La nuit des sorcières - 1

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Jehanne sentait son sang pulser dans chaque partie de son corps. La jument sous elle galopait à plein régime, et la jeune fille en ressentait comme à chaque fois une excitation délicieuse qui faisait courir du feu dans ses veines. Le vent avait défait la coiffure nouée avec soin par Blandine, et balayait ses cheveux librement lâchés. Le martèlement des sabots de la jument était doublé de celui du cheval de Vivian, qui excitait sa monture en poussant des injonctions enthousiastes. Ils faisaient la course.

Vivian atteignit le premier la pierre à l’angle du chemin qui leur avait servi à déterminer l’arrivée. Il fit ralentir sa monture et se tourna triomphalement vers Jehanne qui parvenait à sa hauteur. Elle lui rendit son sourire, trop heureuse de sa course pour lui tenir rancune de sa défaite.

– J’aurai ma revanche, dit-elle.

– Avec grand plaisir, répliqua le jeune homme.

Il avait les joues rosies et ses cheveux blonds étaient désordonnés comme de la paille. Ils devaient tous les deux avoir l’air d’enfants qui s’amusent à des jeux interdits.

– Venez, s’écria-t-il joyeusement, je vous ai promis de vous montrer le pays tout de même. Vous seriez prête à me suivre dans les bois ?

– Diantre, dit-elle en riant, que va-t-il m’arriver ?

– J’ai prévu de nous faire attaquer par des malandrins pour pouvoir les pourfendre et augmenter ma grâce à vos yeux. Me suivez-vous ?

– Allons-y, mais je vous préviens que je joue mal les jouvencelles sans défense…

– Je vois cela, fit Vivian en coulant un regard sur la longue dague fixée le long de la jambe de Jehanne, contre la chausse. Jehanne n’aimait pas la position en amazone et chevauchait comme un homme – raison pour laquelle elle mettait des chausses sous sa robe. Cela avait surpris et amusé Vivian, on aurait même dit que cette hardiesse lui avait plu. D’un autre côté, le regard qu’il posait sur ses jambes, bien que couvertes, était un peu trop insistant.

– Il paraît que vous êtes aussi redoutable au tir à l’arc, ajouta-t-il d’un ton badin.

Il savait donc qu’elle venait s’entraîner, le matin. Jehanne se demanda que répondre. D’un autre côté, elle ne se cachait pas vraiment, et elle se doutait bien que Vivian finirait par le savoir. Mais Daniel lui avait affirmé qu’il la laisserait faire selon son désir. Elle prit le parti d’en plaisanter.

– Voilà qui me paraît bien exagéré. Je crains d’être fort médiocre.

– Vraiment ? Ce n’est pas ce que m’a dit mon frère.

Cette fois, Jehanne fut prise de court. Vivian était supposé être fils unique.

– Votre frère ?

– Oh, je vois, fit Vivian en riant, mes parents s’obstinent à préserver ce qui n’est plus un secret pour personne. Vous auriez fini par le savoir tôt ou tard : Daniel est mon frère. Mon demi-frère, pour être exact : le fils de mon père.

Jehanne était stupéfaite. Elle visualisa le chevalier dans sa tunique sombre, son attitude un peu désabusée, ses gestes calmes et posés. Difficile d’imaginer qu’il pouvait être le frère de l’impétueux Vivian. Pourtant, cela expliquait bien des choses : la familiarité entre eux, le fait que Daniel n’ait pas de nom de famille. Il était sans aucun doute né hors mariage.

Quand ils parvinrent au bois, ils mirent pied à terre et guidèrent leurs montures à la main. Le jeune homme les conduisit le long d’un sentier assez étroit et Jehanne devait parfois dépêtrer sa robe des branches et des ronces qui encombraient les bords du chemin. Enfin, au bout d’un moment, les rangées d’arbres s’éclaircirent et ils débouchèrent hors des frondaisons.

– Oh !

Ils étaient au bord de la gorge, et devant eux s’ouvrait la vallée sous un angle que Jehanne n’avait encore jamais vu. La Sourde et la Vivace déroulaient leurs longs rubans vers l’horizon et reflétaient le ciel et les berges comme de parfaits miroirs. Des amas de petits toits rouges étaient nichés dans leurs courbes, entourés de champs bigarrés sur lesquels se devinaient parfois des vaches ou des moutons comme des petits points roux ou blancs en mouvement. Plus proche d’elle, la ville de Combelierre était en pleine effervescence : plusieurs bateaux marchands étaient amarrés dans le port et des centaines de minuscules silhouettes s’agitaient dans les rues. A sa gauche, moins imposant qu’à l’ordinaire vu sous cet angle, le château des Autremont ressemblait à un vieux géant de pierre qui veillerait sur la ville.

– C’est magnifique, s’écria Jehanne, émerveillée.

– N’est-ce pas ? fit la voix de Vivian près de son oreille, trop près.

