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Si tes jérémiades induisent le plus souvent une absence de réponse de la part de ta famille, de temps en temps elles donnent lieu à une conversation pleine de vérité. Dernièrement, c'est avec ta tante Cloche que tu as pu en avoir une. Comme à son habitude, elle était de bonne humeur et pleine de patience. Mais cette fois ci, au lieu d'investir sa bonne humeur et sa patience dans le chant, elle les a utilisées pour réagir à tes plaintes d'une façon surprenante : « Tu me fais rire, Persil. D'une certaine manière, toi et moi, on se ressemble ; ou même on se complète. A nous deux, on est le parfait contraire du cliché de l'artiste malheureux. Moi, parce que j'arrive à être artiste en étant pleinement heureuse. Et toi, parce que tu arrives à être malheureux en n'étant absolument pas un artiste. »

Peut-être que tu as quand même des points communs avec un artiste, à commencer par un souci prononcé de ton individualité (au sujet duquel j'ai déjà écrit). Tu as envie de ne pas être considéré comme un objet utile ; mais en même temps ça ne t'empêche pas d'avoir extrêmement envie d'être utile ! Ce n'est pas ce qui fait que tu n'es pas un artiste, d'autant plus que tu considères l'art comme utile. Est-ce que son utilité n'est pas justement de dégager la vie du piège de l'utilité ? Enfin, ça, c'est ce que je pense moi. Toi, tu te contentes de penser que l'art est utile car il est à-même d'agir sur les mentalités et les façons de penser. Dans tous les cas, nous ne sommes pas face à un grand mystère. Tu n'es pas un artiste car tu as bien trop d'aversion au risque et à l'incertitude. Tu es malheureux comme un artiste car l'insatisfaction face au monde, celle-là même qui peut inspirer à certains des œuvres d'art, est ce qui t'inspire à toi des plaintes quotidiennes et des envies de crier à l'injustice. Qu'il est bête de penser qu'être capable de voir l'injustice du monde engendre nécessairement des œuvres magnifiques. Il n'en est rien. Chacun a ses manières de faire face, et certains ont juste des manières de faire face plus belles et plus productives que les tiennes.

Mais ce que tu n'arrivais pas à comprendre, c'est que ta tante soit attirée par l'art, alors qu'elle ne semble pas avoir d'insatisfaction (ni quoi que ce soit d'autre) à exprimer. La partie du paradoxe qui la concernait elle t'intriguait bien plus que celle qui te concernait toi. Elle t'a expliqué qu'elle avait bien quelque chose à exprimer. D'après elle (et je dois reconnaître qu'elle a probablement raison), il est absurde de penser que l'insatisfaction est la seule chose que l'on puisse avoir à exprimer. Elle a la capacité de ressentir de la joie et de remarquer les choses qui en procurent ; et assez de jugeote pour constater que la plupart des êtres humains n'ont pas la même chance qu'elle. N'est-il pas compréhensible alors (presque normal) qu'elle ressente le besoin de partager cette joie et d'attirer l'attention de tous vers ce qu'ils semblent incapables de voir ? Toi, tu estimes primordial de regarder l'injustice et l'absurdité pour pouvoir les combattre et les éliminer. Elle, elle estime primordial de regarder ce qu'il y a de beau dans la vie pour ne pas passer à côté (comme on risque de le faire quand on se centre, comme toi, uniquement sur ce qui est améliorable).

Elle a ajouté : « Je sais bien que tu me trouves superficielle, Persil. Tu me trouves bête, parce que tu es incapable de voir que la joie puisse être un choix et pas seulement le fruit de l'incapacité à regarder la vérité en face ou que sais-je. Je choisis de regarder le positif, c'est tout ! Tu trouves ça accessoire, mais pas moi. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi ce qui ne va pas compte plus que ce qui va. Je sais bien que je ne suis pas la personne la plus brillante du monde, alors peut-être qu'il y a quelque chose qui m'échappe. Mais ce qui me fait de la peine, c'est que tu ne te contente pas de me trouver moi superficielle ; tu trouves toute joie superficielle, et tout art superficiel.

