Kriss de lapin

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À ma sœur, qui elle non plus

Adoubée par le lapin, jamais ne fut


Le soleil de juin frappait fort sur les petits bras bronzés. Au moins aussi fort que les gamines qui s’échinaient à tambouriner de leur numéro les maisonnettes leur servant de siège. La sueur des enfants, mêlée à l’odeur de crème solaire, d’herbe fraichement tondue et de barbapapa, annonçait les beaux jours d’été, et avec eux, les vacances, le temps de la délivrance.

Chaque veille de la Saint-Jean, l’école de Castelnouveau organisait, dans le cadre de sa kermesse de fin d’année, une chasse au lapin. Dans un cercle formé de petites cabanes de poupées, des lapins étaient lâchés, toujours moins que le nombre de participants. Les enfants se succédaient, assis sur les cabanons. On leur remettait un numéro maladroitement peint sur une pancarte de bois. Puis on lâchait les animaux. C’était des lapins à tête de lion, les plus mignons. Chacun d’eux coûtait au moins cent francs à l’animalerie, sans compter la cage et le fourrage. Chacun des mômes de l’école tentait sa chance, s’évertuant à attirer la bestiole en tapant à qui mieux mieux sur le toit de la maisonnette. Si le lapin y entrait, c’était gagné. Moyennant un ticket à un franc, tout le monde avait sa chance. Mais au bout de quelques minutes, il fallait céder sa place, lapin ou non.

Maxine n’avait jamais remporté le lapin. D’ailleurs, elle n’avait jamais remporté aucun prix, que ce soit à la tombola, à la course ou au concours de dessin auxquels elle participait pourtant scrupuleusement chaque année. Tout juste avait elle reçu les félicitations de Mme Bear, la maîtresse, pour un obscur poème sur un escargot célébrant le printemps parmi les jonquilles. Mais cela lui avait valu un ticket supplémentaire, qu’elle gardait précieusement depuis : elle le sentait, ce jour-là, c’était sa chance.

— Allez, à qui le tour ?

Des murmures de protestation fusèrent. Le petit Thibault Ferrière, qui était un peu attardé, se mit même à pleurer.

— Le lapin, j’voulais le lapin ! chouinait-il.

— Tu réesseras l’année prochaine, Thibault, répondit patiemment l’adulte. À moins que tu n’aies un autre ticket.

Il n’en avait pas. Les Ferrière, comme beaucoup de parents, limitaient ces achats intempestifs. En général, ils n’en prenaient que cinq par enfant. C’était largement suffisant, même en comptant les boissons et les friandises.

Maxine jeta un coup d’œil à sa sœur jumelle, Ninine. La petite fille lui rendit un regard déterminé. Oui, elles le sentaient, cette fois, le lapin était pour elles. Deux chances plutôt qu’une.

Les petites s’avancèrent en même temps.

— Ah, les sœurs Soucolline !

Un rire étouffé retentit. C’était la bande des Petits Poussins, qui avaient mené la vie dure aux jumelles toute l’année. Leur mère niait son existence, parce qu’elle était amie avec celle d’une de leurs conjurées, Yseult de la Rochefoucauld. Mais elles étaient là, au grand complet, à pouffer de l’audace des bizuts de l’année.

Nouveau regard échangé. Les sœurs Soucolline, dont le nom ridicule rimait avec le prénom. Un ensemble à la fois uni et distinct. Vêtements identiques, bleu marine pour Maxine, rouge pour Ninine. Même cheveux fadasses tirant sur le blond verdâtre, yeux bleu-bête, peau rougie par le soleil. Deux invisibles, prêtes pour le défi de l’année. C’était le moment. Elles allaient tous leur montrer.

— Vous avez un ticket?

Ninine tendit religieusement son ticket, Maxine le sien. Il ne lui en restait qu’un. Deux avaient été dépensés pour boire un verre de coca à la buvette et manger un pain au chocolat, un autre, pour tenter de remporter le t-shirt protoceratops à la tombola, spécialement imprimé à partir de Dinomag par le père de John N’Guyen. Une occasion à ne pas manquer, même si ça équivalait à se passer d’une seconde tentative pour le lapin.

— Bon. Asseyez-vous. Vous connaissez les règles.

Les gamines acquiescèrent, puis allèrent s’asseoir en silence, chacune sur une maison opposée. La veille, les sœurs avaient répété la manœuvre : Maxine pensait qu’elles doubleraient leur chance en se mettant chacune à un pôle du cercle. Une gamine aux cheveux lumineux et bien brossés, portant les dernières baskets à la mode, allant s’asseoir à côté de Ninine : Marie-Jodie Jaillet, la fille la plus populaire de l’école, une franco-américaine dont les parents s’impliquaient beaucoup dans la kermesse scolaire. C’était peut-être une bonne chose. Marie-Jodie remportait un lapin chaque année : celle-ci n’allait sans doute pas faire exception, et si Ninine parvenait à attirer le lapin qui viendrait forcément vers elle…

— Un… deux… trois… C’est parti !

Maxine tourna vivement la tête, les pupilles resserrées. Ça y est : les lapins étaient lâchés. Ceux de cette année étaient tellement mignons ! Surtout le noir et blanc, là, qui ressemblait tant à leur chat Gribouille… L’enjeu était de taille.

— Allez viens ! Allez ! Allez !

