AF

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Faute de pouvoir interroger ton frère comme tu en avais l'intention, tu as dû te contenter de l'entendre monologuer toute la soirée. Enfin, monologuer n'est peut-être pas le bon terme, car ce que faisait Chardon correspondait peut-être plus à un dialogue, même si ni toi ni les autres membres de ta famille n'étaient invités à y participer. Il dialoguait seul, jouant tour à tour son propre rôle et celui des autres personnages avec qui il avait eu l'occasion d'échanger dans la journée. Personnages dont étaient Raiponce (tu t'en doutes), mais également la sorcière.

Sur la foi que l'on peut accorder à la fidélité des retranscriptions de Chardon, je ne me prononcerais pas. Sur celle que l'on peut accorder à celle de mes retranscriptions de ses retranscriptions, je me prononcerais encore moins. Mais je vais faire de mon mieux pour essayer de reproduire ce que j'ai entendu ; en me retenant autant que possible de verser dans la parodie. Tout a commencé par une idée de génie qui a traversé l'esprit de ton petit frère au réveil. Lui qui est constamment hanté par l'idée que chaque génération doit subir les conséquences des choix de celles qui l'ont précédée, venait de trouver le symbole parfait pour représenter cette idée. Raiponce était ce symbole !

Apparemment, contrairement à toi et comme tous tes collègues, Chardon connaissait la légende : cette princesse avait été enfermée pour punir sa mère d'avoir osé voler un fruit pour le manger. C'était un symbole doublement parfait : une princesse devant payer pour les erreurs de ses parents, et dont la mère se trouvait justement être cette reine Inertie que Chardon jugeait responsable du problème en soi (que chaque génération ne naisse pas complètement libre et isolée). Le symbole est d'ailleurs triplement parfait, si on prend aussi en compte le fait que l'acte puni ait été de manger des fruits en lieu et place du carton, ce qui constitue une manière comme une autre de rompre avec les traditions léguées par les générations passées.

Enthousiasmé par la puissance de ce symbole du problème que ton frère a semble-t-il décidé de considérer comme source de tous les maux, il avait pris la résolution d'aller voir de plus près cette Raiponce. Quelle était exactement son intention ? C'est un point de son récit qui est resté plutôt flou. A mon avis, il espérait pouvoir lui parler en criant depuis le pied de la tour, pour la convaincre d'accepter de prêter son image et devenir emblème d'un mouvement de rébellion (ou allez savoir quoi). En tout cas, il a eu la chance d'arriver au moment où Raiponce se coiffait avec l'aide des oisillons, et cette natte qui lui a semblé une parfaite échelle lui a permis de préserver ses cordes vocales (et aussi probablement, même s'il ne l'a pas mentionné, de voir la princesse de plus près). L'échange entre lui-même et Raiponce, qu'il a eu la bonté de vous jouer, ressemblait peu ou prou à ça :

« Princesse, je peux monter ?

— Comment ça ?

— Je peux monter ?

— Ça, j'avais compris ! Mais pourquoi Princesse ?

— Tu n'es pas une princesse ?

— C'est quoi une princesse ?

— Ce sera plus simple à expliquer une fois en haut. Tu m'autorises à te rejoindre ?

— Si tu veux. Mais comment ?

— En grimpant à ta chevelure.

— Tu m'as l'air un peu plus lourd qu'un oiseau.

— Justement.

— Comment ça justement ?

— Avec mon poids, la tour va pencher ; il n'y aura plus que quelques mètres à grimper.

— Et tous mes objets à ranger, car tout sera tombé.

— Je pourrais t'aider.

— Alors là, je suis partante ! Parce qu'en fait la plupart des choses sont déjà dérangées.

— Je peux alors ?

— Oui.

— Tu vois, la tour penche.

— Tu vois, tout est dérangé.

— Mince ! Une fois que j'aurais lâché, la tour va se redresser soudainement.

— Tu n'aurais pas pu y penser avant ?

— Et toi ?

— Moi, je n'ai pas à penser ; je suis une princesse.

— Je croyais que tu ne savais pas ce que c'était.

— Je te faisais marcher.

— Et dans quel but ?

— Je l'ignore. Dans les livres que je lis, certains font ça et semblent y trouver une certaine satisfaction. Alors j'ai voulu essayer.

— Et tu y as trouvé une certaine satisfaction ?

— Je crois que oui.

— Et la sorcière, tu ne peux pas la faire marcher ?

