Le passage - 2

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Un peu plus tard, toute honte bue, Jehanne se réchauffait les pieds devant l’âtre, assise à même le sol sur la vieille peau de mouton qui servait de tapis. Sa pelisse humide la faisait frissonner violemment, et Daniel ne tarda pas à s’en apercevoir.

-Votre cape est mouillée. Pourquoi ne l’enlevez-vous pas ? Il fait assez chaud près du feu.

-Je n’ai que ma robe de nuit en-dessous, se défendit Jehanne.

-Ça ne serait pas une vision nouvelle, fit remarquer le chevalier avec un brin d’amusement.

Jehanne se sentit rougir jusqu’aux cheveux. Elle ne pensait pas qu’il aurait l’audace de lui rappeler un tel souvenir.

-Ce n’était pas voulu. J’étais somnambule, espèce de goujat.

-Bon, bon. Alors je vous propose d’étendre votre cape et de prendre la mienne à la place. Cela vous convient-il ?

Elle fut tentée de protester pour la forme, puis y renonça. Elle laissa tomber sa pelisse de ses épaules et il l’enveloppa aussitôt dans la sienne. Elle s’y enfouit avec délice : elle était toute imprégnée de son odeur, et elle commença aussitôt à imaginer un moyen de la lui voler. Si elle pouvait respirer cette cape de temps en temps… C’était un plaisir innocent, non ? Elle le vit du coin de l’œil déposer sa cape sur le dossier de la chaise, puis il vint s’asseoir près d’elle. Jehanne laissa échapper un petit rire.

-Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’enquit Daniel.

-La situation. Nous avons passé des jours à organiser des cérémonies, à tenir notre rang et notre place, et nous voilà tous les deux assis comme des enfants sur le sol devant une cheminée.

-Cela vous embarrasse ?

Il fit mine de se lever, et elle le retint vivement par un pan de la chemise, geste assurément peu aristocratique.

-Non ! C’est bien mieux ainsi. Je suis lassée de tout ça. Je voudrais de temps en temps pouvoir oublier… ma place. Redevenir une enfant libre de faire ce qu’elle veut.

-C’est pour ça que vous vous promenez la nuit dans le château ? demanda-t-il en souriant.

-J’ai découvert un passage secret depuis ma chambre, et j’ai voulu voir où il menait.

A part elle, elle se dit : « Mais il y a sûrement de ça. » Clairement, la Jehanne adulte avait été menée par la main par une enfant têtue.

-Oh ? Et donc, où mène-t-il ?

-Jusqu’au cellier seulement. J’aurais cru qu’il permettait de s’enfuir du château.

-C’est vrai que c’est curieux. Peut-être que la chambre était autrefois occupée par un seigneur qui buvait en douce la nuit.

Jehanne eut un petit rire.

-Je ne crois pas que les seigneurs aient besoin de cacher ce genre de penchants. Surtout dans leur propre château.

-Ce n’est pas faux.

Le silence retomba, un silence douillet, meublé seulement par le crépitement du feu. Jehanne se sentait bien, apaisée, comme si tous ses soucis et malheurs faisaient une trêve avec elle, le temps de cette nuit. Il était si aisé de croire que rien d’autre n’existait en dehors de la lumière dorée du feu. Elle délimitait un tout petit monde autour d’eux, composé uniquement de l’âtre et de la peau de mouton.

-Vous venez souvent ici la nuit ? demanda-t-elle finalement.

-Quand le sommeil me fuit… ce qui arrive souvent ces derniers temps.

-Quelque chose vous tourmente ?

-Le passé, sans doute… je perds mon temps à tenter de le refaire mille fois, en pensée… alors qu’il est trop tard, bien trop tard.

L’expression vague et douloureuse qu’elle avait surprise à la fenêtre réapparut sur son visage. Un vif sentiment de compassion l’étreignit. Elle n’avait pas vraiment songé au fait que Daniel avait perdu un père, lui aussi. Ou plutôt, un homme qui était son père sans vraiment l’être, ce qui était peut-être encore pire. Elle voulut l’apaiser :

-Comment savoir comment se seraient passé les choses si vous aviez agi différemment ? Ça aurait peut-être été pire. Vous n’avez pas à vous en vouloir.

-La sagesse même, répondit-il en souriant. Arrivez-vous à vous en convaincre vous-même ? Ne regrettez-vous jamais rien ?

Elle fut réduite au silence. Il avait touché juste : ce genre de sentiment n’était pas raisonné. Combien de fois n’avait-elle pas songé à ce qu’elle aurait dû dire à sa mère avant que la mort ne l’emporte… Le deuil de son père, le comte, était au moins allégé de ce poids : son cœur défaillant l’avait préparée à cela longtemps auparavant. Etait-ce vrai ? se demanda-t-elle soudain. Il y avait tellement de choses qu’ils s’étaient tues : ils n’avaient presque jamais reparlé de la comtesse…

Elle avait dû prendre une expression particulière, car Daniel interrompit soudain le fil de ses pensées en disant :

-Pardonnez-moi, je ne voulais pas raviver de mauvais souvenirs.

-Non, tout va bien, dit-elle avec vivacité. C’est moi qui suis désolée, je suis égoïste : je n’ai encore pensé qu’à moi alors que vous me parliez de ce qui vous souciait…

-Ce ne sont que des états d’âme de bâtard, fit-il avec un sourire d’autodérision. Rien d’intéressant.

Elle le regarda avec un peu de surprise : son ton et son visage avaient changé. Il lui faisait penser à un acteur qui s’empresse de remettre son masque un instant tombé.

-Ne dites pas ça. Vous ai-je déjà laissé entendre que je vous méprisais parce que vous êtes un bâtard ?

