Partie 7

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Une aubergiste et deux clientes retournèrent à la salle principale. Quitter deux dépouilles pour en retrouver deux autres les enchantait peu. S’y adapter était encore possible lorsque leur identité était connue, toutefois, il était parfois ardu d’appréhender des personnes vivantes. Sans gêne, sans permission, Daeron avait rempli sa chope de bière à ras bord et comptait bien l’apprécier jusqu’à sa dernière goutte. Même l’arrivée de Blitherina, Cerille et Gharest ne l’empêcha pas de s’y consacrer. Il leur accorda juste un coup d’œil.

— Vous êtes parties à deux et vous revenez à trois, constata-t-il. Bel accomplissement ! De notre côté, nous sommes partis à trois et je reviens seul.

— Daeron…, se contint l’épéiste. Que s’est-il passé ?

— Figurez-vous que Narloi nous a piégés, moi et mon frère. Tukam n’a malheureusement pas survécu… Vengeance était réclamée. Même si les dégâts ne sont pas identiques, le résultat est similaire : tous deux sont morts. Et vous, avez-vous retrouvé les disparus ?

— Oui et non ! s’exclama la soldate, manquant d’hoqueter. Oui pour moi mais non pour les autres. Pour faire court, Nada m’a piégée avec un piège, mais je l’ai évité sans faire exprès avant de m’endormir. Blitherina m’a réveillée et nous avons retrouvé la femme encapuchonnée qui avait déjà commencé à manger Lehaxa. Elle nous a sorti un petit discours, puis Blitherina en a eu marre et l’a tuée.

— Oh. C’est tellement peu crédible que ce doit être vrai.

Déjà toute pâle, la garde évita de croiser tout regard par question de décence. L’exact contraire de son action subséquente : elle enjamba les cadavres et éjecta le noble d’un coup de pied, le privant ainsi des bienfaits de la bière. Comme de juste, Blitherina lui extorqua ce plaisir. Elle s’empara de la chope et avala son contenu par goulées. Tout fut bu en moins de dix secondes.

— À quoi rime cette attitude, capitaine ? s’offusqua Daeron.

— C’était moi, avoua Blitherina.

Cerille haussa un sourcil et fronça l’autre tandis que Daeron écarquilla les yeux, bouche bée. Questions et confusion se bousculaient dans leur esprit trop saturé pour cette nuit. Blitherina, elle, lorgnait le fond de son récipient d’un air mélancolique.

— Je te demande pardon ? demanda le noble.

— Riss Oiri était un imbécile, renchérit la capitaine. L’alcool avait plus de valeur pour lui que la sécurité de la capitale. J’ai accompli mon devoir : j’ai pris contact avec Gharest, je lui ai prêtée un poison que je me suis procurée grâce à mes économies, et je me suis arrangée pour qu’on s’arrête ici en faisant croire que l’idée venait de lui. Gharest n’avait plus qu’à verser le poison dans un de ces fûts, une petite dose suffit à tuer n’importe qui, et à servir des clients avec les deux autres à l’exception de Riss. Ce qui a fonctionné. Le reste de la nuit a été plus imprévisible, par contre…

— Tout s’explique… Quand je suis allé me servir dans la cave il y a cinq minutes, j’ai choisi le fût de gauche par instinct. C’est celui du milieu qui est empoisonné, n’est-ce pas ? Une collaboration… L’idée n’est pas originale, nous en conviendrons.

Paralysée, l’aubergiste n’osait piper mot, au contraire de Blitherina qui assumait désormais sa position.

— Et alors ? lança-t-elle. Nous avons tous quelque chose à nous reprocher. Si vous aviez connu Riss… Lui était pistonné par sa mère, ancienne capitaine de la garde. Moi, je ne connaissais personne dans le milieu. Je me suis faite toute seule.

— Tu ne serais pas un peu… hypocrite ? jugea Cerille. Tu as passé ton temps à t’énerver sur nous, à nous violenter, alors que depuis le début, tu étais la coupable… Tout ce temps à glorifier Riss alors que tu le détestais…

— Tu as raison… Je pensais que j’étais la candidate idéale pour le remplacer. Je me suis trompée. Je n’en ai peut-être pas donné l’impression, mais j’ai beaucoup réfléchi, cette nuit. Agressive, impatiente, irascible… Je ne suis pas digne du titre de capitaine de la garde.

