Le dernier fils des Beljour - 1

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La route fatigua Daniel davantage qu’il ne l’avait prévu, malgré l’aide de la mule qui portait Amelina et tous leurs effets. Deux jours après que Matthieu les eut quittés, il calcula qu’à cette vitesse ils mettraient presque encore cinq jours supplémentaires à atteindre Beljour. Il est vrai qu’ils se perdaient parfois et dévoyaient de leur chemin, à force de chercher à éviter les grands axes.

Le temps, heureusement, était clément, le soleil brillait en abondance mais la chaleur restait douce à l’ombre des arbres. Parfois la brise, le cri d’une buse, faisait naître en Daniel un état d’apaisement, de bien-être qui lui rappelait qu’autrefois, il se promenait ainsi l’esprit libre, sans se cacher, par plaisir pur du vent et du soleil : cela lui paraissait lointain et extraordinaire.

Quand ils parvinrent enfin à Beljour, il restait encore du chemin avant de parvenir au château comtal. La première grande ville du domaine qui les accueillit sonnait justement l’heure de la messe. Une soudaine nostalgie des offices prit Daniel, ce qui le surprit un peu, car il s’y pliait autrefois plus souvent par devoir que par piété ; mais il se sentit, cette fois-là, une attirance vers l’église, peut-être par souvenir de la cathédrale Saint-Anne, peut-être par remord de s’être éloigné de Dieu. N’aurait-il pas dû, plus que jamais, implorer l’aide divine, demander pardon pour ses fautes ? Quoiqu’en fût la raison, ses pas suivirent le son des cloches, et il ne tenta pas de résister à son impulsion. Il se mêla à la foule qui passait le portique : il ne craignait plus, si loin d’Autremont, qu’on le reconnaisse. Il ressentit un léger malaise pourtant à se sentir pressé par le flux de la foule, mais il était trop tard pour reculer. L’odeur persistante de l’encens le happa dès l’entrée, mêlée aux effluves musqués des dizaines de corps qui mouvaient dans les allées. Amelina et lui s’installèrent au hasard sur un banc latéral et l’office commença.

A la sortie de l’église, Daniel s’aperçut qu’on lui avait volé sa bourse. Il resta un moment stupide, à fixer les cordons sectionnés qui pendaient à sa ceinture. La somme perdue n’était pas un menu trésor. Ordinairement, il ne se laissait pas facilement surprendre. Mais parmi tous ces gens pressés contre lui à l’entrée comme à la sortie, comment aurait-il pu identifier un contact plus malveillant qu’un autre ? Il fouilla les plis de ses vêtements, le fond de sa besace : il ne lui restait plus qu’une poignée de monnaie, un reste de pain, quelques oignons et navets… Par chance, ils seraient bientôt arrivés, mais leur diète serait sévère jusqu’au château. Or les tentations étaient grandes dans la ville, et Amelina souvent lui réclamait tel petit pain fourré, telle oublie qu’elle voyait à l’avant des échoppes et que Daniel ne pouvait plus lui offrir. Elle se montra fort pénible et il fut heureux de passer les portes de la ville du côté opposé, tandis qu’elle s’enfonçait dans un silence boudeur. Heureusement, versatile comme le sont les enfants, Amelina changea bientôt d’humeur lorsqu’elle put dévorer les mûres sur le chemin, ou admirer la course bondissante d’un lièvre dérangé dans son repas.

Lorsque le soir vint et qu’ils firent seulement un chiche souper, la conduite de la fillette fut étonnamment exempte de plaintes. Cela étonnait toujours Daniel de la voir passer d’un comportement d’enfant gâtée à cette silencieuse acceptation du sort. Bientôt, songea-t-il, elle sera de nouveau traitée en enfant noble et choyée, elle n’aura plus jamais besoin de se dissimuler dans un fourré d’une forêt détrempée, ou de se nourrir d’un morceau de pain et d’un navet grignoté cru. Est-ce qu’elle se souviendrait alors de ces moments de sa prime enfance ? Et moi, songea-t-il, je n’aurais que ces souvenirs-là avec elle…

Le surlendemain, le château de Beljour se profila enfin.

