Les Loups - 7

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Le seigneur de Mourjevoic en avait décidé autrement. Thomas comprit bien vite qu’il n’avait pas été épargné par charité chrétienne.

-Tu ferais mieux de faire tout ce que le seigneur te demande, grogna le grand cavalier blond en le déposant à terre. Tu ne mérites rien de mieux que la corde, mais il a le cœur assez tendre pour te laisser la vie sauve si tu te montres utile.

Le cavalier quitta les lieux, laissant Thomas seul avec le chevalier devant une basse chaumine de paysan.

Thomas avait à présent toute liberté de fuir ; l’idée l’effleura mais il l’abandonna immédiatement. Où pourrait-il aller ? Les Loups lui feraient payer cher son échec avant de le tuer, et il n’avait personne d’autre.

Il y avait une autre raison : le chevalier l’avait envoûté. Il était si simple de le suivre, de se laisser mener par lui ; une confiance aveugle autant que sans fondement était née dans son cœur.

Le seigneur frappa à la porte, et celle-ci s’ouvrit presque immédiatement. Une vieille femme apparut, au milieu d’un flot de cheveux d’un blanc pur ; son visage ridé s’épanouit d’un grand sourire en voyant son visiteur.

-Daniel ! Dieu merci, tu es vivant ! Ton saint patron doit aimer les fous qui défient la mort aussi insolemment que toi.

Thomas était stupéfait d’entendre la vieille parler à son seigneur avec si peu de respect, mais, loin de s’en offusquer, le chevalier se mit à rire.

-Allons, Sara, j’ai quelqu’un à te présenter, dit-il en faisant signe au garçon d’approcher. Voici Thomas.

-Un des Loups, fit la vieille, un éclat dans les yeux.

-Un louveteau, corrigea le chevalier.

Peut-être disait-il cela pour adoucir la vieille à son égard, mais Thomas ne put s’empêcher d’être piqué dans son orgueil : il était un homme à présent, les Loups le lui avaient dit.

Mais ce qu’ils pouvaient penser désormais ne comptait plus, réalisa-t-il. Sa vie était maintenant suspendue à la décision du chevalier. Un louveteau avait bien plus de chances d’être épargné qu’un Loup.

La vieille les fit entrer dans la chaumine. Un maigre reste de feu brûlait dans l’âtre, une casserole suspendue au-dessus des braises. Le seigneur installa lui-même deux tabourets devant la cheminée et fit signe à Thomas de s’asseoir. La vieille leur servit à chacun un bol fumant et, sur un geste de connivence du chevalier, quitta la pièce. Thomas regarda son bouillon où flottaient quelques morceaux de viande, sans bien comprendre : jamais il n’aurait imaginé, Loup prisonnier du seigneur du domaine, se retrouver à manger en compagnie dudit seigneur sur une méchante escabelle dans une pauvre demeure paysanne.

-Tu devrais manger, fit Daniel, qui lui-même avalait avec appétit. Je ne sais pas moi-même dans combien de temps nous aurons à nouveau un repas.

Thomas avait la gorge nouée. La cuiller resta dans le liquide brûlant.

-Qu’allez-vous faire de moi ? demanda-t-il à voix basse.

Daniel reposa sa cuiller dans son bol. Au lieu de répondre, il interrogea :

-Quel âge as-tu ?

Thomas décida de ne pas mentir.

-Quatorze ans.

Le chevalier hocha la tête. Il parut pensif un instant, puis dit :

-Les Loups ont fait beaucoup de mal à la région. Bien des familles crient vengeance pour une chaumière brûlée, pour des frères ou des sœurs tuées… Certaines seraient heureuses de soulager leur colère sur même un seul de leurs membres. Et quoi que je puisse en dire… tu as l’âge de commettre les mêmes crimes qu’un homme.

Ses yeux bleus se fichèrent à nouveau dans le regard du garçon. Celui-ci s’efforça de demeurer impassible. Le chevalier semblait déjà avoir tout deviné sur son compte, et sur un mot de lui il était livré en pâture aux villageois et paysans qui avaient toutes les meilleures raisons de haïr les Loups. Mais si telle était son intention, il l’aurait déjà fait, réalisa-t-il. Il devait attendre autre chose de lui, et la réponse lui fut abruptement donnée :

-Mène-moi jusqu’aux Loups, et tu auras grâce et protection.

Puis il détourna les yeux et porta à nouveau le bol à ses lèvres, semblant ne plus lui accorder d’attention.

C’était donc bien ça, songea Thomas. Il rassembla tout son courage, puis répondit :

-Les Loups aussi ont leur code d’honneur, messire. Je ne les trahirai pas.

Malgré sa bravade, ses mains tremblaient. Il posa le bol sur ses genoux, à demi certain d’avoir signé son arrêt de mort.

-De quel honneur peuvent se targuer des individus qui se mettent à cinq pour attaquer un homme par surprise ?

Le chevalier gardait un visage impassible, mais un sourd grondement faisait vibrer sa voix. Thomas ne trouvait rien à répondre. Les Loups ne pensaient pas ainsi, voilà tout, mais il ne savait comment l’expliquer.

-Thomas, reprit Daniel d’un ton plus doux, comment es-tu arrivé chez les Loups ?

-J’ai toujours été chez les Loups.

-Tu n’as pas pu naître parmi eux. Cette bande a commencé ses méfaits il y a seulement quelques années.

Thomas ne répondit rien.

-Les Loups ont tué tes parents, n’est-ce pas ?

Thomas fit un brusque mouvement de la tête, comme un déni. Il ne se souvenait pas, il ne voulait pas se souvenir de ce qui s’était passé.

-Y a-t-il d’autres enfants comme toi… enlevés par les Loup ?

