Et l'Amour, bordel ?

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Peu avant l’aube, la pseudo impératrice Marie-Louise Joséphine fit sonner les hostilités et bientôt les restes de la nuit filèrent sans demander leur reste. Un assourdissant pilonnage depuis une flotte de bombardes volantes à l'Est de Paris prit place. Tous ces vaisseaux étaient équipés d’une demi douzaine d’obusiers dernier cri enrichis au puttonium, ce principe actif sécrété par les angelots et religieusement recueilli par des nonnes clarétines réformées.

Au sol, les défenses de la VIIe République ne tardèrent pas à réagir. Les imposants remparts s’entrouvrirent pour laisser pointer les canons rugissants des batteries anti-aériennes et anti-angéliques. Et dans le même temps, plusieurs escadrilles d’avions Ader-Satory prenaient leur envol depuis la base aérienne Eiffel. On était loin des planeurs hésitants d’il y a à peine quelques années. Avec leur puissant moteur au radium, ces coucous d’un nouveau genre étaient une promesse que la révolution se ferait dans le ciel.

Mais ce n’étaient que des hommes qui filaient droit dans les nuages, le domaine des anges. Ces derniers étaient d’ailleurs déjà en place sous la forme d’un essaim d’Erotes et de Chérubins aussi luisants que joufflus. Des nuées à ailes de papillons minuscules vinrent se positionner autour des bombardes impériales avant de charger les avions. Les angelots n’étaient pas dotés d’une puissance de feu conséquente, mais ils ne sentaient pas la douleur et ils savaient harceler les aviateurs avec un acharnement qu’on ne voit d’habitude que la nuit tard chez les poivrots ou au quotidien chez les amants éconduits.

Ça vrombissait au Sud, ça pétaradait à l’Est. Le ciel était une un opéra où la cacophonie menait l’orchestre avec trente-six baguettes et un pied bot.

•••

Dans le quartier général sous les remparts de la capitale malmenés par le pilonnage, les officiers de l’état-major français restaient droits dans leurs bottes, soulagés comme un seul homme d’être tous équipés d’une barre exo-squelettique, dispositif qui empêchait quiconque ayant un poste semi important de courber l’échine face à l’adversité.

Seuls deux hommes parvenaient à rester parfaitement immobiles sans le truchement d’un renfort mécanico-vertébral : le lieutenant colonel Galopin, chef ingénieur des armées, et Émile Combes, le président du Conseil. L’un parce qu’il avait toute confiance dans son système de défense, l’autre parce qu’il souffrait d’un vilain lumbago depuis la veille et que même frisoter du bouc causait de violentes douleurs au niveau des lombaires.

« Monsieur le président du Conseil, fit un lieutenant agitant une liasse de télégrammes, j’ai un télex de la Prusse demandant si, je cite, “tout baigne ah ah”, fin de la citation. Et le Premier ministre britannique fait savoir qu’ils sont disposés à intervenir même si on ne leur demande rien.

— Non, non et non ! s’emporta Combes, autant pour laisser s’exprimer la douleur que son indignation. Il est hors de question que ces pique-assiettes viennent faire ingérence dans nos affaires intérieures ! La nouvelle-nouvelle République capitulera mille fois face à l’Amour avant de se faire aider par les Anglais ou les Prussiens. Qui imaginerait la France perdre face à l’Amour ? Rappelez-vous toujours notre devise : Liberté, Égalité, Fraternité ! »

•••

Pendant ce temps, Mère la Violette, comme on surnommait la pseudo impératrice, s’égosillait dans le cornet télécommunicateur : « Et l’Amour, bordel !? »

Elle ne répondait pas à la saillie du président du Conseil, ce n’était qu’un cri de bataille pour raviver le moral des angelots et leur ordonner de sortir les armes cupidoniennes. Il s’agissait d’arcs minuscules avec lesquels les Érotes et les Chérubins tiraient des flèches miniatures et affublées d’un cœur gros comme ça en guise de pointe. Cet arsenal avait beau avoir l’air ridicule, il n’en était pas moins fatal.

Chaque aviateur touché par une flèche de Cupidon se mettait aussitôt à déclamer de la poésie plate à rimes aussi plates qui incluait souvent des inepties telles que « ô fleur de mai » ou « ma jolie maman » pour les plus jeunes. La tête dans les nuages, les soldats aériens ne pouvaient que s’écraser. C’était une juste punition pour des auteurs de tels lieux communs.

