. Jeannot, après avoir observé ce cérémonial, conclut qu’ils allaient atteindre leur destination sous peu. Il se redressa. Quelques instants plus tard, le bus s’immobilisa. Le pschitt libérateur des portes retentit. Francis se tourna vers les pionniers et lâcha son fameux :

— Allez, c’est parti !

Cette simple phrase engendra la cohue générale. Jeannot joua des coudes pour se faufiler par la sortie et goûter à cette première bouffée d’air frais qui annonçait trois semaines de plaisir. Il n’eut pas le temps de profiter du moment, car Francis appela les chefs d’équipes.

Jeannot avait été élu chef d’équipe par ses cinq coéquipiers. « Le grand chef d’orchestre » aimait à dire Francis, « mais avec la baguette en moins » se plaisait-il toujours à rajouter. Il avait accepté cette responsabilité avec fierté, mais avec beaucoup d'appréhension. Cela représentait un défi pour lui, mais il était déterminé à le relever, convaincu que sa timidité ne lui jouerait plus de mauvais tours.

— Susin, c’est là-haut, lança Francis en leur désignant un point à flanc de montagne.

Jeannot scruta la crête et distingua la silhouette d'un hameau se dessinant sur le fond bleu du ciel.

— On y va comment ? interrompit l’un des chefs d’équipe.

— Oui… non… je ne sais pas… achète un âne ! lâcha Francis.

Francis aimait utiliser cette réplique lorsqu’il jugeait que la réponse coulait de source. Jeannot en déduisit qu’ils devaient rejoindre le lieu de camp à pied.

— Sortez vos affaires et le matériel du bus, conclut le chef.

Jeannot se mit en quête de ces cinq coéquipiers. Il repéra rapidement le premier : Bertrand.

— Va falloir marcher... Oh con ! J’ai déjà la cagne, lança ce dernier, les bras ballants, simulant un grand coup de fatigue.

Les six amis le surnommaient Bébert, le "scout costaud grognon". Il se plaignait souvent, mais était le premier à se mettre au travail, et sa force supérieure à la moyenne était un véritable atout pour le groupe.

— Allez ! Pec ! Oh ! Tu bouges ton cul, Simplet ? lança Hervé, un autre chef d’équipe, à Bertrand en le bousculant.

Ce n'était pas la première fois qu'Hervé cherchait à provoquer Bertrand. Pierrot, le second membre de l’équipe s'avança vers Hervé et, d'un geste rapide, lui asséna une calotte. Hervé recula, surpris.

— Connard, rétorqua-t-il.

— Tsst ! Tu devrais plutôt me dire « merci ». Si Bébert t’en avait retourné une, on aurait dû te greffer ton couvercle de gamelle à la place de ta mâchoire, répondit Pierrot.

Bertrand soupira.

— À chaque fois, tu me fais le coup BG. Je n’ai jamais le temps d’envoyer des taquets, se plaignit-il.

— Francis n’a droit qu’à cinq pour cent de pertes. Il ne faudrait pas que tu commences à éclater les quotas dès le premier jour, avisa Pierrot.

Pierrot était surnommé « BG » par ses coéquipiers en raison de son attitude de beau gosse, qu'il usait parfois avec excès, comme s'il cherchait à se convaincre de son charme et de sa séduction. Ils avaient l’habitude de ne pas trop compter sur lui lorsqu’il y avait de la guidouille dans les parages. La guidouille était un sobriquet plus ou moins affectueux, selon les circonstances, donné par les garçons aux Guides du mouvement féminin éponyme.

Pendant ce temps, Jeannot observait le manège d'Axel, un autre membre de son équipe, qui allait et venait d'une soute à l'autre, l'air complètement paniqué.

— Oh non ! Ce n’est pas vrai ! Il est resté au local ! Il faut que ça tombe encore sur moi…, pesta-t-il.

— T’as perdu ta calculatrice ! s’esclaffa Bertrand.

