AH

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Hormis le récit que ton petit-frère vous avait fait de sa rencontre avec Raiponce, tu ne l'avais jamais jusqu'ici entendu manifester un intérêt prononcé pour quiconque (encore une fois, ce n'est pas à ta collègue que je fais référence). Alors, quand, en ouvrant la porte d'entrée pour rentrer chez toi, tu es tombé sur une longue chevelure blonde, tu n'as été que moyennement surpris. Que Raiponce soit la nouvelle petite-amie de Chardon, ça ne t'étonnait guère. Que Raiponce ait pu s'échapper de sa tour, ça ne te surprenait pas beaucoup non plus (le récit de leur rencontre ayant rendu évidente la possibilité d'évasion).

Ce qui t'a plus étonné, c'est que ce n'est pas en faisant pencher sa tour que Raiponce en est sortie. En fait, elle n'a jamais vraiment voulu sortir de sa tour ; elle a juste voulu tester les idées apportées par Chardon en commençant à se nourrir de carton. Le problème, c'est que ce qu'on mange tend à disparaître sans se régénérer (surtout quand il ne s'agit pas de fruits). Et, une fois que Raiponce a terminé de grignoter sa tour en carton, elle s'est trouvée bien embêtée et bien près du sol. Par chance, Chardon passait par là (tu as appris plus tard qu'il ne s'agissait absolument pas de chance, mais qu'il passait chaque jour pour observer la belle et suivre l'avancée de sa consommation alimentaire en attendant ce jour fatidique).

Par chance ou par malchance, tu n'as pas cette fois ci eu le droit au récit détaillé de leur échange. A croire que le bougre se soucie de son intimité et souhaite avoir un jardin secret ! Bon d'accord, on ne peut pas vraiment le lui reprocher, ni même s'en étonner. En fait, c'est un point commun que vous avez tout les deux : toujours du monde quand il s'agit de se plaindre ou de critiquer, et beaucoup moins de bagout quand il s'agit de parler de ce qui nous touche profondément et de ce qu'il y a de beau et de plaisant dans la vie. A croire que le bonheur ne mérite pas attention, et que seule l'insatisfaction est un sujet assez noble pour être traité !

Personnellement, je ne partage pas ce point de vue. Et, pour avoir déjà écrit un certain nombre de pages te concernant, je pense que je peux me permettre d'avoir une opinion sur les sujets littéraires. En fait, si je devais choisir une couronne, ce serait probablement celle qui vient avec le fait d'écrire : une couronne de cheveux, comme celle de ton ancien camarade Pigment. D'ailleurs, tes retrouvailles avec lui contiennent aussi, à mon humble avis, quelques éléments méritant d'être racontés. Pas vraiment sur le contexte, mais bon je me dois quand même de le mentionner pour la compréhension d'un éventuel lecteur : tu as juste croisé dans la rue (croisé pour de vrai, pas comme Chardon avec Raiponce) ce Pigment, qui était au temple de la découverte en même temps que toi. Vous avez échangé brièvement sur vos situations actuelles. Comme je l'ai dit, rien d'intéressant là dedans.

La première chose intéressante, c'est ta réaction face à ses questions. Tu avais toujours, jusqu'ici, cru qu'avoir réussi sa vie, c'était pouvoir répondre avec fierté à la question « Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? ». Sauf que « Vérificateur pour le compte du ministère du Carton » est, à la rigueur, une réponse pompeuse que tu peux donner fièrement à quiconque (est-ce encore la peine de préciser que je ne parle pas de ta collègue ?) ignore ce que ce poste recouvre concrètement. Mais finalement, ce n'est pas du tout suffisant pour avoir réussi dans la vie. Ce que Pigment t'a permis de réaliser, c'est qu'avoir réussi dans la vie, c'est surtout pouvoir répondre avec fierté à la question : « Est-ce que tu aimes ce que tu fais ? » Ça, assurément tu ne le peux pas. Mais est-ce que qui que ce soit (je m'abstiens de dire "quiconque", pour éviter la confusion) peut répondre à cette question un vrai "Oui" totalement entier ?

Pas Pigment, en tout cas. Même lui, qui est au tout début de sa carrière (étant moins brillant ou moins fan de smoothies que toi, il est sorti plus récemment du temple de la découverte, bien que vous y soyez entrés en même temps), s'est déjà résigné à accepter une demi-satisfaction. Pourtant, il porte une couronne de cheveux : le rêve ultime à mes yeux (même si mes yeux sont biaisés car ce sont des yeux de mouches et que les mouches n'ont pas de cheveux) ! Pigment va gagner sa vie de la seule manière qui n'exige pas d'être quelqu'un d'autre que soi-même et permette d'être payé pour être pleinement soi-même plutôt que pour faire semblant d'être un autre : en écrivant. Sauf que (et c'est là tout le problème) on ne gagne pas vraiment sa vie en écrivant. Une couronne de cheveux c'est très joli et c'est le mode ultime d'authenticité, mais ça ne met pas beaucoup de carton dans le panier (à moins d'avoir énormément de chance en plus d'un talent monstre). Et, Pigment a peut-être beaucoup de talent, mais il n'est pas du genre à miser sur la chance.