•••

Mais la République n’avait pas dit son dernier mot. Après d’interminables tractations, le général des armées réussit l’exploit de faire signer dix-sept exemplaires de son ordre par le président du Conseil et divers autres individus moins compétents qu’attachés à leur sacrosainte paperasse franco-parisienne. Et pendant que tous s’entreparaphaient les bacchantes et s’autocongratulaient avec émotion, les moustaches plus lustrées qu’à la parade, le général se fraya un passage jusqu’à un gros levier qu’il actionna avec orgueil et un petit grognement. Le micro signal qui en jaillit se dispersa le long des circuits souterrains qui tapissaient la capitale et après un bref silence uniquement là pour taquiner les anxieux, des tourelles d’acier jaillirent en grinçant de plusieurs dizaines d’endroits dans Paris, zébrant aussitôt le ciel de rafales lumineuses.

« Et vous êtes sûr de vous ? siffla Combes au chef ingénieur Galopin.

— Je concède que certaines variables sont inconnues, monsieur le président du Conseil. La philosophie n’est pas mon domaine de prédilection, mais j’ai confiance en la science. La science ne ment pas, l’eau bout toujours à 100°C à altitude 0.

— En hiver, elle bout moins chaud quand même.

— Euh… Monsieur le président ? »

Les tourelles Galopin, arme secrète de la nouvelle-nouvelle République, ne tiraient pas des balles conventionnelles, mais philosophiques. Le chef ingénieur Galopin avait anticipé que les troupes de l’Amour seraient insensibles aux armes traditionnelles. Or il savait par expérience que même une infime dose de stoïcisme, de nihilisme ou de cynisme suffisait à tuer dans l’œuf toute velléité romantique.

Dans les airs, l’effet fut radical. En quelques minutes, le ciel parisien fut teinté d’un camaïeu de gris jaunâtre, conséquence synesthétique d’une accumulation stagnante de trop de préceptes stoïques en altitude. Les Chérubins, les Érotes et leur cohorte joufflue se mirent soudain à fumer cigarette sur cigarette et se découvrirent un penchant prononcé pour l’alcool millésimé. Ils en oublièrent la bataille dans laquelle ils étaient engagés ; certains succombèrent à une crise de fatalisme aigüe, d’autres se mirent à ricaner en racontant des anecdotes humiliantes sur Platon.

La plupart désertèrent le ciel en montrant soit un doigt soit leur derrière au navire impérial.

Jusque-là fougueux et certain de ses prouesses, le vaillant assaut de l’Amour venait de s’échouer contre les remparts existentialistes. L’impératrice aussi, soudain rongée par l’idée que les sentiments exacerbés ne sont qu’une émanation de l’orgueil du sur-moi qui ne fait qu’atrophier toute raison, fit sonner la retraite en sanglotant.

En un instant, le ciel parisien redevint ordinairement moche.

Dans le quartier général, les officiers d’état-major prenaient déjà une pose triomphante lors de la prise de daguerréotypes de rigueur. Ils trépignaient tous intérieurement à l’idée de poster ces clichés… avec un timbre postal. À leur maman. On entendait ici et là des voix s’exclamer « sacré Galopin ! »

Et pour fêter ça, on sabra le champagne qu’on servit dans d’élégantes flûtes. Sauf pour Galopin qui dut se contenter d’un galopin à bière car on était blagueur et fin d’esprit dans l’état-major.

Personne ne se souciait du président du Conseil Combes qui se triturait le bouc en grinçant des dents. Il attendait que le couperet tombe. Il tomba sous la forme d’un pneumatique signé du président de la République Loubet qui annonçait sa démission et la dissolution sine die de l’Assemblée Nationale. Combes jura assez fort pour que le silence se fasse autour de lui. Puis il jura plus fort encore pour que les étourdis du fond la ferme à leur tour.

« Monsieur le président ? s’enquit une voix encombrée par les bulles.

— En laissant sa femme Marie-Louise prendre le contrôle de l’armée de aéroangélique française, en réglant ses problèmes conjugaux à coups d’artillerie lourde qui a mis à mal notre capitale, le président de la République a manqué à tous les devoirs exigés par sa fonction solennelle. Du fait de ces fautes qui relèveraient de la trahison s’il n’avait pas l’immunité à vie, le président de la République a décidé de démissionner et a dissout l’Assemblée Nationale. Pour se consacrer à sa famille… Nom de… Messieurs, nous avons repoussé l’Amour et cela, nous devons en être fiers. Nous sommes la France, après tout. Hélas, Cupidon nous a bernés, la VIIe République est morte.

— L’Amour, quel bordel… »

FIN

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