— Hein ? Mais… Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

— Je suis bien décidée… Au fond, le métier de garde est quand même répétitif, voire lassant à la longue. Trop de responsabilités à endosser pour une seule vie. J’ai assez bien vécu. Virmillion devra se trouver un meilleur capitaine !

Aucune intervention sinon la sienne. Elle dégaina son épée pour une ultime occurrence, l’orienta vers son plastron et l’enfonça au plus profond de sa poitrine. Ce faisant, elle y plongea sa main, extirpa le cœur de sa cage thoracique et l’exposa aux deux clients et à l’aubergiste. L’organe cessa de battre pendant que la vie de l’épéiste s’éteignait. Elle le lâcha, chut sur le plancher et s’étendit à côté de son ancien capitaine. Blitherina Akathan succomba aussitôt, sans la moindre souffrance.

Cerille se frotta les yeux, vérifiant derechef si cela correspondait à sa réalité. Ni sa vision ni son odorat ne la dupaient, et ces mêmes sens lui révélèrent le comportement saugrenu de Gharest et Daeron. Ils avaient assisté au décès sans sourciller, sans commenter. Tandis que la première retournait au comptoir et le nettoyait en sifflotant, le deuxième s’accroupit à côté du cadavre de Geyrold et y dénicha un papier.

— C’est bien ce qui me semblait, dit-il. Voilà pourquoi le plancher émettait un bruit étrange, tout à l’heure. Pauvre Lehaxa. Elle n’avait pas prévu ce que ferait son propre garde du corps.

— Vous vous moquez de moi ? divagua la militaire. Blitherina vient de se suicider et vous faites comme si de rien n’était ?

— Blitherina s’est jugée coupable et a accompli elle-même la sentence. Je n’ai rien à ajouter.

— Qu’est-ce qui te préoccupe autant, dans ce papier ?

— Eh bien… Pour tout t’avouer, je connaissais Lehaxa avant de venir ici. Elle était à la recherche des assassins de sa famille, vois-tu. Elle pensait même que j’étais impliqué… J’ai dû clarifier la situation et préciser qu’en réalité, mon frère y avait contribué. Alors nous avons conclu un marché : je l’emmenais ici et elle trouvait un moyen discret de l’assassiner. J’étais censé ramasser cette lettre qui indiquait comment procéder, à savoir, emprunter ses grains et les insérer subrepticement dans sa chope, ce qui l’aurait tué, puisque certains de ses grains étaient empoisonnés. Malheureusement, son garde du corps est intervenu pour une tout autre raison… Dommage qu’elle n’ait pas accusé mon jumeau au moment où elle était écrasée. Narloi voulait aussi le tuer, je l’ai donc laissé mourir.

— Oh, bon sang… Je ne comprends plus rien…

— Il n’y a rien à comprendre. Jour après jour, je m’aperçois que ma famille se rapproche la définition du mal. C’est mon problème et je m’en occuperais en rentrant chez moi.

Daeron accorda un coup d’œil à Gharest et à la porte latérale, dédaignant complètement Cerille.

— Le danger est levé, conclut-elle. Puis-je dormir dans une chambre… libre et repartir demain ?

— À ta guise, autorisa la patronne.

À défaut d’avoir reçu un accueil louangeur et de s’être sustenté, Daeron Terendil s’en alla vers son lieu de repos, propice au calme et à la détente. Dans la salle principale, il ne restait plus qu’une aubergiste et une cliente. Une cliente blême, envahie de nausées, dont le seul souhait effleurant ses pensées consistait à s’étaler tête la première sur le comptoir.

— Je crois que je n’étais pas prête…, soupira-t-elle.

— En effet, tu ne l’étais pas, confirma Gharest. Mes chambres intactes sont à ta disposition, si tu veux.

