La naissance d'Esther Mouche

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Esther Mouche était déposée là, comme un petit ver de terre aux pieds nus, sur la table de la cuisine, comme une gourmandise de trop. Indigeste.

Elle semblait seule. Pas le son d'une bouche. Pas de peau qui se touche. Pas même l'odeur sucrée et tiède d'un téton.

Depuis deux jours elle était sortie de ce ventre HLM rempli de larmes. Alors escalier trop glissant. Pff. Expulsée. Expulsée et apatride. Une sensation d'humidité tenace et froide s'insinuait jusqu'au plus profond de ses os, en souvenir d'une pluie de regrets indélébiles.

« Je m'appelle Esther Mouche. Ce nom est celui que je me suis donné parce qu'il est doux en bouche et je que je ne sais pas qui je suis. Je suis sur terre comme un livre sur une table. Déposée simplement. Et je ne sais pas marcher. D'ailleurs je ne sais rien. Et vous ? »

Esther naviguait dans le vide de cet abandon, fouillant dans sa mémoire à la recherche d'une poignée de tendresse qui lui tiendrait chaud, le temps qu'il faudrait, le temps qu'elle décide de son propre sort.

Et elle pensa soudain qu'il ne lui serait pas facile de naître à la vie.

« Ramenez-moi au bercail ou suspendez mon vol, je prendrai le suivant. Je peux attendre peut-être une autre fois, une autre vie, un autre monde, un autre amour. Je crois que ma place n'est pas ici. Il fait trop froid. Vous m'entendez ? J'ai froid ! ».

Elle se serait bien lovée dans le chas d'une aiguille, dans la perle d'une oreille, ou dans la huche à pains. Quelque part où elle serait aussi transparente qu'un soupir. Elle s'afficherait docile rose bonbon. Elle s'aplatirait serpillière pour se faire plus douce aux pas des hommes. Elle naviguerait, coquille de noix, clapotis-clapotas sur les vagues de ses larmes retenues. Elle offrirait sa main quand il n'y aurait plus rien à trancher. Elle s'évanouirait poliment au premier regard d'un amour incertain. Elle tâcherait de dire oui aussi longtemps que ses lèvres ne seraient pas gercées et de faire de son rire une flamme, tant qu'il ne serait pas gelé tout d'un bloc dans sa gorge. Elle ne pleurnicherait pas de ses cauchemars pour préserver le sommeil de ses hôtes. Elle s'indignerait silencieusement qu'on ne lui laisse pas la lumière pour lire un peu. Elle s'allongerait dans le noir et partirait hiberner au fond de sa vérité secrète.

Au plus lointain des souvenirs, il y avait les merles moqueurs, pendant qu'une femme, chignon blanc, descend au village pour s'assurer de la pleine réussite du sacrifice. Elle est tranquille et propre, et porte dans son cabas les victuailles de la fête. Elle rejoint une assemblée de femmes attablées alentour, fixant l'objectif. Une vraie photo de famille, de mille générations, spécialement asservies à l'angle du devoir et de la reddition. Pas l'ombre d'un doute ne plane sur ces visages ridés par tant d'outrages consentis. Elles sèment la vertu, dans leur solide litanie :

« Il n'y a pas d'escalier pour monter dans la neige mais une génuflexion pourrait te guérir de cette sentence de mort.

Il vaut bien mieux se soumettre que de respirer le soufre.

Le hasard est un jeu sans lendemain.

L'avenir est dans nos bottes.

Admets la vérité comme la seule chose qui est.

L'oiseau qui vole ne se révolte pas. »

Ces vestales épient le monde du haut de leur tribune. Esther tremble de froid, de peur, de honte. Déjà...

« Il doit bien y avoir du jeu dans cette trop parfait mécanique » se dit-elle.

« Je m'appelle Esther Mouche

Je suis la femme indélébile

Je suis la marque creusée aux flans de votre peau, usée et abusée.

Je suis le souvenir de vos chairs engrossées par le destin

Je suis la preuve de votre orgueil. »

Parmi toutes ces femmes assemblées, tes dents jaunes me sourient et je vois tes cheveux blancs, cheveux de vent, blouse à fleurs. Tu as la bouche pimprenelle Grand-mère, mi-rose mi grise. Presque sorcière soucieuse du temps qui finit.

Chez toi il y avait la chambre des grands lits et des fantômes, des pots de chambre et du café au lait pâté brouillé matin frisé grand-mère, fantaisie exotique d'une existence barbouillée.

Ton regard flûté chanterait s'il savait aimer sous cette lente agonie, peau de vipère, mains de pierre. Vieillesse dommage. Désherbée la vie.

Pardon petite souris aux effluves de rose assise en bout de table

Pardon, je n'ai pas su lire à travers ta dentelle

Qui était-tu quand tu ne sentais pas la fleur croque-monsieur ?

Tu souris faible dans cette assemblée de sorcières

Tu respires ce qu'elles n'ont jamais su recevoir

Un peu d'abandon à la fièvre qui passe.

Tu respires et grignotes de tes lèvres absentes la dernière ignominie que l'on t'offre en repas. Tu prononces enfin quelques bulles de mots que je n'entends pas mais qui s'impriment en moi comme des souvenirs crus.

Leurs enfants glissent d'elles comme des parachutes

Rebondissant sur leur mâchoires avides

Ils téteront téteront

La nuit le jour les heures

Et guideront de leurs mouvements flasques

Les bras impuissants de ces mères défaites

Elles s'offrent ainsi à la folie qui les rongent

Et nourrit leurs angoisses de mères

Eplorées à la vue du sang de leurs nourrissons

Elles crachent dans la gamelle des songes à venir

Pour courir essoufflées derrière ces monstres dérobés

Elles renoncent au désir et face à lui

Restent paupières closes

Comme des volets que l'on ferme en plein vent

Elles auront bien assez de temps pour les préparer à leur mort

Et le moment venu

S'agripperont à leur corps-chemise

Pour que le choc soit moins lourd.

Merci Madame fleur de piment de me laisser tremper ma tête à six branches dans tes souvenirs papillons. Nous avons chacune les nôtres

Enfin un peu d'espace entre nous, un peu d'air frais et de volupté

Je renais sous les cendres de ces ombres portées

Avant que d'être morte

Avant que d'être vieille

Un désir d'insolence

Pour s'épanouir dans l’entrebâillement d'un secret

Merci madame, aimable sorcière

La lune est bleue maintenant

La vieille s'estompe au cœur de cette image de folles rassemblées

Elle s'efface

Enfin libérée de ce monde délétère

Du bout de ses doigts

Elle laisse une trace de sable, mouvante, gracile

Enfin la mort comme une bague

Claque son dentier sur le piano

Ton cercueil voyage entre mes bras

Et disparaît sous les hortensias.

Enfin la terre

« Je m'appelle Esther Mouche ».

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