La nuit des sorcières - 3

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– Cette maudite duchesse, s’exclama Blandine d’un ton vibrant de colère. Elle dirait n’importe quoi pour discréditer Daniel. Comment peut-elle l’accuser de quoi que ce soit ? Elle !

Jehanne n’avait jamais vu Blandine dans une telle fureur. Jusque-là, elle avait toujours parlé de la famille seigneuriale avec respect. Mais on touchait à Daniel, et à son sujet, Jehanne avait remarqué que Blandine était comme une ourse avec son ourson.

Elles étaient assises sur le lit à baldaquin, avec Laurine, dans la chambre de Jehanne. Celle-ci, trouvant les servantes affairées dans sa chambre, avait ressenti le besoin de leur raconter ce qui venait de se passer avec la duchesse. Elle avait vu le visage joufflu de Blandine s’empourprer au fur et à mesure de son récit.

– Mais que peut-elle faire ? demanda Laurine. Le père Simon la croira-t-elle ?

– J’espère que non. Ce n’est pas la première fois que la duchesse accuse Daniel de sorcellerie. Mais le père Simon a un faible pour Daniel, à cause de son amour des livres. Jusqu’à présent, il n’a jamais apporté beaucoup de crédit à ses paroles… Dieu merci. L’ancien chapelain n’était pas si doux.

– Et le duc protège Daniel, n’est-ce pas ? ajouta Jehanne.

– Certes, mais il n’est pas tout-puissant, et si l’Eglise décide de mener le procès de Daniel, il n’est pas sûr qu’il puisse l’en empêcher.

Blandine se signa et marmonna un début de prière, les yeux levés vers le ciel. Jehanne se sentit étreinte de la même angoisse. Daniel avait vraiment quelque chose d’étrange, et les évènements de la nuit lui laissaient un trouble indéfinissable dans l’âme. Le plus terrible était d’imaginer que la duchesse puisse avoir raison. Et si on lui demandait de témoigner, saurait-elle mentir ? Passer sous silence les cris qu’elle avait entendus, inventer un rêve plus crédible, oublier les yeux de chat ?

– Blandine, dit-elle sous le coup d’une soudaine inspiration, va voir Daniel et dis-lui que si l’on m’interroge, je dirais que nous ne nous sommes quasiment rien dit : seulement qu’il m’a réveillée alors que j’étais somnambule, que je lui ai affirmé avoir rêvé et qu’il m’a conseillé d’aller me recoucher. Il faut que sa version concorde avec la mienne.

Blandine acquiesça.

– J’y vais de ce pas, fit-elle en soulevant sa masse replète du lit.

En passant la porte, Jehanne l’entendit distinctement grogner des imprécations qui ne promettaient rien de bon pour la duchesse. Puis Blandine disparut.

Un silence méditatif s’installa dans la chambre. Jehanne resta un moment plongée dans ses pensées. Puis elle s’aperçut que Laurine restait immobile à côté d’elle, et la regardait de côté avec un air d’attente, comme si elle avait envie de lui dire quelque chose.

– Qu’y a-t-il, Laurine ?

La jeune fille hésita, puis déclara finalement :

– Hé bien moi, je ne suis pas loin d’être d’accord avec la duchesse. Je crois que ce chevalier vous a ensorcelée.

Les joues de Jehanne s’enflammèrent.

– Que veux-tu dire ?

– Vous ne parlez que de lui depuis que vous êtes arrivée ici. Très peu de Vivian.

Elle leva vers Jehanne ses grands yeux gris limpides, avec un mélange de tendresse et d’inquiétude. La jeune fille eut l’impression qu’elle venait de lui donner un coup au ventre. Elle en eut le souffle coupé, et les larmes lui montèrent aux yeux.

– Mais non, dit-elle d’une voix hachée. Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ce que tu crois.

– Oh, Jehanne, murmura sa sœur de lait, et elle passa les bras autour de son cou.

– Mais non, répétait Jehanne, mais la révélation faisait son chemin dans son esprit.

Elle visualisait Daniel, et elle se remémorait chaque détail, les taches de rousseur, le pli près de son œil, le grain de beauté sur l’oreille, la tache de naissance sur la clavicule, les longs doigts fins qui tournaient les pages. Elle se rappela la sensation qu’elle avait quand elle le voyait, un plaisir un peu douloureux, comme du coton bourré d’épines au fond de son ventre.

Elle restait hébétée, arrimée aux bras de Laurine comme si c’était la dernière chose à laquelle elle pouvait se raccrocher sur terre.

Elle n’avait rien vu, elle n’avait rien voulu voir. Laurine l’avait devinée mieux qu’elle-même.

Au bout d’un moment, Laurine s’écarta et essuya doucement les larmes sur son visage, des larmes que Jehanne n’avait même pas senti couler. Elle se mit à rire, un rire nerveux, un rire désespéré.

– Je suis tellement idiote, Laurine, tellement idiote. Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

***

Le lendemain, le père Simon l’appela en confession, de l’air un peu las de l’homme qui fait son devoir sans croire vraiment à son utilité. Jehanne avait presque oublié sa confrontation avec la duchesse. Elle se composa une attitude digne et sans reproche, et pénétra dans le confessionnal en réfléchissant à toute allure à ce qu’elle allait dire.