— Je ne sais pas… J’ai déjà dormi, après tout. Et puis… J’avoue ne pas vraiment te faire confiance…

— Tu as bien raison.

Gharest retira son cache-œil et le déposa sur le comptoir. Son œil prétendument invalide était en réalité intact : Cerille faillit en bondir de son tabouret.

— Quoi ? Faire semblant d’être une dure à cuire me protège. Critique-moi aussi, si tu veux. Non seulement j’ai empoisonné le fût au détour d’un simple arrangement avec Blitherina, mais j’ai aussi autorisé Narloi et Nada à poser leurs pièges à condition que je connaisse leur emplacement. D’une manière ou d’une autre, je n’ai tué personne mais j’en ai laissé se tuer. J’ai permis à mon auberge de devenir un lieu de massacre…

— Ma parole, toutes les langues se délient ! J’ai donc failli mourir à cause de toi ! Mais pourquoi ?

— Quelle question ! Pour me divertir, bien sûr ! Pour faire plaisir à ma seule cliente régulière maintenant décédée… Cela devient vite lassant et répétitif. Comme la vie, en fait.

— Je suis donc la seule innocente du lot… Ce n’était pas vraiment ma nuit…

— Personne n’est vraiment innocent et personne n’a passé une bonne nuit. Quoique, avec le recul, peut-être que j’en garderais un bon souvenir.

— Merci de m’avoir convaincue de partir…

— Pas de problème, n’oublie pas de fermer la porte en sortant ! Par contre, évite de raconter ce qui s’est passé à tes supérieurs. Pas parce que ça me dérangerait, mais parce que je doute qu’ils croient une soldate crasseuse et couverte de vomi.

— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu.

Cerille Dew ne fut pas la première personne à pénétrer cette auberge et ne serait pas la dernière. L’affable aubergiste répondant au nom de Gharest lui accorda encore quelques signes avant qu’elle atteignît la porte d’entrée. Tous les pièges avaient été activés, son unique effort résidait en sa capacité à éviter les glissades et les dépouilles. Elle regagna le milieu extérieur, un lieu vaste et frais, mais pas moins dangereux.

Tant de perspectives s’offraient à la soldate. Des chemins sinueux aux voies indirectes des bois, le proche lever du soleil lui dévoilerait comment regagner son foyer. Étendre ses membres, bâiller à l’excès, nettoyer son excès de tâches ne rattraperaient pas une nuit pareille.

Cerille voulait se mettre en route. Impossible de cheminer, toutefois : un bruissement suspect secoua un buisson contigu. Elle s’arrêta, regarda de plus près, aussi longtemps qu’elle pût. L’ombre qui s’y terrait ne désirait plus se cacher : une silhouette se mit à l’irradier, à miroiter une personne hors du commun. Une aura incarnat l’enveloppait, tourbillonnait de bas en haut, soulignait tous les pouvoirs dont elle disposait.

Pour une fois, la brave soldate se contenta de ciller. Trop de stupéfaction et de dégoût en une soirée happaient une pléthore d’émotions. Cette femme, aussi imposante fût-elle, n’entraîna chez elle que l’indifférence, ce dont cette même personne se gaussa ostensiblement.

— Félicitations ! encensa-t-elle. Tu as survécu à cette nuit. Étant donné le contexte, c’était peu probable… Mais la vie et les probabilités sont deux choses différentes.

— Qui es-tu et que fais-tu ici ? se renseigna Cerille.

— Je m’appelle Lanite et je suis une mage utilitaire de l’Académie de Virmillion. C’est la réponse consensuelle que je donne. L’identité d’une personne ne se résume pas à son nom et à son métier, contrairement à ce que certains pensent.

— Tu n’as répondu à ma question !

— Du calme… Tu es bien agressive, pour une survivante. Je suis venue ici avec un objectif clair : le jugement.

— C’est de plus en plus désespérant…

Lanite étouffa un rire hautain comme son aura gagnait en vivacité.