-Seulement quelques femmes, répondit Thomas machinalement.

-Combien de femmes ?

-Quatre femmes, répondit Thomas d’un ton distrait. Il revoyait le visage pointu, encadré d’un flot de cheveux bruns, de Philippa, la fille du chef.

-Toutes prisonnières ?

-Non, seulement…

Il réalisa soudain que le chevalier était en train de l’interroger et qu’il se livrait sans méfiance. Il se rencogna dans le silence. Le chevalier sourit.

-L’une d’elle t’est chère, n’est-ce pas ?

-Que vous importe ?

-Je te promets que les femmes seront épargnées, Thomas. Mais j’ai besoin d’arrêter les Loups. Ils ont fait trop de mal au pays.

Thomas entendit soudain un pas feutré derrière lui. Il se retourna brusquement comme s’il craignait un égorgeur ; mais ce n’était que la vieille.

-Tu ne manges pas, Thomas, fils d’Arnaud et de Bertille ?

Le bol glissa des mains de Thomas et se brisa sur le sol. Un cri venait de traverser sa mémoire, comme un éclair. Il regarda la vieille femme, bouche bée.

-Je me souviens de toi, à présent, jeune Thomas. Tu n’étais qu’un enfant quand les Loups ont pris d’assaut le moulin de Bertille et d’Arnaud. Nous ne t’avons jamais retrouvé au milieu des cadavres de tes parents… Dieu ait leur âme. C’étaient de bien braves gens…

Chaque parole de la vieille déchirait douloureusement un voile sur la mémoire de Thomas. Le visage de ses parents lui apparaissaient nettement à présent ; des visages vivants et chaleureux, puis l’instant d’après, figés et sanglants, leurs yeux sans regard… Il lui semblait les voir à nouveau devant lui, le fixant dans un silence accusateur, lui, leur fils, qui avait pris le parti de leurs assassins.

-Pitié, murmura-t-il, pardonnez-moi…

La vieille posa une main sur son épaule, le ramenant à la réalité. Il rencontra à nouveau le regard du chevalier, qui s’était empreint de compassion. Personne ne l’avait jamais regardé ainsi, parmi les Loups. Il ne lui restait plus guère de certitude que ces yeux, leur promesse de grâce, et son envie de s’en remettre aveuglément à cet homme qu’il connaissait à peine…

-Thomas, répéta Daniel d’une voix basse, feutrée, où sont les Loups ?

-A l’ermitage… au cœur des bois.

Un hennissement tout proche fit émerger Thomas comme d’un rêve, ou d’un sortilège.

Depuis quelque temps, un certain tapage venant de dehors allait s’amplifiant. Des martèlements de sabots, des bruits de métal, le piaffement des chevaux. Thomas réalisa soudain qu’un groupe de cavaliers se réunissait devant la chaumine.

-T’es-tu assez reposé ?

Thomas acquiesça.

-Alors nous y allons.

Une vague de peur traversa le garçon.

-Maintenant ?

-Les Loups vont finir par s’apercevoir que leurs compagnons ne reviennent pas, et trouver leurs corps, si ce n’est pas déjà fait. Ils verront aussi que tu manques au nombre, et se douteront peut-être que tu es prisonnier. Je ne veux pas leur laisser l’opportunité de fuir.

Thomas remarqua à ce moment-là que le chevalier avait troqué sa tunique écarlate, qu’il portait par-dessus sa cotte de maille, pour un surcot de toile brune. Quand s’était-il changé ? Depuis combien de temps Thomas était-il ici, absent de lui-même ?

Ils sortirent, et le soleil cru éblouit Thomas. Il se vit aussitôt environné d’une dizaine de cavaliers. Parmi eux, il vit un adolescent un peu plus âgé que lui, qui lui lança un regard méprisant. Il avait fière allure, dans ses habits d’écuyer, et Thomas l’envia. Il s’était si souvent rêvé ainsi, un jeune héros sur son cheval… « Il ferait moins le fier, à la lutte » pensa-t-il pour se consoler. Mais même de cela il n’était pas sûr : le jeune homme était râblé sous la cotte de maille.

-Les chevaux ne pourront pas nous suivre, annonça Daniel. Arrivés aux bois, il faudra démonter et ne garder que nos armes.

-Ce garçon doit nous servir de guide ?

-Oui. Il s’appelle Thomas.

-Messire, intervint l’adolescent, comment pouvez-vous lui faire confiance ? Il vous a attaqué, il fait partie des leurs. Il se dit prêt à trahir sa bande… qui vous dit qu’il ne vous trahira pas à votre tour ? Qu’il ne va pas nous planter au milieu de la forêt et prévenir sa bande ?

Quelques hommes grognèrent en signe d’assentiment. Le regard du chevalier balaya les cavaliers.

-Je ne crois pas que ce garçon nous trahira, Guillaume, mais je vois que tu en doutes et que tu n’es pas le seul. Aussi vais-je lier ce garçon à moi ; de cette manière, vous conviendrez qu’il ne pourra s’échapper.

L’écuyer eut une grimace, mais ne protesta pas davantage.

Thomas fut à nouveau hissé en croupe, et Daniel s’installa derrière un des cavaliers. Les chevaux se mirent à trotter. Thomas sentit son estomac se nouer ; la lisière des bois de Mourjevoic apparut bien trop vite à son goût.

Une fois à terre, son poignet fut lié par une corde fine, mais solide, à celui du chevalier. Son autre bras restait libre, mais jamais il ne pourrait se libérer suffisamment vite pour fuir. Sentant son sort scellé, il commença à repérer les lieux et s’enfonça avec les hommes d’armes à travers la verdure.

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