Partie 3

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La militaire et l’ivrogne eurent quelques difficultés à se déplacer. S’accrocher l’une sur l’autre les aidait à peine à se débrouiller, car les allées sombres et étroites étaient assez glissantes. Elles peinèrent aussi à distinguer leur environnement. Leur vision s’arrêtait à une poignée de mètres, là où diffusait un chiche éclat, trônant sur des tables basses. L’orientation et l’investigation s’apparentaient à des concepts inconnus lorsqu’elles trébuchèrent sur des marches.

— Je suis restée assise trop longtemps…, soupira Cerille, grattant son cuir chevelu. Bon sang, dans quoi me suis-je embarquée ? Mes potes doivent s’inquiéter pour moi, maintenant !

— Moi, je n’en ai pas, dit Nada. Ça règle le problème…

Prenant appui sur la rampe, la soldate se redressa et prit conscience des alentours. Ses yeux lui prodiguaient une meilleure image de l’auberge, aussi les écarquilla-t-elle après avoir scruté à grande peine les deux directions. Aucune ombre ni âme ne semblait rôder dans le couloir.

— Narloi a disparu ! s’écria-t-elle. Que se passe-t-il, dans cette auberge ?

— Il est juste parti… de l’autre côté, envisagea Nada. J’attends que ma nausée passe puis on continue par là…

— Ta nausée ?

Cerille fut un support adéquat pour Nada. L’alcoolique sentit ses muscles se contracter, sa glotte se refermer et son œsophage se relâcher : elle dégobilla sur la brave guerrière et se sauva ainsi de quelque mauvaise substance ingérée. De l’acide gastrique, combiné à de la bile, gicla à une vitesse phénoménale de sa bouche pour asperger la soldate contre son gré. Sur son visage et sa broigne dégoulina un fluide complexe à la viscosité élevée, dont la teinte se manifesta plus bistrée que verte.

Cerille se frotta le visage après avoir avalé une gorgée par accident.

— Ah oui…, fit-elle en haussant les épaules. Voilà ce qui arrive quand on…

— Je me sens mieux, maintenant ! lança Nada, plein d’entrain. On continue ?

— Il le faut bien…

L’ivrogne et la militaire s’engagèrent dans le couloir suivant. Des gouttes du breuvage régurgité suivirent leur passage. Ces traces régulières scintillèrent légèrement sous la clarté nocturne, fût-elle modeste : une large fenêtre était encastré au fond du couloir. Trois portes se présentaient à la gauche des deux enquêteuses aussitôt qu’elles la découvrirent.

— Tu penses que cette mystérieuse femme se cache dans l’une des chambres ? demanda Cerille.

Nada opina du chef sans piper mot.

— Autant en avoir le cœur net ! J’espère que le tien est accroché…

Une dizaine de pas à réaliser semblait être à la portée de Cerille. Pourtant, plus elle progressait sur le plancher et plus elle titubait. Les effets de l’herbe montèrent à son cerveau et elle se perdit dans de nouvelles divagations : vision trouble et ombres véloces s’enchevêtrèrent. Une lueur aveuglante mais inexistante perturba sa stabilité.

Derrière elle, Nada se dirigea vers le mur latéral par enjambées si lourdes que seule Cerille ne pouvait percevoir. Elle actionna un levier enfoncé sur un interstice et déclencha le piège. Aussitôt, des nuées de fléchettes surgirent de tous les côtés. Mais elles se contentèrent de volter jusqu’à l’autre mur. Nada hoqueta de stupéfaction : la soldate s’était vautrée par terre, où elle avait évité involontairement l’embûche. Elle gémit, se gratta les cheveux, se releva et aperçut les dizaines de projectiles parsemant les deux murs.

— Je l’ai échappée belle ! s’écria-t-elle. Ça va, Nada ? Peut-être que tu n’as rien, je n’ai pas compris ce qui s’est passé…

— Bien sûr que je vais bien… puisque c’est moi qui ai posé ces pièges.

— Ah bon ? Est-ce que par hasard, tu cherchais à me nuire ?