Comme elle s’y attendait, le prêtre l’interrogea sur sa crise de somnambulisme. Il lui demanda la nature de son rêve, et la manière dont elle s’était réveillée. Jehanne se surprit à mentir avec une facilité étonnante, brodant un rêve de circonstance, parsemant son récit de détails véridiques qui le rendait globalement plus crédible. Le père fut curieusement peu insistant, et elle eut même l’impression qu’il éprouvait un certain soulagement : Blandine avait raison, il tenait Daniel en affection et les réponses de Jehanne le rassurait. Au bout d’un moment, il demanda d’un ton conclusif :

– Y a-t-il autre chose dont vous souhaiteriez vous confesser, ma damoiselle ?

Jehanne comprit que l’interrogatoire était terminé. Elle raconta quelques menus péchés, parla de son baiser avec Vivian. Le père lui ordonna des prières en pénitence, et Jehanne sortit à la lumière du jour avec soulagement.

***

Les jours passèrent et Jehanne n’entendit plus parler de l’affaire. Daniel ne semblait pas être inquiété, et elle n’avait pas osé remettre le sujet sur le tapis. La vie avait repris plus ou moins repris son cours normal.

Un petit seigneur, vassal du duc, était venu placer son jeune fils comme écuyer au château ; la charge du parrainage était revenue au chevalier. Désormais, au lieu de se rendre à la bibliothèque, Daniel levait le jeune Guillaume aux aurores pour l’entraîner au maniement des armes. Jehanne pensait que cette obligation le contrarierait, l’éloignant de ses livres. Mais elle découvrit alors un Daniel qu’elle n’avait pas soupçonné, un maître impitoyable, un soldat passionné.

Ce jour-là, Vivian et elle jouaient aux échecs dans la grande cour, mais s’interrompaient fréquemment pour observer la leçon d’escrime que Daniel donnait à son élève, ou plutôt, comme aimait à dire Vivian, qu’il lui infligeait. Le chevalier avait appris à Guillaume les différentes parades, et l’entraînait à les réaliser par une série d’attaques que l’écuyer devait bloquer. Il enchaînait les coups assez doucement d’abord, puis augmentait graduellement la vitesse, obligeant le jeune garçon à réaliser avec sa lame de grands gestes de tous côtés.

Fascinés, Vivian et elle abandonnèrent momentanément le jeu pour mieux profiter du spectacle. Les mouvements de Daniel devenaient rapides. Le pauvre écuyer était rouge et s’essoufflait, mais il se débrouillait bien, songea-t-elle. L’épée émoussée de Daniel fendit l’air et cette fois, Guillaume ne fut pas assez prompt pour l’arrêter et dut faire un bond de côté pour éviter le coup.

– Pas de dérobade, jeune homme ! fit sévèrement Daniel. C’est la parade qu’on apprend aujourd’hui.

Il s’interrompit néanmoins, laissant l’écuyer reprendre son souffle, et s’épongea le front d’un geste du bras. Jehanne vit une goutte de sueur couler le long de son cou et disparaître sous la tunique. Elle l’imagina continuer son chemin sur sa peau, le long de son torse. Elle détourna les yeux et tenta de chasser ces images de son esprit.

Elle était restée longtemps aveugle, mais maintenant qu’elle savait, c’était pire. C’était comme si son imagination, ayant obtenu la latitude de sa conscience, s’ébattait joyeusement sans plus aucune censure.

« Ce n’est que du désir », décida-t-elle mentalement. « Le désir passe. Il passera. »

– Il ne t’épargne pas, hein ? lança Vivian à l’écuyer.

Guillaume eut une grimace, pour toute réponse ; il était hors d’haleine.

– Crois-moi, renchérit Vivian, avec moi, il était pire.

Daniel eut un sourire. Jehanne le détesta d’être aussi beau.

– Quand nous faisions des duels ? Allons donc, je me fatiguais avant toi !

– Du coup, tu m’envoyais rouler à terre pour que ça finisse plus vite !

– Ce n’est pas de ma faute si tu ne tiens pas sur tes jambes.

– On verra bien si je ne tiens pas sur mes jambes la prochaine fois, messire chevalier !

– Je relève le défi, messire futur duc, répondit gaiement Daniel. Bon, as-tu récupéré, toi ? Fit-il en reportant son attention sur Guillaume qui se serait bien laissé oublier quelques minutes de plus.

Ils reprirent, et Vivian et Jehanne reportèrent leur attention sur le jeu. La jeune fille s’efforça d’ignorer les silhouettes qui se mouvaient dans le coin de son champ de vision.

– Echec et mat, messire, finit-elle par dire.

Elle était étonnée elle-même d’avoir gagné, alors que son esprit n’était qu’à demi concentré sur la partie. Elle leva les yeux vers son adversaire : il la dévorait des yeux, et elle rougit tout à coup. Était-il possible que Vivian ait été encore plus troublé qu’elle pendant le jeu ?

– C’est un honneur de perdre si gracieusement, dit Vivian en lui prenant la main et en y déposant un baiser.

Elle se sentit prise de remords. Vivian était un fiancé parfait. Pourquoi ne pouvait-elle pas s’intéresser à lui plutôt qu’à Daniel ? Cela ne devrait pas être si difficile, songea-t-elle en regardant le gai visage encadré de cheveux blonds, le sourire pétillant.

– Voudrez-vous faire une promenade après la repue de midi ? proposa-t-il.

– Plutôt demain, déclina-t-elle gentiment. Il fait trop chaud aujourd’hui, je vais me reposer un peu.

– Comme il vous plaira.

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