— Arrêtez de déconner les gars ! Mon sac a disparu, se lamenta Axel.

— S’il n’est pas dans les soutes, c’est qu’il est dehors ! s’exclama Bertrand.

— Ah bravo Bébert ! C’est clair, je n’aurais pas deviné tout seul... Sauf qu’il n’est ni dedans ni dehors, donc il est resté au local ! Super… Ça commence bien, soupira Axel en baissant les bras.

— Ah ouais et ça, c’est quoi ? fit remarquer Bertrand en désignant un sac par terre. Mais comme Bertrand, il est bête, hein ! Hé bé, on ne l’écoute jamais !

— Bébert, t’es mon sauveur ! s’exclama Axel.

Il se précipita pour lui sauter au cou. Vigoureusement stoppé dans son élan par Bertrand, peu enclin à accepter de telles marques de sympathie, surtout en public, il retourna prendre son sac à dos.

Pierrot ne put s'empêcher de glisser, hilare : "C'est vraiment trop inzuste", citant la célèbre réplique du dessin animé Calimero, un poussin particulièrement malchanceux. Bien qu'Axel fût considéré comme l'intellectuel du groupe, ils avaient décidé de le surnommer ainsi pour cette facette de sa personnalité qui les faisait rire à maintes reprises.

Après avoir récupéré son sac, Jeannot chercha à localiser ses deux derniers coéquipiers et finit par apercevoir Christophe, le chapeau quatre bosses vissé sur la tête, prêt à partir. Ce couvre-chef prisé par quelques scouts à l'époque, lui donnait une allure imposante. Il hochait la tête d'un air dépité tout en observant Aimé, le dernier membre de l'équipe, riant aux éclats avec un autre pionnier. À chaque nouveau fou rire d'Aimé, Christophe soupirait de plus belle.

— Aimé ! Tu te sors les doigts ! Tu vas mettre toute l’équipe en retard, finit-il par lancer.

— Oui, à vos ordres lieutenant-capitaine ! s’exclama l’intéressé en esquissant un garde-à-vous.

— Ça n’existe pas ce grade, ignorant !

— Oups ! Désolé de mon ignorance, mais tout le monde n’a pas un père dans la Grande Muette.

— Je sens que ça va être la fête du slip ce camp, soupira Christophe de plus en plus dépité.

Entre Christophe d’un caractère rigide et Aimé d’un naturel très cool, cela faisait souvent des étincelles. Jeannot s’approcha pour calmer rapidement les intéressés.

— Tout le monde doit y mettre du sien, leur rappela-t-il.

— Relax mec, répondit Aimé. C'est lui qui est trop stressé. Mes racines réunionnaises ne supportent pas la précipitation

— Et tes rastas ne t'aident pas à être plus rapide, ajouta bougonnant Christophe.

Bertrand les rejoignit, portant à lui seul la lourde cantine en fer remplie de tout le matériel nécessaire pour camper. Il la déposa à terre. Jeannot plaça son sac à dos contre celle-ci. Christophe mit machinalement le sien en appui, Bertrand, Pierrot, Axel et enfin Aimé firent de même. Francis, le chef, remarqua cette belle ligne de sacs qui annonçait une équipe prête, il s’approcha d’eux. Bébert l’interpella :

— Moi, la malle, je ne me la trimbale pas jusqu’en haut !

— Ne commence pas à rouméguer ! sermonna-t-il, habitué aux râles incessants de Bertrand. Baptiste les montera avec la propriétaire. Son 4x4 est là-bas.

Francis, voyant Bertrand attraper seul la cantine, lança aux autres avant de s’éloigner :

— Vous avez de la chance d’avoir Bébert dans l’équipe. Profitez donc du temps libre pour charger les caisses de l’unité.

Ils s’exécutèrent, et Francis lâcha à nouveau le traditionnel signal :

— Allez, c’est parti !

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