— Évidemment ! C’est tout le but du piège !

Une dizaines de secondes fut requis pour que le déclic s’effectuât dans la tête de Cerille.

— Alors tu es la coupable ! désigna-t-elle.

— Non ! Je n’ai… rien à voir avec le meurtre de Riss ! Mon domaine, ce sont les pièges, pas le poison !

— Serais-tu ce que l’on appelle… une trappiste ?

— Pas du tout ! Je suis… Je ne sais plus trop, j’oublie tout le temps. Je crois qu’avant je fabriquais des pièges, un peu pour tout le monde, pour me divertir… Chacun doit trouver un but dans sa vie, pas vrai ?

— Ton objectif dans la vie, c’est de tuer les autres ?

— On n’accuse pas le forgeron des tueries commises avec ses armes. Puis c’est bien hypocrite, comme remarque, venant d’une soldate… Moi je fabrique les pièges. La pratique n’est pas toujours au top… Heureusement que j’ai été aidée…

Cerille voulut dégainer son arme avant de se rappeler qu’elle n’en possédait aucune.

— Un complice ! devina-t-elle. Qui est-ce ?

— Je… Je ne me souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que c’était le bon jour pour poser les pièges. Vous n’êtes pas très fréquentables, aujourd’hui…

— Laisse-moi deviner… Je me drogue donc je suis une mauvaise personne ? Ou alors tu me reproches de tuer des innocents pour l’armée ? Voire les deux ?

— Euh, peut-être bien… Je ne suis pas bien placée pour… critiquer les gens. Je cherchais juste une occasion pour tester les pièges et, pas de bol, c’est tombé sur toi.

— Sérieusement ?

— Ouais… J’en ai posé un autre, d’ailleurs, mais je ne sais plus où…

Cerille cherchait quel sort réserver à Nada, tant ses émotions se mélangeaient dans sa perception vacillante de la réalité. Cette chance ne lui fut pas accordée : l’alcoolique recula de quelques pas et marcha sur une trappe. Plusieurs cliquetis se produisirent et un pic pointu émergea du sol.

L’esquiva s’avéra impossible à cause des réflexes ralentis de Nada. Le pic l’embrocha de part et d’autre : son corps monta jusqu’au plafond où la pointe, perforant son torse, transporta l’ivrogne dont les bras et jambes pendouillaient. Le pic retourna à son emplacement après un certain temps et libéra Nada de sa sévère emprise. Un impact parfait à n’en point douter : une fente parfaitement circulaire, centrée sur le nombril, perçait son ventre des côtes au bassin. De son piège avaient été arrachés son foie et son estomac : les deux organes reposaient au-delà de sa tête, inondé de fluide vital. Le liquide qu’elle chérissait le moins.

— C’est beau… n’est-ce pas ? dit-elle, toute émue. De mourir… par… sa propre création.

Nada Blian ferma ses paupières et inspira une dernière fois avant de succomber à son intraitable blessure.

Le silence. Cerille le vécut, s’en imprégna jusqu’à satiété. Un second cadavre tapissait désormais le reluisant plancher de l’auberge. Une parure écarlate dont Gharest se serait bien passée. Malgré ses points communs avec Nada, la soldate profitait encore du goût âcre de l’existence. Des gargouillements remontaient de son estomac et menaçaient de s’en expulser, mais elle se cogna le thorax afin de préserver le malheureux sol.

— Bon…, fit-elle. Je devrais prévenir les autres de ce qui s’est passé… Je devrais retrouver Narloi et la femme encapuchonnée… Mais je me sens trop mal, je suis fatiguée… Donc je vais juste piquer un somme.

En tant que personne de conviction, Cerille tint sa parole sombra dans ce monde paisible que représentait le sommeil. Elle nota, juste avant de s’endormir, qu’une ombre avait de nouveau défilé dans sa vision. Une ombre réelle.