Un concerto de plaquettes de bois retentit dans la cour, alors que les enfants donnaient de la voix pour encourager le rongeur à venir vers eux. Les animaux apeurés hésitaient. Ils s’arrêtaient à l’entrée d’une maisonnette, puis repartaient, laissant derrière eux un murmure déçu. Cette scène rappelait invariablement aux sœurs Soucolline le film Où est passé mon poney, dans lequel deux enfants se disputaient un équidé indécis de cette façon. Dans le film, c’était le gamin pauvre, propriétaire légitime du cheval, qui l’emportait. Mais la vie était différente des films.

— Lapin… lapin…

La petite voix sucrée de Marie-Jodie avait piégé l’animal. Elle les envoûtait. Comme elle faisait avec les instits, les parents, les chiens et les autres enfants. Personne ne la refusait dans aucun jeu, Marie-Jodie. Même les garçons l’acceptaient dans les leurs. Et la bande des Petits Poussins n’était pas une menace : Marie-Jodie elle-même était la menace.

— Marie-Jodie remporte un lapin ! s’écria un parent, ravi.

La gamine lui envoya un sourire lumineux. Elle avait gagné un lapin, une boule de fourrure noisette. Amère, Maxine la regarda le tendre à son père. Qu’est-ce qu’ils en faisaient de ces lapins, les Jaillet ? À ses cousins, toujours avides d’histoires, Maxine racontait qu’ils les mangeaient.

Mais le jeu continuait.

— Allez, encore un tour ! Plus qu’une minute, et on change les rôles.

Changer les rôles. C’était le même vocabulaire que ces jeux stupides qu’on leur faisait faire toute l’année : chaises musicales, devinettes. Ici, au moins, il y avait un prix.

En face d’elle, galvanisée par la victoire de Marie-Jodie, Ninine s’évertuait à faire venir le lapin. Mais le rongeur continuait à l’ignorer. Et hop, aussi soudainement que s’il avait découvert la lune, il se glissa dans la boîte de sa voisine.

Foutu lapin. Lapin tragique.

— Plus que trente secondes !

Le lapin pie, le plus beau, restait en lice. On va y arriver, se convainquit Maxine. Ninine frappa plus fort. Chez tous les enfants, les coups redoublèrent d’intensité. C’était l’ultime chance, la course contre la montre !

La voix de l’adulte retentit.

— C’est fini. Tristan remporte un lapin !

Les enfants se relevèrent, déçus. De nouveau, les sœurs échangèrent un regard. Dans celui de Ninine se lisait une triste résignation, une acceptation complète de son sort. Mais Maxine, elle, ne pouvait pas accepter cette défaite. Depuis toujours, c’était la révoltée, l’écorchée vive, la sale gamine qui refusait qu’on lui brosse la tignasse et jetait des glaces macdo à la tête des professeurs de piano hongrois.

— Attendez. Je veux rejouer.

L’adulte baissa les yeux sur l’insolente gamine, interloqué. Mais dans les yeux de Ninine, l’espoir était revenu.

— Mais tu n’as plus de ticket !

— Je vais en racheter un. Attendez juste que j’aille demander à mes parents.

— D’accord. Cinq minutes, alors.

Maxine jeta un regard à sa sœur, qui s’empressa d’aller la rejoindre.

— Tu vas rejouer ?

— J’ai trouvé le truc pour faire venir le lapin. Viens.

Le bruit. C’était là, la clé. Marie-Jodie frappait peu, avec moins d’entrain que les autres, et sa petite voix sucrée rassurait le lapin. Maxine l’avait bien observé. Cette fois, elle était sûre de l’emporter.

Leur mère était à la buvette, en train de discuter avec sa copine, Béatrice de la Rochefoucauld, mère d’Yseult. Maxine lui jeta un rapide regard, puis se tourna vers sa mère.

— Maman, tu peux me donner un franc ?

— Pourquoi faire ?

— C’est pour acheter un nouveau ticket de kermesse.

— Mais tu en as déjà eu cinq ! protesta sa mère.

Maxine omit de lui préciser que certains enfants en avaient beaucoup plus, et que c’était pour cela, qu’ils gagnaient tout le temps.

— Marie-Jodie Jaillet en a eu dix, elle, tenta Ninine.

— C’est parce qu’elle est première de la classe. C’est loin d’être votre cas.Allez, fin de la discussion !

En s’éloignant, Maxine entendit la voix de Béatrice : « Tu as raison de ne pas leur céder. Ces petites sont beaucoup trop gâtées ! »

Maxine et Ninine revinrent au stand des lapins.

— Alors ? s’enquit l’adulte, impatient de démarrer le jeu.

Maxine secoua la tête. Son air dépité parlait à sa place.

— Bon. L’an prochain, alors. Allez, c’est reparti !

Les deux sœurs regardèrent les enfants excités prendre place. Puis Ninine regarda Maxine :

— Tu veux regarder ?

— Non. Et toi ?

— Non plus.

Alors qu’elles s’éloignaient de concert, Yseult vint se planter devant elles, un gros lapin entre les bras :

— Vous avez encore perdu, hein ?

Surprise, Ninine acquiesça. Même Maxine ne put s’empêcher d’éprouver de l’espoir. Après tout, avant d’intégrer la bande des Petits Poussins, Yseult avait été leur amie.

Mais le petite blonde sourit, exhibant son tout nouvel appareil dentaire.

— De toute façon, vous ne gagnerez jamais, leur asséna-t-elle. Jamais. Jamais vous ne remporterez le lapin.

Bien des décennies plus tard, au terme d’une vie jalonnée d’échecs successifs, Maxine devait se souvenir de ce sinistre oracle : « Jamais vous ne remporterez de lapin ».

C’était vrai. Kriss de lapin.

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