— Elle ne me parle jamais. Elle ne fait que me jeter des fruits.

— Pourquoi ?

— Oh, ce n'est pas contre moi. Je crois qu'à sa manière, elle tient à moi. Et qu'elle me veut du bien. Mais elle a appris que, en général et toutes choses considérées, parler aux gens apporte plus de désagrément que de satisfaction.

— Comment tu peux savoir ça vu qu'elle ne te parle jamais ? Tu me fais encore marcher ?

— Non. Je le sais parce que c'est écrit dans un livre de conseils écrits de sa main. Un jour, elle m'a m'a lancé ce livre ; c'est pour ça que je pense qu'elle tient à moi.

— Pourquoi tu me parles, alors ? Si tu crois ses conseils, tu ne penses pas que ça va t'apporter plus de désagréments que de satisfaction ?

— Je ne crois pas tout ce que je lis.

— Pourquoi pas ?

— Il était écrit dans un livre que croire tout ce qu'on lit n'est pas forcément une bonne idée.

— En fait, quand je demandais pourquoi, je parlais des fruit ; pas du fait de parler. Pourquoi elle te jette des fruits ?

— Parce que c'est plus simple que de grimper à mes cheveux en dérangeant tout.

— Mais pourquoi as-tu besoin de fruits ?

— Quelle question ! Pour me nourrir, pardi !

— Mais tu es entourée de carton !

— Et alors ?

— Tu pourrais le manger.

— Manger du carton ? Mais quelle idée !

— Et pourquoi pas ?

— Le carton est un poison : c'est écrit dans le livre de conseils.

— Je croyais que tu ne croyais pas tout ce que tu lisais.

— Ça ne veut pas dire que je ne dois rien croire de ce que je lis. »

Je ne vais pas continuer comme ça indéfiniment ; je pense que tu as compris l'idée. De toute façon, ce n'est pas comme si tu n'avais pas déjà entendu tout ça de la bouche de ton frère. Et si jamais tu l'as oublié, tu pourras toujours lui demander de te le rejouer. Je crois que ce pauvre Chardon n'oubliera jamais aucun des mots de Raiponce, tant il semble déterminé à considérer (et conserver) chacune de ces absurdités comme un précieux trésor. Je ne sais pas ce qui le fascine autant. Enfin si, je sais tout à fait ; la fraîcheur et l'originalité d'une personne ayant eu l'occasion de vivre coupée de la société, et l'idéal que cela représente à ses yeux.

Malgré cette fascination, Chardon avait fini par se décider à redescendre de la tour. Curieusement, il n'a même pas pensé à libérer Raiponce. L'injustice de son enfermement a été évoquée, mais la possibilité d'une évasion n'a pas été mentionnée. Pourtant, soyons logiques, une fois la tour penchée lors de la descente de Chardon, il aurait été particulièrement aisé pour Raiponce de sauter par la fenêtre et d'atterrir en liberté avec lui quelques mètres plus bas. Si tu te souviens bien, j'ai écrit un jour être convaincue que Raiponce n'a pas conscience du fait qu'être enfermée dans cette tour pourrait être considéré comme une chance. Et bien, je commence à penser que j'avais peut-être tort d'écrire ça ; elle doit en avoir conscience. Quelle personne enfermée manquerait une pareille occasion d'évasion ? Seulement celle qui souhaiterait rester enfermée !

Pour en revenir au récit de Chardon, il s'est poursuivi sur une retranscription de l'échange qu'il a eu avec la sorcière en tombant sur elle (je n'ai pas très bien compris si c'était littéral ou figuratif) après être descendu de la tour. A croire que certaines situations méritent quand même que celle-ci daigne ouvrir la bouche et échanger avec d'autres êtres humains :

« Halte là ! D'où viens-tu ?

— De la tour. Ça se voit.

— Sale égoïste ! As-tu pensé aux conséquences de tes actions ?

— Le rangement, c'est ça ? J'ai aidé Raiponce.

— Parce que tu crois vraiment que ta descente n'a pas créé un nouveau besoin de rangement ? Mais je ne parlais pas de ça ! Je parlais du poison.

— Décidément, vous semblez avoir une sacrée phobie du poison.

— Comment ça ?

— Vous avez convaincu Raiponce que le carton est du poison.

— Parce que c'est le cas ! Votre carton est un poison ! Votre monde est un poison ! La société est un poison !