La fraîcheur de la sorgue n’atteignait guère la salle principale, trop protégée par ces murs boisés. Il y régnait pourtant une forte chaleur : elle était née de l’ardeur humaine accumulée dans cette pièce. Née de l’acier, excellente conductrice de ces ondes d’impétuosité. Née du piège, remarquable invention de l’espèce dominante. Née et sauvegardée pour de bon.

Gharest gardait une distance de sécurité vis-à-vis de Blitherina. Elle se calfeutrait dans un rôle qui lui seyait mieux : observer sa clientèle sur le point d’éclater en tension. La nouvelle capitaine surveillait chacun des potentiels coupables. Tukam, un bras déjà neutralisé, assis incommodément sur une des chaises. Daeron, soucieux de son jumeau, s’occupait de son membre brûlé tout en restant à l’affût des mouvements d’autrui. Lehaxa, devant son garde du corps, sa frayeur remplacée par la crainte. Geyrold, la main refermée sur la poignée de son épée, fixant le fond de la salle.

— C’est qu’on commence à s’ennuyer ! lâcha Gharest.

L’aubergiste essuya un regard si sévère qu’elle songea à bondir par-dessus le comptoir, avant de se rappeler qu’elle n’en avait pas les compétences.

— Arrête de parler pour ne rien dire ou je te raccourcis la tête ! avertit Blitherina.

— Tu ne trouves pas ça étrange ? demanda la patronne. Narloi t’affirme que l’un de ceux-là est coupable puis disparaît. Mon auberge n’est pas très grande ! Et puis, tu as entendu comme moi ces bruits, non ? Ils provenaient d’où ?

— Je commence à avoir ma petite idée…

Blitherina cessa de gamberger : grincer des dents et foudroyer des yeux les suspects l’avançaient peu dans son enquête. Son investigation la mena vers Daeron qu’elle menaça de sa fidèle lame. Même s’il ne fléchit pas sous la menace, le noble recula fort, manquant de se cogner contre la table.

— Tu menaces encore mon frangin ? tonitrua Tukam.

— J’ai de bonnes raisons de croire qu’il a assassiné mon ami Riss Oiri, affirma Blitherina.

— Ah oui ? Lesquelles ?

Daeron noua son écharpe et croisa les bras, peu intimidé.

— Je suis à ton écoute, capitaine, dit-il.

— C’est facile à déduire avec mes indices, argüa la garde. Une marchande n’aurait aucun intérêt à tuer le capitaine de la garde, surtout qu’elle est elle-même protégée par un garde. Ton frère a l’air trop bourru pour recourir un tel procédé. Tu es donc le coupable par défaut.

— Un raisonnement fort simpliste, si tu veux mon avis. Tes indices me semblent fallacieux !

— Pas besoin de chercher des plans trop complexes ! Tu as l’air assez futé pour te procurer du poison et installer des pièges. Plus que les autres, en tout cas.

Daeron arqua un sourcil et craqua ses doigts, peu convaincu.

— Mais sur quoi te bases-tu ? questionna-t-il. Sur mon apparence ?

— On peut tirer beaucoup d’informations de l’apparence, déclara l’épéiste. Au premier regard, tu ressembles à n’importe quel noble hautain. Tu es plus raffiné que les autres, tu affectionnes la luxure et tu aimes la compagnie des autres hommes.

— Pardon ? Ce ne sont des préjugés, pas des informations ! J’aime aussi la compagnie des femmes. Et en quoi ce serait important ? Crois-tu que cela me définit ?

— Voilà la réaction typique d’un coupable !

— Réfléchis, bon sang ! Tu t’imagines sérieusement que la même personne a empoisonné ton ami et installé les pièges. Il n’y a pas qu’un seul coupable, dans ces lieux…

— Ne cherche pas à détourner l’attention de toi ! Tu…

Un cri dépourvu de virilité les ramena à la réalité. Quelle ne fut pas leur étonnement en apercevant Lehaxa sous la menace d’une arme tranchante Geyrold venait de la coincer contre elle, son bras droit collé contre sa poitrine tandis que sa main gauche brandissait, à ras du cou de la victime, un crochet en argent.

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