Le passage - 4

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-Tu devrais ralentir un peu le débit, compagnon. En plus, on ne peut pas dire que tu as le vin joyeux.

Daniel n’accorda pas la moindre attention au chevalier qui venait de parler. Il but d’un trait la rasade qu’il venait de se servir. Le mauvais vin lui râpait la gorge, mais peu importait. Il était assis dans la salle des gardes avec ses compagnons d’armes, et les écoutait babiller sur la vie, les lavandières et la victoire du roi sur les Flamands. Il espérait s’étourdir de bavardages et d’alcool, et faire enfin taire la petite voix perfide qui répétait en boucle dans sa tête : « Jehanne est avec Vivian en ce moment… Jehanne est avec Vivian… »

Aujourd’hui était le jour où leur deuil avait pris fin. Et donc le soir où Vivian avait pu rejoindre à nouveau sa femme. L’idée tournait en boucle dans sa tête et lui réduisait les entrailles en bouillie.

Daniel s’aperçut que le chevalier à côté de lui tentait encore de lui adresser la parole. Il grogna avec peu de grâce :

-Hein ?

-Sérieusement, Daniel, qu’est-ce que tu as ? Je ne t’ai pas souvent vu boire autant. Dépit amoureux ?

Les têtes se tournèrent vers les deux chevaliers, mues par la curiosité. Daniel sentit une profonde irritation le gagner.

-Fiche-moi la paix, Lagier. Est-ce que je te demande pourquoi tu n’es pas avec ta femme, toi ?

Il y eut quelques rires gras ; le chevalier blêmit et porta la main à son épée.

-Laisse tomber, Lagier, il est fin soûl, intervint un garde.

Se tournant vers Daniel, il lui asséna un coup sec sur le poignet qui fit tomber son gobelet.

-Daniel, je t’aime bien mais là, tu deviens stupide. Va cuver ton vin ailleurs, veux-tu ?

La facilité avec laquelle le garde lui avait fait lâcher son verre fit réaliser à Daniel qu’il n’était guère en état de se bagarrer, quelque envie qu’il en eut. Quand il se leva, les murs tournoyèrent un instant : il rétablit son équilibre avec difficulté et gagna la porte en chancelant. Il entendait vaguement derrière lui des murmures moqueurs, mais peu lui importait.

Quand il déboucha sur les murailles, l’air vif de la nuit lui fouetta le visage et le ranima quelque peu. Son regard se porta instinctivement sur le donjon : à la fenêtre de Jehanne, la faible lumière d’un foyer vacillait. La petite voix répétait inlassablement sa litanie, et il ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer les époux enlacés, Jehanne prodiguant les caresses qui lui avaient été réservées tout un mois... Une hilarité soudaine le secoua ; il se mit à rire aux étoiles, un rire cruel, qui faisait couler le fiel dans sa poitrine. Il se réjouissait comme un enfant qui s’amuse à rouvrir une de ses plaies et savoure la douleur. Sans trop savoir comment, il se retrouva couché sur le chemin de ronde : la lune lui renvoya un regard aveugle. Il se releva d’un bond, pris d’une légèreté inexplicable ; le monde tournoyait toujours autour de lui, et il dansait dangereusement au bord du gouffre. Il dévala les escaliers, toujours riant férocement. Au pied des marches, il faillit percuter une silhouette dans la pénombre. Une voix effrayée murmura :

-Daniel, c’est toi ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

-Blandine ! s’exclama-t-il, ravi.

Il lui tomba à demi dans les bras. Elle le repoussa en plissant le nez :

-Tu empestes le vin !

-Héhé… oui… je suis le plus grand des hypocrites, Blandine ! Le prince des menteurs. Célébrons !

-Je t’en prie, arrête de brailler, souffla Blandine.

Elle jeta un regard aigu autour d’elle ; n’ayant remarqué personne, elle prit le bras de Daniel pour le passer autour de ses épaules. Avec une force étonnante, mais non sans mal tout de même, elle le remorqua vers les communs. Le chevalier se laissa traîner sans protester : qu’il était agréable de laisser quelqu’un se charger de soi à sa place.

