Dans la cathédrale - 6

7 minutes de lecture

Une épaisse pluie avait commencé, ce qui l’arrangeait : les rues se désertaient spontanément et les silhouettes qu’il croisa avaient la capuche rabattue et la démarche pressée. Nul ne lui prêtait attention. Il parvint à récupérer son pécule et acheta un modeste cheval de voyage, une bête point aussi belle que son ancien destrier, mais robuste à la route. En revenant il l’attacha à l’arrière de l’auberge avec les quelques autres montures de voyageurs. Il se surprit à avoir les mains tremblantes en nouant les rênes. Il avait retrouvé Amelina. L’enfant vivante de Vivian et Jehanne, comme une grâce du Ciel enfin après trop de deuils. « Non, Isabeau, nous n’étions pas les derniers ! »

Au moment de pousser la porte de la chambre, il fut pris d’un brusque pressentiment, peut-être à cause du silence anormal. Il pénétra vivement dans la pièce : Amelina se trouvait là allongée sur un tas de nippes et se réveillait tout juste au bruit du loquet. Elle était seule.

– Amelina, je t’ai réveillée ? Où est Lucie ?

La petite secoua la tête avec une moue contrariée. Lucie a dû s’absenter, se dit Daniel, mais en laissant Amelina seule ? C’est irresponsable. Il tourna la tête autour de lui : il lui semblait qu’il manquait des choses, il ne voyait que les affaires de l’enfant, ce qui se réduisait à très peu de choses : quelques maillots de corps, la couverture qui la couvrait, le chiffon qu’elle serrait dans sa main. Puis il se souvint de la promesse que Lucie lui avait extorquée juste avant son départ, et l’évidence le frappa comme un fouet. Imbécile, elle est partie pour toujours. Elle attendait ta venue pour te laisser Amelina sur les bras et construire sa vie ailleurs.

– Dan’.

– Oui, Amelina.

– J’ai faim.

Il regarda autour de lui, mais il n’y avait pas la moindre trace de nourriture. Il n’avait pas pensé à en apporter, et d’ailleurs que mangeait une enfant de cet âge ? Il y avait tant de choses qu’il ignorait, et il se trouvait soudain face à une tâche qui lui parut plus difficile que le jeu de la quintaine.

– On va aller acheter de quoi manger, d’accord ? Mais il faut…

Ils tournèrent simultanément la tête. Il se passait quelque chose en bas.

– Ne bouge pas, souffla Daniel.

Il ouvrit silencieusement la porte de la chambre et coula un regard en bas de l’escalier. Son sang se figea : le tenancier parlait avec animation avec deux hommes en armes. Il pointa le doigt vers l’escalier et les soldats y tournèrent leur regard. Daniel se plaqua contre le mur sans être certain de ne pas avoir été vu. Ça ne finit donc jamais, gémit-il intérieurement. Déjà les soldats se dirigeaient vers l’escalier. Daniel tourna la tête de tout côté. Il n’y avait pas d’autre issue que celle qui lui était coupée. Il rentra promptement dans la chambre. Les bruits de pas dans l’escalier résonnaient comme tonnerre, et il n’avait déjà plus le temps de réfléchir. Il saisit Amelina dans ses bras et lui dit :

– Ferme les yeux très fort, d’accord ?

Pour être plus certain il enroula sa cape autour de sa tête. Elle commença à geindre, mais il n’avait pas le temps de s’en préoccuper. Il se rua vers la fenêtre : quoiqu’il ne fût qu’à un étage, la distance au sol lui parut vertigineuse. A ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas. Il serra étroitement Amelina contre lui et sans plus d’hésitation, sauta.

Il atterrit rudement sur le sol boueux, et une douleur fulgurante fusa dans sa cheville. Il bascula de côté, incapable de se rattraper, gêné par l’enfant. Amelina se mit à pleurer. Il se redressa comme il put, et sentit qu’il ne s’était rien cassé, mais foulé le pied peut-être. La pluie abattait violemment sur eux ses milliers de petites lancettes, et la chute les avait déjà couverts de boue. Ignorant la douleur, il boitilla aussi vite qu’il le put en direction de l’écurie, où l’attendait le cheval acheté une heure plus tôt. La distance à sa monture lui parut infinie, mais enfin il y parvint ; la difficulté fut d’y poser Amelina qui criait toujours et ne se laissait pas faire, et pour sa petite taille présentait d’étonnantes capacités à se transformer en furie gigotante. Il se hissa derrière elle et s’autorisa encore un juron au moment de s’appuyer sur sa cheville blessée. Il entoura la fillette de son bras pour la maintenir fermement contre lui, puis fit jaillir le cheval ; juste à temps, car des soldats, sans doute attirés par les cris d’Amelina, venaient d’apparaître au coin du bâtiment. Le pauvre cheval, peu habitué à être tant brusqué, peinait à atteindre sa pleine vitesse, et Daniel vit du coin de l’œil l’un des arbalétriers pointer son arme vers lui. D’un violent mouvement de rênes, il fit faire un écart à sa monture et le projectile passa en sifflant près de lui. Ils partirent au galop et n’entendit bientôt plus les clameurs confuses dans son dos. Jetant un coup d’œil derrière lui, il constata que l’auberge avait déjà disparu derrière le rideau de pluie. En revanche les sabots du cheval laissaient des traces profondes dans son sillage, et Daniel pesta intérieurement : ce serait un jeu d’enfant de les poursuivre. De surcroît, la pauvre bête qu’ils chevauchaient n’était pas un destrier, et ne saurait soutenir cette course très longtemps. Amelina avait cessé ses plaintes, ce qui était déjà un soulagement.

