Les Clarisses - 3

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– Hé bien, sœur Alix ? interrogea l’abbesse.

La jeune nonne achevait de rincer ses bras sanglants dans une bassine. Avec la placidité de la soignante qui en as vu d’autres, elle entama :

– Eh bien, en voilà un qui m’a donné du travail. Il a dû recevoir un coup de taille sur le côté qui lui a cassé quelques côtes, mais il ne crache pas de sang, donc ses poumons sont intacts. Il a dû éviter de peu de se faire fendre le crâne car il porte une belle estafilade, j’ai dû le raser pour le recoudre. Il a aussi une entaille sur le bras gauche, assez profonde. Dites-moi si cet homme-là a dû se battre contre une armée ?

– Presque.

– Ah, et il a aussi une cheville foulée, quoique ce soit la moindre de ses blessures.

– Et donc, vivra-t-il ?

– Je me porte garante de ses blessures au bras et à la tête. Ses blessures au buste sont plus inquiétantes, surtout celle au foie. Il est difficile de nettoyer et soigner convenablement les chairs internes. Si ces plaies s’infectent, je ne donne pas cher de sa vie. Pour l’instant il dort. J’ai dû lui donner nos dernières provisions de pavot, mais il nous reste du chanvre et des graines de jusquiame.

La mère abbesse hocha la tête d’un air soucieux. Finalement, elle énonça :

– Enfermez-le tout de même, par sûreté. Sœur Coline, vous viendrez vous rendre compte de son état de temps en temps.

– Mère abbesse, cet homme-là est actuellement aussi inoffensif que le dernier bébé des Carpentier.

– C’est possible, sœur Alix, mais je préfère prendre toutes les précautions. Les enfants l’ont trouvé au milieu de trois soldats morts et je ne doute pas qu’ils le soient de sa main. Il faudra envoyer demain quelques volontaires pour aller chercher ces cadavres.

– Et la fillette ?

– Elle semble très choquée. Je n’ai pas osé la brusquer pour le moment, et j’espère avoir plus de réponses du chevalier, s’il s’éveille un jour. S’il meurt… il faudra faire une enquête, chercher dans le pays si une enfant n’a pas été volée.

– Et la garder à l’abbaye ?

– Je ne vois guère d’autre solution. A moins de la confier à une famille volontaire. Nous verrons cela en temps voulu. Où avez-vous mis les effets du blessé ?

– Dans la buanderie.

– C’est bien. Allez vous coucher, nous n’avons que trop tardé.

Mais, un peu plus tard, l’abbesse était loin d’avoir suivi ses propres conseils. A la lumière d’un flambeau, elle examinait les affaires du chevalier. Les vêtements étaient de simple facture, de couleurs ternes, du type qu’aurait pu porter n’importe quel voyageur peu fortuné. En revanche, l’épée était celle d’un chevalier de haut rang : l’abbesse ne pouvait s’y tromper, étant elle-même d’une famille de haute noblesse. Il l’a volée sans doute, se dit-elle, mais alors saurait-il si bien s’en servir ? Elle fit tourner un instant la lame dans sa main, retrouvant des sensations anciennes, lorsque, enfant, elle venait jouer en cachette avec les armes de ses frères. La poignée attira son attention : des motifs y étaient gravés. De l’ongle, elle vint ôter la pellicule de crasse qui s’y était incrustée. Elle reconnut aussitôt l’emblème, et il lui donna fort à penser : c’étaient les armes de la seigneurie voisine au sud, le duché d’Autremont. Elle savait ce duché en proie à de grands troubles : le dernier membre de la lignée qui avait toujours gouverné le pays avait été exécuté, avait-elle appris, pour une obscure histoire de complicité envers les Templiers ; ce qui avait beaucoup surprit la haute noblesse de France, car le roi par le passé avait pu se montrer plus indulgent envers des fautes plus lourdes. Son successeur était d’extraction assez obscure et de plus, disait-on, était en proie à des crises violentes depuis son accession au trône ducal, dont beaucoup y voyaient les effets d’une malédiction. D’une manière assez mystérieuse, la dépouille du duc déchu s’était retrouvée ensevelie dans la cathédrale, à l’occasion d’une cérémonie où beaucoup de ses anciens sujets étaient venus prier pour son âme. Bref, on pleurait, on murmurait, on regrettait le temps des anciens ducs, à tort ou à raison, et la situation s’envenimait. L’abbesse n’aurait pas été étonnée de voir des révoltes éclater de toutes parts dans les prochains mois. Et voilà que surgissait cet homme pourchassé par les soldats, et portant une épée aux armoiries de la famille ducale déchue. Non, ce n’était pas cette nuit que l’abbesse dormirait, car elle sentait qu’elle venait d’accueillir dans son abbaye des troubles dont elle l’eût bien volontiers gardée.

***

Bien entendu, le lendemain aux premiers rayons du soleil, Lise revint frapper à la porte de l’abbaye pour demander à voir l’enfant.

– Les laudes sont à peine terminées, Lise, fit la sœur qui lui ouvrit. La mère abbesse est à l’étude.

– Elle a dit que je pouvais voir la petite fille.

– Je ne crois pas qu’elle t’ait dit cela, fit la femme face à elle d’un ton sévère.

Mais Lise fit tant de prière que finalement la sœur céda.

– Je ne vois quel intérêt tu portes à cette enfant muette.

– Elle n’est pas muette !

– Ah non ? Il a été impossible de lui arracher un mot.

– Elle m’a parlé dans le bois !

– A la bonne heure. Tu arriveras peut-être à quelque chose mieux que nous.

– Et le chevalier ? Il est vivant ?

– Il est vivant. Il dort comme un nouveau-né. Mais tu ne peux pas le voir. Nous non plus d’ailleurs : la mère abbesse l’a enfermé. Quoique je ne sache pas bien, ajouta-t-elle avec un sourire en coin qui laissa Lise perplexe, si c’est pour nous garder de lui, ou l’inverse.

La sœur conduit Lise aux cuisines. La petite était assise là sur une escabelle, si discrète et immobile qu’on eût pu ne pas la remarquer au milieu des marmites et autres ustensiles de cuisine. Une religieuse aux bras nus constellés de taches de rousseur pétrissait une pâte à grands gestes vigoureux, et lança un regard désolé aux arrivantes.

– Toujours pas un mot. Mais elle a mangé un peu de pain.

Lise s’approcha.

– Tu me reconnais ?

La fillette lui jeta un regard vide. Pour la première fois, Lise nota une chaînette dorée à son cou.

– Qu’est-ce que tu as là ?

– C’est une médaille, répondit à sa place la sœur qui cuisinait. Avec des armoiries. C’est une petite noble que celle-là, ou je suis bénédictine.

– Ça ne lui délie pas la langue pour autant, répliqua la première sœur.

Lise fit plusieurs tentatives, mais il fut en effet impossible d’arracher un mot à l’étrange fillette. Elle était plongée dans un état d’hébétude.

– Qu’est-ce que l’abbesse compte faire d’elle ?

– Bonne question. Avec les armoiries on devrait bien finir par trouver sa famille.

– Elle est si jolie, dit Lise en lui caressant gentiment les cheveux.

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