— Je ne trouve pas l'art superficiel ou accessoire ! Pas du tout même !

— Oh ! Admets-le ! Mes colliers musicaux ne sont que des ornements, de même que la musique qu'ils engendrent : c'est toi qui l'a dit.

— Tes colliers, peut-être ! Mais l'art peut être beaucoup plus que ça. L'art peut vraiment changer le monde ! Je le crois sincèrement.

— Ouf, je suis soulagée ! Ce n'est pas tout art qui est accessoire ; juste le mien.

— Ce n'était pas pour être méchant. C'est tellement tellement rare d'avoir l'occasion de faire quelque chose d'utile ! Tu crois que moi je fais quelque chose d'utile ? Tu crois que mon travail n'est pas accessoire lui aussi ? C'est si rare de faire quelque chose qui change vraiment les choses ; mais je crois sincèrement que l'art est la seule chose qui en ait le pouvoir.

— La seule ? Carrément ! Mais je croyais que tu voulais changer les choses ! Pourquoi tu ne fais pas de l'art alors ?

— L'art est un domaine où les chances de succès dépendent presque uniquement du hasard. C'est tellement injuste ! Et beaucoup trop risqué.

— Risqué ? D'un côté une chance minime de changer les choses, et de l'autre aucune chance de changer les choses. C'est quoi le risque du coup ? Risquer de réussir ?

— Bon, d'accord, l'art n'est peut-être pas le seul moyen de changer les choses. Mais, quelque part, ce serait le plus juste. Si on pouvait commencer par changer les mentalités et les façons de penser, ensuite on n'aurait plus qu'à mettre en place les systèmes qui s'accordent avec.

— Alors tout le monde serait d'accord et personne ne te bloquerait, car tous, transformés par l'art, voudraient aller dans le même sens ?

— Peut-être que c'est illusoire. Mais je pense vraiment que l'art peut avoir ce genre d'effet. Alors que là, même quand je me retrouve à mettre en place des choses qui sont justes et profitables, personne ne veut y croire. Ces changements sont trop éloignés de leurs mentalités. Ils finiront par constater que c'est vraiment profitable, mais en attendant je suis forcé de le faire contre leur volonté. Et je n'aime pas ça. C'est juste mais ça semble injuste.

— L'art serait plus juste ?

— L'art est plus juste dans sa manière de changer les mentalités : il expose à la diversité des façons de penser et permet de choisir celle qui te convient le mieux. Il est plus juste pour ceux qui le subissent, mais reste injuste pour ceux qui l'exercent. Et surtout, il est injuste parce qu'il est laissé aux mains du hasard alors qu'il est très loin d'être accessoire ! »

Devines-tu ce qui me choque dans cette discussion, Persil ? As-tu remarqué comme tu n'as répondu qu'à la moitié de l'accusation de Cloche ? Tu as très bien répondu sur l'accusation de trouver l'art superficiel, mais totalement laissé de côté l'accusation de trouver la joie superficielle. Après tout, Cloche n'a peut-être pas eu tort de tenter de te sonner les cloches. N'est-ce pas un peu bête de tant vouloir améliorer les choses qui ne sont pas optimales alors qu'on est incapable de savourer les choses qui sont déjà optimales et celles qui ont déjà été améliorés ? A quoi servirait de changer les choses pour introduire plus de justice, si personne n'était ensuite capable d'apprécier cette justice car tous seraient trop occupés à regarder les injustices qui restent ? N'aurait-t-on pas le droit de profiter de la vie avant qu'elle ne soit absolument parfaite ? Mais bon, ce que j'en pense, c'est qu'avec toute ta brillance, tu devrais pouvoir être capable de faire les deux à la fois : apprécier le positif qui est, et combattre le négatif qui reste. Tu devrais pouvoir en être capable ; mais pour l'instant c'est encore loin d'être le cas.

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