Au bout de quelque temps, Daniel fit ralentir un peu l’allure du cheval pour le laisser récupérer. Il estimait se diriger vers l’est, mais n’en était pas sûr, car quoique la pluie ait un peu diminué, le soleil était encore invisible. Long encore était le chemin jusqu’à Beljour. Il essuya son visage trempé et aperçut quelques masures au loin ; peut-être pourrait-il au moins acheter quelque chose à manger sur le dos du cheval, mais il hésitait, car ces paysans pourraient aussi renseigner ses poursuivants. Regardant derrière lui, il constata que les marques que laissait son cheval dans la boue étaient encore très nettes ; et presque dans le même instant apparut à l’horizon, dans la lumière grise, la silhouette de trois cavaliers. Il fut à ce moment bien près du découragement. Amelina grelottait contre lui ; elle leva le nez pour rencontrer le regard de Daniel. Il essuya son front mouillé. Le cri d’un oiseau de proie retentit. Ce n’était peut-être pas un épervier, mais il voulut le croire. « Jehanne, sois avec moi maintenant. »

– Ne t’inquiète pas, petit oiseau, souffla-t-il à l’enfant, je ne les laisserai pas te prendre.

D’un coup de talon, il éperonna son cheval qui repartit au galop.

Rapidement, comme il l’avait craint, l’animal manifesta des signes d’épuisement. Au loin il vit se dessiner un bois : s’il pouvait l’atteindre, songea-t-il, ses poursuivants seraient plus gênés dans leur chasse, et ne pourraient jouer aussi facilement de l’arbalète. Il poussa encore le cheval, jusqu’à ce qu’ils fussent sous l’obscurité épaisse des arbres ; tout à coup, la pauvre bête s’abattit, et Daniel n’eut que le temps de rouler sur le côté en entourant le visage d’Amelina de ses bras pour la protéger. Il se redressa presque aussitôt, releva la fillette. Il craignait qu’elle ne reprenne ses pleurs, mais cette fois elle resta stoïque, quoiqu’elle parût terrifiée.

– Tu as compris qu’il faut être courageuse, Amelina.

Il s’aperçut qu’elle tenait toujours serré au creux de son point le chiffon noué qui lui servait de doudou. Il la prit à nouveau dans ses bras, et sa cheville aussitôt se rappela à son bon souvenir ; il grimaça et s’enfonça aussi vite qu’il le put dans le couvert des arbres, abandonnant le cheval agonisant. Bientôt la course au milieu de la dense végétation lui devint très pénible ; il eut le souffle court plus tôt qu’il ne s’y attendait. Ses pieds s’enfonçaient dans le sol spongieux et de traîtreuses racines venaient entraver sa marche et tordre encore davantage sa foulure. Lorsqu’il sentit qu’il ne pourrait guère aller plus loin, il avisa un buisson aux branches écartées mais garnies de feuilles. De son couteau, il tailla quelques branches, puis saisit Amelina sous les aisselles.

– Amelina, écoute-moi. Tu vas te cacher ici. Il ne faudra pas bouger tant que je ne te l’ai pas demandé, d’accord ?

La fillette affichait un air abruti. Il n’était pas sûr qu’elle l’ait bien compris.

– Amelina, insista-t-il, c’est très important. Bientôt, je te promets, nous serons à l’abri avec une bonne soupe chaude.

– Avec des oignons.

– Avec des oignons. Promis. Tu ne bougeras pas tant que je ne serai pas revenu ?

Elle hocha la tête. Il aurait voulu que la perspective des oignons suffise à lui insuffler le même courage. Il l’enveloppa de sa cape et l’installa au milieu des branches, du mieux qu’il le put, s’émerveillant de sa petite taille qui la rendait si facile à cacher, puis rabattit le feuillage sur elle de manière à ce qu’elle soit presque invisible.

Ensuite, il se releva, et revenant sur ses pas, boitilla aussi loin qu’il le put. Il s’adossa contre un large tronc de chêne, ferma les yeux un instant, murmura quelques mots. Puis le chevalier tira son épée, et attendit ses poursuivants.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire MehdiEval ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0