— C'était donc une métaphore ! A ce compte là, vous avez peut-être raison.

— Et toi aussi, fruit de la société, tu es un poison. Qu'est-tu venu mettre dans l'esprit de cette pauvre enfant ? Elle était parfaitement heureuse et tu es arrivé pour introduire le chaos.

— Elle n'était pas parfaitement heureuse ; il lui manquait au moins une chose.

— La compagnie, c'est ça ? Ou pire : l'amitié ? Quand même pas l'amour ? Naïf que tu es !

— Je parlais simplement du fait d'avoir quelqu'un à faire marcher. Quelqu'un dont se moquer, ou avec qui rigoler. Mais je suppose qu'on pourrait aller plus loin dans ce raisonnement.

— Tu crois m'avoir en mentionnant, comme par hasard, les aspects des interactions humaines les plus susceptibles de plaire à une méchante sorcière ? Mais je ne suis pas une méchante sorcière !

— Alors pourquoi vos yeux sont-ils rouges ?

— Ils ne sont pas rouges, ils sont rose fushia ! Le plus rose de tous les roses, car je suis la plus heureuse des personnes en ce monde !

— Ils sont rouges ! Allez, rouge fushia, à la rigueur, je veux bien vous l'accorder.

— Il n'y a pas d'absolu en matière de couleur jeune homme, comme en aucune matière. Tout est une histoire de comparaison, et que mes yeux soient rouges comparé aux vôtres ne signifie pas qu'ils ne soient pas roses sur l'échelle du bonheur. La comparaison, quel poison ! Pas d'interaction sans comparaison, et pas de comparaison sans poison !

— C'est bien hypocrite venant de votre part !

— Comment ça ?

— Quand on ne se compare pas, on accepte de partager. Quand on ne pense pas que la valeur d'une chose est amoindrie par le fait que les autres en aient aussi, on accepte de partager.

— Tu parles de ce fameux fruit ?

— Bien sûr ! N'est-ce pas parce qu'Inertie a essayé de vous prendre un fruit que vous avez enfermée sa fille ?

— C'était effectivement la cause. Mais ça ne signifie pas que ce soit la raison, et que mon action ait constitué une punition comme vous semblez tous le penser. C'est avec grand plaisir que je partage mes fruits avec Raiponce. J'aurais donné un fruit à Inertie sans problème, mais seulement si ça avait été sans conséquences. Inertie était la reine ; un modèle pour tous ! Je devais la dissuader : si elle s'était mise à manger des fruits, tout le monde l'aurait suivie.

— Aurait-ce été si catastrophique ?

— Je me suis exclue du monde en carton pour me créer un îlot de paradis, un jardin du bonheur dont je mange les fruits chaque jour. Que deviendrait ce jardin du bonheur si on lâchait les fous à l'intérieur ? Quelle serait la couleur de mes yeux si tous les yeux étaient roses fuchsias ? Quelle serait la valeur de mon mode de vie s'il perdait sa singularité ?

— J'avais donc raison, vous êtes rongée par la jalousie !

— Faux. Je suis peut-être rongée par la tendance à me comparer. Mais pour être jalouse, il faut être dans la position la moins enviable. Ce n'est pas mon cas !

— Pas d'interaction sans comparaison, vous avez dit tout à l'heure. Mais la réciproque n'est pas vraie, et vous parvenez parfaitement à vous comparer sans interaction. Alors à quoi bon vous priver de celles-ci ?

— Dans tous les cas, je vais me priver de celle-ci. »

Sur ces mots, la sorcière avait interrompu son échange avec Chardon et s'était mise à jeter une nouvelle salve de fruits par la fenêtre de sa prisonnière. Cet événement marquait la fin de l'interminable mono-dialogue de ton petit frère. Décidément, cette journée avait pour lui été riche en enseignements et en rebondissements (comme ça peut être le cas lorsqu'on n'est pas prisonnier derrière un bureau). Quant à savoir si la visite de Chardon a constitué un poison et quelles en seront les conséquences, il est encore trop tôt pour le dire. Je dois avouer qu'une partie de moi espère que cette histoire n'aura pas de suite. Je suis de tout cœur dans ton camp, Persil, et (même si ton frère et toi n'êtes pas en compétition) il faut admettre que l'idée que Chardon mène une vie palpitante (digne d'un conte de fées) semble empirer le fait que la tienne soit une routine barbante. A croire que la sorcière a raison, concernant les comparaisons.

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