Les Loups - 5

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Jehanne surprit Daniel en grande discussion avec Vivian, devant l’âtre des cuisines peu peuplée à cette heure. Elle ne savait pas même qu’il était de retour au château. Depuis qu’il était seigneur de Mourjevoic, il s’était pris au jeu de manière étonnante : il passait ses journées à chevaucher son nouveau domaine, et ne parlait plus guère que de cela, les yeux brillants : le pays semblait déjà avoir gagné son cœur. Il restait parfois plusieurs jours de suite là-bas, alors même qu’il n’y avait pas encore résidence ; Vivian avait lancé d’un ton gai qu’il avait dû trouver bon accueil chez une femme du pays. Ces paroles insouciantes avaient fait à Jehanne l’effet d’un coup de poignard. Elle n’avait aucun droit de juger Daniel, elle le savait ; mais elle était prise d’une colère et d’une frayeur irraisonnée à l’idée qu’il ait pu l’oublier si vite. Elle avait renoncé, pour son enfant, à ce qui était un des rares bonheurs de sa vie au château des Autremont ; mais lorsqu’elle songeait que sa vie s’écoulerait sans jamais plus qu’elle connaisse l’amour, l’avenir lui paraissait si aride qu’elle se retenait de hurler de désespoir. Elle observait avec d’autant plus d’aigreur le bonheur de Daniel, qui finalement n’avait pas à faire un tel sacrifice, et l’idée qu’une autre femme ait droit à ce qu’elle n’aurait jamais répandait un poison acide dans son cœur.

Parfois, en croisant la duchesse Isabeau, il lui semblait comprendre ce qui l’avait rendue si dure et cruelle. Elle avait aimé passionnément, elle aussi, d’un amour sans retour, et son âme s’était desséchée comme une fleur sans eau. Jehanne espérait de tout son cœur ne pas prendre le même chemin, mais elle devait lutter contre les sentiments qui enténébraient son cœur.

Elle aurait dû se détourner peut-être, mais ses pas l’emmenèrent vers les deux hommes, les deux frères, son mari et son amant.

Vivian se tourna vers elle et lui adressa un de ces sourires qui l’avait presque séduite, quand elle l’avait rencontré.

-Ma mie.

Il lui enlaça la taille, la main posée sur son ventre qui commençait à s’arrondir. Jehanne guetta la réaction de Daniel : avait-elle rêvé la douleur fugitive dans ses yeux ?

-Daniel me demandait de lui apporter quelques hommes : il compte dissoudre une bande de maraudeurs qui sévissent à Mourjevoic.

Daniel expliqua qu’il ne savait comment trouver les brigands, mais qu’il espérait pouvoir en capturer certains pour le guider… Elle écoutait à peine.

Au bout d’un moment, prétextant la lassitude, elle se retira. Quand elle déboucha à l’air libre, le soleil de décembre la surprit, mais l’air demeurait froid et piquant, annonçant le gel. Elle se mit à déambuler sans but le long des murailles, parcourant la paroi humide du bout des doigts. Les jours qui s’égrenaient ressemblaient à cet enchaînement de pierres, tous semblables, se distinguant à peine par le grain et la forme…

Quelque chose, le bruit d’une respiration peut-être, la fit se retourner. C’était lui, bien sûr, qui d’autre pouvait s’approcher ainsi aussi silencieusement qu’un chat ? Elle fut prise d’une vague de frayeur : comment Daniel osait-il l’aborder alors que tout le monde pouvait les voir ? Puis elle réalisa que, précisément parce que tout le monde pouvait les voir, la situation ne pouvait paraître compromettante.

-Dame, dit-il, allez-vous bien ?

Elle lui fit une réponse lointaine. Elle ne le regardait pas, mais elle le distinguait dans le coin de son champ de vision. Il calqua son pas sur le sien.

-Vous vous plaisez dans votre domaine, à ce qu’il semble, s’entendit-elle dire.

-Beaucoup.

Daniel aussi, sans lui lancer un regard direct, étudiait sa silhouette, son attitude. Il ne reconnaissait pas dans cette démarche lente, presque languissante, la vivacité habituelle de la petite duchesse.

-Je suis heureuse pour toi, énonça-t-elle plus bas, d’un ton bref.

Daniel cette fois la regarda franchement : il était clair qu’elle n’en pensait pas un mot. Elle avait revêtu ce masque de pierre qui lui servait à dissimuler ses émotions. Le bonheur de Daniel lui faisait de la peine : peut-être au fond d’elle-même avait-elle espéré qu’il ne puisse pas être heureux sans elle.

-Tu as rencontré une autre femme là-bas, dit-elle tout à coup. C’est chez elle que tu passes tes nuits.

Daniel écarquilla les yeux ; elle était jalouse ! et de qui ! Un amusement cruel le gagna.

-C’est vrai. Elle s’appelle Sara.

Jehanne le regarda d’un air choqué. Elle ne s’attendait sans doute pas à ce qu’il l’avoue si négligemment.

-Vas-tu me le reprocher ? C’est toi qui as voulu que je m’éloigne, rappela-t-il.

L’expression de Jehanne se fissura, il la vit lutter pour retenir les larmes qui emplissaient ses yeux.

-Tu as raison, bien sûr, murmura-t-elle avec effort. Je n’ai pas le droit de rien te reprocher. Je n’ai rien à t’offrir ici.

Elle se détourna, dans une attitude si vivement blessée que Daniel n’eut pas le cœur de poursuivre le jeu plus longtemps. Il souffla à son oreille :

-Elle a plus de soixante ans. Elle vit avec son mari et son fils. Ils m’accueillent parfois, ce sont devenu… des amis.

Elle ne se tourna pas tout de suite, mais il devinait déjà son sourire tandis qu’elle essuyait fugitivement quelques larmes.

-Idiot. Me dis-tu vraiment la vérité ?

-J’espère que tu la rencontreras un jour. C’est une femme étonnante.

Jehanne s’essuya les yeux.

-Je ne devrais même pas te demander de te justifier. Tu prendras femme un jour, il faut que je me fasse à cette idée.

Elle était si touchante, si vulnérable, que Daniel fut tenté de tout lui avouer : que chaque fois qu’il s’imaginait avec une épouse dans sa demeure, elle avait son visage, qu’il avait mille et mille fois rêvé d’accueillir Jehanne chez lui pour vivre avec elle, loin du château, des amours sans contrainte.

Il lui prit la main, et pencha légèrement la tête, comme pour lui faire un baisemain. Ce fut la seule marque d’affection qu’ils purent s’échanger.

-Tu seras toujours ma dame.

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