Contrairement à celui d’Autremont, il s’érigeait au beau milieu des plaines, et le tertre sur lequel il était bâti était le seul relief du paysage. Nulle grande ville ne s’activait à son pied : c’était un château campagnard, et solitaire. Il possédait un double rempart : le donjon constituait l’une des tours qui flanquaient celui de la haute cour. Il était plus étalé mais de bien moins haute stature que la demeure où Daniel était né. Pourtant, il se sentit intimidé, honteux de sa mise et surtout de celle d’Amelina. N’était-elle pas la fille de la comtesse ? Et il la faisait entrer sur une mule, vêtue d’une vilaine robe de toile qu’il avait dû acheter pour remplacer ses vêtements abîmés dans leur course. Il s’était abondamment lavé dans un ruisseau rencontré un peu plus tôt, et y avait baigné la fillette en dépit de ses protestations. Malgré tout, il devinait qu’ils donnaient l’impression d’être sales et pouilleux. Il s’avança bravement vers l’entrée. Des douves, non pas un simple fossé à sec, entouraient la bâtisse : les architectes avaient profité du passage proche d’une rivière pour les remplir d’eau, et du terrain peu accidenté pour les faire fort larges. Le pont-levis, toutefois, était abaissé, la herse levée, et Daniel ne vit guère de patrouille aux remparts : manifestement, les occupants ne redoutaient pas d’attaque avant longtemps. Il entra donc, avec sa petite mule sur laquelle Amelina était juchée, derrière une charrette remplie de grands sacs de farine qui passait l’entrée en même temps. Son entrée fut si peu remarquée qu’il resta quelques minutes au milieu de la basse-cour, désorienté. Un gamin poussant des cochons le fit s’écarter ; des chiens rôdaient un peu partout dans la cour, dormaient au soleil, au milieu du va-et-vient intermittent des gens de mesnie. Une servante enfin, le remarquant peut-être à son air perdu, lui adressa gentiment la parole.

– Tu cherches quelque chose ?

Depuis quelques temps qu’il parcourait les routes, Daniel était habitué à ce qu’on s’adresse à lui avec cette familiarité, car il ne paraissait guère plus qu’un paysan, et même un vagabond ; mais dans la demeure de Beljour même, cela lui parut de mauvais augure.

– Je souhaiterais voir le sire de Beljour.

La fille s’esclaffa, confirmant ses craintes.

– Rien que ça ! Qu’est-ce que tu lui veux à notre bon seigneur ? Tu es sûr que tu ne veux pas plutôt voir l’intendant, à tout le moins ? De toute façon, le sire n’est pas là, il est à la chasse.

– Si je ne puis voir sire Stéphane, puis-je au moins voir son frère sire Aubin ?

– Comme il parle bien, celui-là. Je peux aller voir pour le jeune maître, mais je promets rien…

– Sire Daniel !

La jeune servante se retourna en même temps que lui. Daniel reconnut aussitôt les yeux limpides et le visage rieur qui lui faisait face, tout surprise et joie.

– Laurine !

La servante les considéra avec incertitude. Ce mot de « sire » levait un doute en elle. Mais Daniel l’avait oubliée. La brusque irruption d’un visage familier faisait enfin apparaître quelque chose de Jehanne dans cette demeure étrangère. Laurine était toujours aussi jolie, avec cette fraîcheur inaltérable aux joues et ces yeux gris-bleus qui semblaient être des morceaux de ciel.

– Je suis heureux de te voir.

– Moi aussi, messire. Et cette jolie damoiselle sur cette mule… Est-ce… ?

– Amelina. La fille de dame Jehanne et sire Vivian.

Laurine rosit d’émotion. Daniel attrapa Amelina sous les bras pour la faire descendre de la mule.

– Elle n’est donc… pas morte ? Mais Jehanne…

– Dame Jehanne a bien péri, mais sa fille n’était pas avec elle.

– Mes aïeux, murmura Laurine, ce qu’elle lui ressemble… On dirait une petite elle…

Elle s’agenouilla pour se mettre à portée de la fillette.

– Bonjour, jolie damoiselle… je suis Laurine.

– Aurine.

– Je… je vais chercher sire Aubin, messire, bafouilla la première servante, et elle s’éclipsa prestement, rouge de confusion. Laurine caressa pensivement les cheveux de la fillette, puis releva la tête vers le chevalier.

– Que s’est-il passé, sire Daniel ?

– C’est une longue histoire. Nous avons fui. Je me suis dit que la maison maternelle était le meilleur refuge pour Amelina.

– Dieu soit loué… j’avais tant crainte qu’elle soit morte… comme ma pauvre Jehanne…

– Maman ? interrogea Amelina.

– Ta maman, oui, confirma Laurine. C’était ma maîtresse, mais c’était aussi une amie chère. Tu sais, j’ai un fils qui a deux ans. Je te le présenterai tout à l’heure. Peut-être que vous grandirez ensemble et que vous serez amis comme Jehanne et moi.

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