Le premier saut en parachute

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Je devine par le hublot des nuages effilochés. L’avion militaire, un Transall, s’insinue entre des couches d’air instables. Nous sommes à quatre-cent mètres d’altitude ; il est 10 heures du matin.

Je balaie du regard deux rangées serrées de soldats en vis-à-vis, engoncés dans le harnais. Tout semble exacerbé. Une odeur forte de sueur se dégage, amplifiée par l’absence de ventilation. Les moteurs induisent de sourdes vibrations dans l’habitacle et jusque dans mes dents.

L’éclairage tamisé, aux multiples lucioles, produit une ambiance de veillée funèbre. Nous sommes soixante militaires à bord. On devine à peine les visages sombres sous un casque très fortement sanglé pour protéger les cervicales.

J’ai chaud – l’émotion sans doute et une tension palpable. Mon ventre émet des bruits insolites et l’une de mes jambes, décidée à vivre sa vie, s’agite frénétiquement, en signe d’excitation.

Je pense à ma fiancée, restée en Bretagne. Ici, nous survolons les environs de Pau.

Je repasse mentalement le film de la semaine d’entrainement : exercices physiques, tour de saut, harnais, réceptions au sol, pliage...

« Je me souviens de tout, alors, pas d’angoisse ! »

Deux spécialistes largueurs accèdent aux ouvertures latérales dans la queue de l’appareil.

D’un coup, je perçois un air vif qui emporte les odeurs et une lumière intense qui éblouit. Un mannequin [i] est jeté dans le vide par l’une des portes. C’est le premier sauteur. Du regard, à mesure que l’avion progresse, le largueur estime la dérive [ii].

De ma place, rien ne m’échappe. Le dénouement approche. Un grésillement audio se fait entendre. Informés sur les conditions de saut, les pilotes amorcent un virage sur l’aile. La pesanteur et la gravité triturent mon estomac.

Les largueurs aboient deux ordres : « Debout ! Accrocher ! ».

Malgré l’ambiance très sonore, tout le monde se dresse comme un seul homme. Je fixe ma sangle d’ouverture automatique à un filin métallique qui court au plafond. Les instructeurs passent en revue chaque colonne orientée vers la seule issue possible : la porte.

Même debout, je n’arrive pas à apaiser les crampes d’estomac. Ma respiration et mon palpitant entament une séquence émotion. Mes jambes semblent faites de coton et je sens la pression. Je décompresse. Un sifflement aigu et couinant sort de mes oreilles et je perçois une ambiance de hall de gare.

« Serrer vers l’avant ! »

Immédiatement, notre « chenille » entre en mouvement. « Je suis prêt et décidé. Enfin ! Je crois ? » Mon champ de vision se rétrécit. Je devine un voyant qui passe au rouge, accompagné d’une tonalité sonore.

« Cette fois, on saute ! »

L’homme de tête pose ses mains dans l’encadrement de la porte, un pied au bord du vide. Le régime des moteurs s’estompe et l’avion glisse.

Mentalement, je déroule la séquence de sortie de l’appareil : Une fois la porte franchie, croise les bras sur le ventral, rentre la tête et attends l’extraction complète du parachute. Ça secoue, il paraît. Tout va bien se passer ?! Souffle. Allez !

Go ... Go ... Goooo ... fffffllll...

Comme au ralenti, je sors de l’appareil, encore imprimée sur mon épaule, la tape musclée du largueur qui cadence le rythme de sortie. Tel un pantin désarticulé, mes jambes tentent de fuir le reste de mon corps.

Une seconde de trop, je veux par défi, embrasser le vide. Le vent s’engouffre sous le casque et la mentonnière me cisaille à vif le menton. Je prends une tarte monumentale à deux-cent kilomètres heure.

Après ce passage à tabac, une douceur relative s’installe. Au-dessus de moi, détail rassurant, je découvre avec bonheur une coupole en soie kaki, bien ouverte, sur fond de ciel gris et bleu. Intérieurement, comme par magie, je constate que mes appréhensions sont restées à bord de l’avion. « Génial ! »

Le sol vert foncé est immense ; je devine des ondulations et des détails d’infrastructures. L’air siffle sur mes vêtements et provoque des claquements répétés. Je sais que le saut ne dure qu’une minute et je fais pourtant des calculs très précis comme pour me rassurer. Mais en fait, je suis tributaire d’un bout de tissu porté par l’air qui m’entoure.

« Bon sang, je ne maîtrise rien du tout ! C’est dingue ! »

Soudain, un larsen sort d’un haut-parleur. On se croirait dans « Rencontre du troisième type ». Je m’attends à percevoir une séquence de notes de musique pour entamer un dialogue.

« Ooo-rien-tez-vous face aux Py-ré-néééées ! »

Un seul de mes neurones reste disponible pour interpréter le message. Je suis à fleur de peau. Espacés d’une trentaine de mètres de mes camarades, l’impression visuelle est continuellement changeante. Dans un réflexe conditionné, je croise alors mes bras dans les suspentes et progressivement, mon corps pivote finalement face à la montagne.

« quinze secondes – cent mètres. Vache ! L’herbe se rapproche super vite ! »

Mes bras montent dans les sangles du parachute et je tractionne. En même temps, je verrouille mes jambes l’une contre l’autre, monte les genoux, prêt à encaisser à l’impact.

« Je tape !... Fort !... Super fort !...» Un goût de sang métallique inonde ma bouche...

Je bascule par-dessus mon épaule gauche...

Des images stroboscopiques se succèdent...

Mes jambes en vrac dessinent un « magnifique arc de cercle » dans le ciel...

D’un seul coup, je me sens plaqué et traîné sur l’herbe... Je me redresse tant bien que mal et réussis à effacer les suspentes. La voile se dégonfle.

Autour de moi, dans les herbes folles, la Terre semble vouloir avaler des champignons humains mais ils se débattent furieusement !

Je replie mon « pépin » [iii] avec sérénité. « Je suis entier ! » Je réalise que je viens de passer de l’autre côté de la peur. Le menton à vif, je prends cela comme un trophée. Fou de joie, tout en rejoignant le point de ralliement, je lis cette même plénitude sur le visage de mes camarades.

On est tous métamorphosés.

Un besoin irrépressible et incontrôlable m’inonde d’un seul coup. Je n’ai qu’une seule obsession : refaire un saut [iv].

L’air plus chaud à présent produit des turbulences et dessine des mirages...

Au loin, sur la piste, je devine les masses sombres et sonores des Transall. Ils attendent...« les parachutistes ! »

i Le SEEKI est un mannequin lesté de quatre-vingt kilos avec un parachute à ouverture automatique. Il est lancé en premier pour tester l’orientation du vent et la dérive

ii Le vent latéral induit une dérive ce qui élargit la zone de saut et augmente la difficulté d’atterrissage.

iii Nom argotique pour parachute.

iv Le brevet d’initiation au parachutisme militaire comprend quatre sauts de jour et sans armement.

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