Quelques minutes plus tard, Daniel se retrouva couché sur une paillasse dans une pièce familière, avec son plafond bas, ses fenêtres exiguës, son âtre minuscule. Il se redressa pour mieux regarder autour de lui.

-Hé, c’est là où je dormais avant.

-Oui, c’est ma chambre. Je ne me sens pas de te traîner jusqu’en haut du donjon.

-Ah ! Oui, c’est mieux ici… Le donjon, c’est pour les seigneurs… dis-moi, Blandine, tu crois que j’ai été conçu dans les communs ou dans la chambre du duc ?

-Je n’en sais rien, répondit Blandine en fronçant les sourcils. Tu ne veux pas essayer de dormir un peu ?

-Dormir ! Mon frère ne dort pas, lui… le fils légitime… l’époux légitime !

Une frayeur soudaine glaça le cœur de Blandine. Elle appuya sur les épaules du chevalier pour le forcer à se rallonger. Il se laissa faire avec une docilité déconcertante, la regardant avec de grands yeux interrogateurs qui lui rappelait l’enfant qu’il était autrefois. Elle aurait voulu qu’il se taise, mais il continuait son flot de paroles comme un torrent qui vient de rompre la digue :

-Pourtant, je n’ai pas menti, tu sais ? Je ne lui envie pas sa place, non ! Je lui laisse tout, le titre, la terre, je n’en ai jamais voulu… mais elle !

-Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es soûl. Demain tu auras tout oublié.

-Crois-tu que Vivian comprendrait ? Il a aimé tant de femmes… mais non, il me haïrait, bien sûr. Il se dirait qu’ils avaient tous raison… un enfant du péché ne peut engendrer que le péché… Ardente Jehanne ! Je pécherais encore mille fois si je le pouvais !

-Ça suffit, dit Blandine d’une voix blanche.

Elle le lâcha, s’empara d’un seau d’eau claire dans le coin de la pièce, et lui jeta le contenu sur la figure. Il poussa un glapissement de surprise, puis toussa et cracha pour chasser l’eau qui s’était infiltré dans ses poumons ; il avait l’air tellement pitoyable, comme n’importe quel ivrogne qui tente de noyer son chagrin – mais c’était Daniel, le fils de son amie Iris, et elle s’était juré qu’il ne finirait pas comme elle. Comme il retrouvait son souffle en hoquetant, elle laissa éclater sa colère.

-Dieu, en êtes-vous déjà là ? Je vous ferai cesser cette folie à tous les deux !

Il la regarda de sous ses mèches dégoulinantes, avec des yeux ronds mais où la lucidité revenait.

-Blandine, ne pleure pas, dit-il d’une voix un peu dégrisée.

Cela suffit à la faire éclater en sanglots. Elle sentit les bras de Daniel l’encercler ; il était trempé mais peu importait. Il ne disait plus rien, et ses pleurs s’apaisèrent bientôt.

-J’ai peur pour toi, mon petit chevalier, souffla-t-elle. Ne fais pas cette bêtise… Ils te feront du mal… Tu pourrais avoir toutes les femmes, si tu voulais !

Il ne répondit rien. Ses cheveux dégoulinaient sur le dos de Blandine.

-Moi qui croyais que tu n’aimerais jamais personne, soupira-t-elle. Je t’ai vu grandir et devenir adulte sans qu’aucune femme ait jamais semblé t’émouvoir. Je te voyais vivre uniquement par et pour Vivian, je me suis dit qu’il n’y avait plus de place pour personne d’autre dans ton cœur.

Elle parlait à demi pour elle-même. La tête de Daniel dodelinait et il ne semblait comprendre qu’à moitié ce qu’elle disait.

-Toi aussi, Blandine, je t’aime, dit-il d’une voix un peu pâteuse.

-Je sais, petit prince.

-Il y a bien longtemps que tu ne m’as appelé ainsi. Ça m’a manqué.

-Sot, dit-elle en tentant de réprimer son attendrissement.

Elle le sentit frissonner. Elle s’écarta de lui et alla chercher une serviette étendue devant le tout petit âtre.

-Sèche-toi. Et ensuite, tu iras chercher de l’eau. A cause de toi, il ne m’en reste plus. Et ne t’endors pas en route.

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