— Songe à la portée de cet événement ! s’écria-t-elle. N’est-ce pas fascinant ? Qui eût cru que tant de meurtres, de pièges et de trahisons puissent se dérouler dans une auberge coupée du monde, en une seule nuit par surcroît ? La violence de notre espèce s’étend même dans les coins les plus innocents de notre merveilleux monde…

— Tu avais planifié tout ceci ? tonna Cerille, tentant de s’armer d’une épée qu’elle ne possédait pas.

— Ainsi ai-je mené mon existence. Il existe quatre catégories d’humains : ceux qui répandent la violence, ceux qui la subissent, ceux qui essaient de la soigner… et ceux comme moi. Ceux qui savent que nous souffrons d’une maladie incurable et qui se contentent d’assister, entre rires et larmes, entre tristesse et cynisme, à la décadence des animaux que nous sommes. Être mage indépendante m’aide beaucoup à me renseigner, à assister aux moments clés de cette déchéance.

— Tu as donc tout vu ?

— Tout à fait. Ce qui s’est déroulé à l’intérieur était pitoyable… J’en ai bien rigolé. L’être humain est le pire prédateur, c’est le seul animal qui est sa propre proie. Il est tellement obnubilé par sa survie qu’il se moque bien de celle des autres. Si ce n’est pas malheureux…

— Parce que tu es mieux, peut-être ?

— Tu t’en prends directement à moi car tu ne sais pas répliquer… Réfléchis à tout ce qui vient d’arriver. Une alcoolique pose des pièges mortels pour occuper son temps libre. Un garde du corps renonce à ses principes pour combattre un système auquel il est aussi soumis. Une marchande le massacre sans sourciller, comme si tuer quelqu’un d’autre ne constituait pas le pire traumatisme possible. Un noble laisse son jumeau mourir et assassine son tueur, les jugeant tous deux coupables. Une cannibale assume son rôle de prédatrice et trouve sa proie. Une garde complote pour empoisonner son supérieur et se suicide parce qu’elle n’assume pas. Une aubergiste permet à ce massacre de se dérouler, écartant toute valeur morale de cette histoire. Et toi… Crois-tu valoir mieux qu’eux ? Tu n’es qu’une humaine, après tout.

Aux limites de sa patience, Cerille tapa du pied sur l’herbe, ce qui faillit la déséquilibrer.

— Toi aussi, tu es une humaine ! accusa-t-elle.

— C’est vrai, concéda Lanite. J’en suis consciente. D’ailleurs, à ton avis, qui a fermé l’entrée ? Verrouiller les portes est un sort extrêmement usité, chez les mages… Une précaution pour profiter du spectacle.

— Tu es donc aussi responsable que nous !

— Sans doute… Mais mon intervention s’est limitée à cela. Cette nuit, j’ai vu tout ce dont l’humanité était capable pour grappiller quelques minutes de survie. Pourquoi autant s’accrocher à la vie ? Elle n’a rien de bon à nous offrir… Tu devrais y penser, sur ton prochain champ de bataille. La haine et la violence sont ancrées dans notre nature depuis la nuit des temps. Il suffit de vous mettre dans des conditions particulières pour qu’elles se réveillent. L’amour, l’amitié, la compassion, la bienveillance en deviennent des concepts pour bien être vu dans la société. Ils n’existent pas, seul se propage l’ombre de notre espèce. Merci d’avoir apporté une preuve supplémentaire.

Achevant son discours, Lanite ne retint plus son rire. Elle rit à gorge déployée, elle rit à s’en étouffer, mais derrière cet amusement se dissimulait le voile d’inextirpables idées. Elle disparut dans une téléportation et abandonna les trois humains à leur sort.

C’était une sombre matinée. De nombreux nuages se profilaient dans l’horizon trop cerné de hêtres pour être contemplé. Aucune humidité ne ruisselait de l’herbe déjà inondé de la lumière solaire. Dans cette dense végétation se baguenaudaient quelques anomaux majoritaires par rapport aux êtres particuliers. Parmi eux partait une personne. Elle retournait aux immenses cités compensant le manque de grandeur de ses congénères. À tout moment oscillait l’inscription de l’auberge. « Au breuvage coulant » n’avait jamais aussi bien porté sa couleur.

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