Trop conscient des concours de circonstances qui concourent au succès dans ce genre de profession, il a choisi de se sécuriser en occupant simultanément un autre emploi. Autre emploi qui, évidemment, occupera la majorité de son temps. A première vue, cette autre activité est plutôt plaisante et tout à fait signifiante et honorable : Pigment travaille pour le temple de la découverte ! La grande classe, n'est-ce pas ? En fait non, car ce n'est pas comme s'il avait la liberté de créer des smoothies personnalisés, selon ses envies ou celles de ses élèves. C'est juste un cueilleur de fruit, qui doit récolter, écraser, mélanger et touiller, dans le bon ordre et au bon rythme, en suivant à la lettre les recettes qu'on lui a fournies. Tout de suite, ça fait moins rêver ! Pigment consacre donc la majeure de son temps à une activité qu'il considère comme un second choix, et sa belle et naturelle couronne de cheveux est recouverte par une autre couronne. Voilà le deuxième point intéressant de l'histoire : de quoi te faire relativiser de ta propre insatisfaction, Persil (si tu étais un tant soit peu capable de relativiser).

De façon tout à fait personnelle, j'ajouterai que les couronnes de cheveux comportent certainement un autre piège. Tresser une couronne de ses propres cheveux et gagner sa ration de carton à se montrer tel que l'on est : quelle belle idée ! Mais, très vite, ne perd-on pas sa liberté, à avoir transformé son identité personnelle en une image publique ? Ne devient-on pas prisonnier de ce regard extérieur, tenu d'être conforme à ce que l'on a été jusqu'ici, de se montrer toujours à la hauteur, d'adopter un parcours cohérent et signifiant, perdant son droit à l'erreur ? Brrr… Je suis bien contente d'être une mouche, car aucune de vos couronnes ne semble enviable. Je ne sais pas si c'est une leçon digne de te faire relativiser, ou juste de te désespérer. La bonne nouvelle, c'est que je n'ai aucun risque de te désespérer : il n'y a déjà plus aucune lueur sur ton visage.

Mais, même si personnellement je trouve le cas de Pigment bien plus intéressant et riche pour toi de potentiels enseignements, ta curiosité à toi tend plutôt vers les aventures de Chardon et Raiponce. Comme je le disais, ton frère a été fort avare en renseignements. Nous savons que Raiponce a mangé sa tour et que Chardon l'a "croisée" à son pied (même si on ne peut probablement pas parler du pied d'une tour quand il n'y a plus de tour), mais ça s'arrête là. Aucune information sur ce qu'ils se sont dit, ni sur (ce qui est probablement bien plus amusant) comment ils se le sont dit. Tu te doutes qu'il a probablement été questions de sentiments, car c'est sous le titre de "petite-amie" que ton frère vous a présenté la princesse ce soir. En même temps, tu as un mal fou à imaginer Chardon parler de sentiments. Mais, comme ta petite mouche est sympa et a la machine à écrire facile, elle va le faire pour toi. Peut-être qu'il s'est passé quelque chose comme ça :

« Princesse, où est ta tour ?

— Je l'ai mangée.

— Et c'était bon ?

— Pas aussi bon que te revoir. Et pas aussi bon que des fruits.

— Tu es contente de me revoir ?

— Non ; je disais ça pour te faire marcher.

— C'est plutôt toi qui va devoir marcher pour me suivre, maintenant que tu n'as plus de tour.

— Tu m'as piégée ?

— C'est cette tour qui te piégeait.

— Tu voulais m'en libérer ?

— Non, je n'avais pas tant de suite dans les idées : je voulais juste t'informer que le carton est comestible. C'est seulement quand je t'ai vue commencer à manger ta tour que j'ai compris qu'il pourrait y avoir un autre avantage.

— Je n'ai plus où vivre. Tu trouves que c'est un avantage ?

— Peut-être. Il y a écrit quoi dans tes livres ?

— Que quand la princesse est au plus bas, c'est là que le prince charmant débarque pour la sauver. Et, au plus bas, c'est exactement là que je suis : littéralement.

— Il ne faut pas croire tout ce qu'on lit dans les livres.

— Donc, tu n'es pas mon prince charmant ?

— Ça ne veut pas dire qu'on ne doit rien croire de ce qu'on lit. »

Tu en penses quoi, Persil ? A ton avis, crédible ? Moi, je trouve que oui. Je ne sais pas si c'est ce qu'il s'est passé, mais en tout cas c'est certainement quelque chose qui aurait pu se passer. Je trouve que je ne me débrouille vraiment pas mal, quand il s'agit d'inventer des histoires ou, de façon plus générale, d'en raconter.

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