Elle repensa tout à coup à la fois où il l’avait surprise en pleine fureur et qu’elle lui avait fait comprendre qu’elle le désirait.

-Il me semble que je vous ai donné la preuve du contraire, ajouta-t-elle, et elle regretta immédiatement ses paroles.

Elle vit Daniel rougir et sut qu’il avait très bien compris ce à quoi elle faisait allusion. Elle se mordit la langue, se maudissant intérieurement. L’atmosphère douillette faisait soudain place à une tension presque palpable.

-Je croyais… balbutia-t-il, je croyais que vous vouliez seulement…

Jehanne haussa les sourcils, dans l’attente qu’il achève. Elle avait cru être suffisamment claire pour ne pas laisser de place à l’interprétation.

-Je pensais que vous vouliez seulement vous venger de Vivian, dit-il enfin.

Elle n’aurait pas été plus scandalisée s’il l’avait insultée. Sa protestation fut presque un cri :

-Me croyez-vous si abjecte ? Pensez-vous que j’ai même eu le temps de rêver une vengeance aussi sournoise ?

-Mais alors, pourquoi ?

Elle le regarda avec atterrement.

-Vous avez vraiment besoin que je réponde à cette question ?

-Je… oui.

Il la regardait avec des yeux immenses. Elle se rappela les paroles de Laurine : « Je crois que ce chevalier vous a ensorcelée. » Elle était bien plus douée en action qu’en paroles, et l’aveu qu’il réclamait lui brûlait la langue.

-A quoi bon ? dit-elle enfin. J’ai été folle, et vous avez été raisonnable. Restons-en là.

Les sourcils de Daniel se crispèrent ; elle sentit éminemment toute sa lâcheté, et la situation lui parut trop pénible. Elle se leva vivement.

-Je dois partir maintenant. Merci de m’avoir laissée profiter du feu.

Elle avisa la lampe à huile abandonnée à terre ; en s’efforçant de ne pas laisser la précipitation brouiller ses gestes, elle la ralluma avec une branchette enflammée et se détourna pour sortir.

-Dame Jehanne ?

Elle répondit d’une voix la plus neutre possible :

-Oui ?

-Pouvez-vous me rendre ma cape ?

Zut.

A regret, elle tourna les talons et posa sa lampe sur la table avant de faire glisser l’étoffe de ses épaules. Elle la lui tendit à bout de bras, en évitant son regard. Il se leva, prit la cape et la laissa tomber dans la poussière ; puis il saisit sa main encore tendue et l’attira vers lui. Sans qu’elle ait bien compris la transition, elle se retrouva contre lui, entre ses bras. Un bref influx d’indignation la saisit, elle eut l’intention de se défendre ; au lieu de quoi, elle sentit son corps s’amollir spontanément au contact du sien. Elle pensa sans conviction qu’il ne devrait pas la traiter ainsi, elle, une duchesse : mais son corps, ce traître, n’avait que faire de son orgueil et consentait à tout. Daniel souffla d’une voix basse, pressante :

-Je pense à ce moment-là, tous les jours. J’ai rêvé mille fois que je vous prenais ainsi dans mes bras au lieu de vous repousser.

Il marqua une pause. Puis il demanda :

-Voulez-vous que je vous lâche ?

C’était dit comme si cela pouvait le faire tomber dans le vide.

-Serre-moi plus fort, ordonna-t-elle.

Il s’exécuta aussitôt. Comment un corps humain peut-il dégager autant de chaleur ? se demanda-t-elle avec ravissement, le souffle à demi coupé par l’étreinte. Elle enfouit son visage dans son cou, trouva la peau délicieusement suave à cet endroit, la mordilla. Elle sentait son ventre contre le sien, sa cuisse contre son entrejambe ; le désir lui monta violemment à la tête. Ses mains parcoururent avidement son dos, ses fesses, cherchant à trouver l’homme sous le tissu. Il relâcha à peine son étreinte, pour se mettre à la caresser à son tour. Le temps d’un battement de cil, elle réalisa ce qui était en train de se passer, une alarme s’alluma dans sa tête. Mais elle avait une envie de lui si forte, elle avait si peu envie de lutter, et la voix de sa conscience mourut. Rapidement, elle trouva insupportable la barrière imposée par leurs vêtements ; elle voulut lui ôter sa chemise, mais l’impatience rendait ses gestes malhabiles, et elle s’empêtrait dans l’étoffe. Il sourit et acheva lui-même de se déshabiller ; elle passa sa robe de nuit par-dessus sa tête, en toute hâte. Soudain ils se retrouvèrent nus l’un en face de l’autre. Pendant une infime fraction de seconde, longue comme une éternité, ils s’immobilisèrent comme deux adversaires qui se font face. Jehanne se sentit à la fois atrocement vulnérable, car elle se livrait plus complètement qu’elle l’avait jamais fait, et incroyablement puissante, car il se livrait à elle aussi : elle pouvait presque voir le sang battre sous sa peau, elle devinait chez ce corps nu la même aptitude à la souffrance et au plaisir que le sien. Ses derniers doutes disparurent et elle s’empressa de l’enlacer à nouveau, joyeusement, follement curieuse de tout savoir de lui. Ils roulèrent sur la peau de mouton ; sous ses grandes mains, toutes ses sensations tactiles étaient comme démultipliées. Il appuyait son sexe contre son ventre, étonnamment dur en comparaison de la douceur du reste de son corps ; elle le prit dans sa main et entendit Daniel pousser un gémissement sourd. Elle était émerveillée du pouvoir qu’elle avait sur lui, simplement en le touchant. Elle pressentit soudain tout ce qu’il lui restait à découvrir : la nuit ne serait jamais assez longue.

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