Elle eut un léger sursaut et se tourna vers lui : il s’était approché sans qu’elle s’en aperçoive. Il la saisit par la taille et approcha ses lèvres des siennes. Elle eut un instinctif mouvement de recul, puis se laissa faire, curieuse de la sensation. Il l’embrassa doucement d’abord, puis plus profondément. Elle se rappela les baisers qu’elle avait échangés avec le fils d’un pèlerin hébergé au château de son père. Ils avaient onze ans, ils s’étaient juré amour et fidélité à tout jamais, et puis il était reparti avec sa famille vers la route du Mont Saint-Michel, et le lendemain, elle l’avait oublié.

Mais Vivian n’embrassait pas comme un garçon de onze ans. Il écrasait ses lèvres contre les siennes, et elle sentait le fin duvet qui entourait ses lèvres contre sa peau. Il devint si insistant qu’elle finit par le repousser doucement, en disant :

– C’est assez, messire.

Il la relâcha complaisamment, les yeux brillants.

– Pour le moment, dit-il.

Jehanne sentit un glaçon froid lui couler dans la poitrine. Vivian n’était pas un petit pèlerin qu’on pouvait embrasser pour s’amuser. Vivian allait être son mari. Elle s’efforça de lui sourire, mais le cœur n’y était pas. Elle n’avait pas envie qu’il y ait un jour plus que « pour le moment ». L’idée de se coucher avec lui dans le même lit, de le laisser la toucher, de faire l’amour avec lui la répugnait. Pourtant, Vivian était attentionné, elle semblait lui plaire contre toute probabilité, et lui-même avait belle charnure. N’importe quelle autre jeune fille se serait sentie incroyablement chanceuse d’avoir un tel mari. Peut-être qu’elle n’était pas normale.

– Ne faites pas cette figure, je vais croire que vous me prenez pour un satyre. Venez, continuons la promenade.

Il la prit par la main, et ils rejoignirent leurs montures.

***

La vie s’écoulait ainsi depuis son arrivée au château. Elle aurait pu être paisible et insouciante, si Jehanne avait pu s’empêcher de compter les jours qui s’égrenaient, un à un, et la rapprochaient de son mariage. Son père, le comte de Beljour, était reparti en son domaine et ne reviendrait pas avant le jour des noces, avec ses frères.

Elle n’aurait pas bien su dire ce qui lui faisait tant redouter ce jour. Parfois, elle aurait voulu qu’il arrive le lendemain, pour être plus vite passé. Elle avait la sensation diffuse que ce jour-là, elle abandonnerait définitivement sa vie précédente, son enfance au comté, qui avait été douce à défaut d’être insouciante, et où elle avait fondé toutes ses attaches. Elle ne se coucherait plus contre le corps doux et tiède de sa sœur de lait, mais à côté d’un homme, au désir qu’elle imaginait dur et brutal, pour l’unique raison qu’elle ne l’avait pas choisi.

Jehanne oubliait ses inquiétudes dans les quelques moments de solitude et de liberté dont elle disposait. Elle avait pris l’habitude de se lever à l’aube pour aller tirer à l’arc, activité qui avait le pouvoir de l’apaiser en un instant. Parfois, elle se rendait à la bibliothèque. Quand ses angoisses devenaient trop vives, elle allait prier à la chapelle ducale, devant la statue bienveillante de la Vierge, dont sa mère disait autrefois qu’elle était la Marraine de toutes les femmes. Petit à petit, elle se laissait apprivoiser par son nouveau lieu de vie, et il l’intimidait moins qu’autrefois.

Et puis, il y avait Daniel ; les conversations qu’ils avaient ensemble lui rappelait parfois les grandes discussions que, adolescente, elle menait avec son père, sur les possibilités de l’existence, et que se passerait-il si les nobles se retrouvaient dans la peau de paysans, et vice-versa ? Et les différences entre les hommes et les femmes, et les monstres grotesques qui enluminaient les livres pieux, etc. Savoir qu’il était le fils du duc n’avait pas tellement modifié leur relation. Les traits d’Henri s’étaient un peu empâtés, mais pour peu qu’on y fasse attention, on devinait qu’il avait dû dans sa jeunesse être très semblable à Daniel tel qu’il était maintenant ; leur ressemblance était plus évidente encore qu’entre Henri et Vivian. Ce qui paraissait étrange à Jehanne était la froideur visible entre le Daniel et son père. Ce dernier appelait le duc « seigneur » et jamais Henri ne paraissait traiter Daniel différemment de ses autres chevaliers. En revanche, Vivian et Daniel affichaient sans ambages leur relation fraternelle. Il y avait là un paradoxe qu’elle ne s’expliquait pas, mais c’était un des rares sujets qu’elle n’osait jamais aborder avec le chevalier. Et puis ça n’était qu’une bizarrerie anecdotique du jeune homme, en comparaison de ce qu’elle allait découvrir.

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