Le chien - 3

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Quand Daniel ouvrit les yeux, ceux-ci vinrent rencontrer un regard placide par-dessus un museau un peu écrasé. Un chat. Daniel se fit la réflexion qu’il connaissait ce chat, mais son cerveau brumeux refusait d’y réfléchir davantage. Un instant plus tard, il réalisa que le matou était couché en rond sur lui et qu’il ne semblait pas déterminé à en bouger le moins du monde. Daniel souleva le bras gauche pour le caresser, ou le pousser, il ne savait pas trop ; mais il réalisa à ce moment qu’il était extrêmement faible, et sa main retomba sur la fourrure du félin sans plus de mouvement. Il fixa le plafond. Il avait très soif. Tournant la tête d’un côté, il vit la fine ligne de l’aube qui venait colorer d’une lumière pâle les carreaux d’un vitrail. Tournant la tête de l’autre, il vit Blandine, qui dormait paisiblement à côté de lui. Elle avait sa main proche de la sienne comme si elle la lui avait tenue, puis que le sommeil avait dérangé sa position. Il se sentit ému en la voyant, sans trop savoir pourquoi ; il aurait voulu s’attarder à la regarder dormir, mais il avait vraiment trop soif. Il tendit le bras vers elle et vint frôler le dos de sa main, jusqu’à ce qu’elle se réveille. Elle cligna des yeux comme une chouette, et posa sur Daniel un regard flou.

-Blandine, pourrais-tu me servir à boire ? demanda-t-il d’une voix basse et un peu rauque.

Une expression de stupéfaction se peignit petit à petit sur le visage de la jeune femme ; puis elle se redressa tout à coup, en s’écriant :

-Jésus Marie Joseph !

Elle plaqua ses mains sur le visage de Daniel.

-Tu es vivant !

Dérangé par le brusque mouvement de la servante, le chat se déroula et s’éloigna sans se presser, en balançant nonchalamment la queue. Mais Blandine ne lui accorda pas la moindre attention.

-C’est un miracle. Sainte Vierge ! C’est un miracle, répétait-elle.

Le garçon sourit, un peu perplexe. Avait-il été si près de la mort ? Il ne parvenait pas à se rappeler les jours précédents. Seul lui revenait le souvenir confus de douleurs intolérables sous son crâne, comme si quelqu’un fouillait sa tête avec une épée de feu.

Blandine s’éternisait dans son émerveillement, et il finit par dire, timidement :

-Blandine, j’ai vraiment soif.

-Ah, oui ! Je vais te chercher de l’eau. Ne bouge pas.

Daniel en aurait été bien incapable. La servante relâcha son étreinte, et le garçon s’abattit à nouveau sur la paillasse. La mémoire lui revenait enfin, par bribes. Le chien, le combat, les soins dans l’oratoire ; puis la fièvre, la maladie - la rage. Il avait survécu à la rage.

Quelques minutes plus tard, Blandine revenait avec une cruche et un gobelet, mais pas seule. Elle avait dû croiser une partie de la domesticité en cours de route, car Daniel vit de nombreuses têtes curieuses apparaître derrière le large dos de Blandine. Les serviteurs poussèrent des exclamations en constatant que Daniel était bel et bien vivant ; ils le regardèrent boire à son gobelet, redressé sur un coude, comme s’il s’agissait là d’une attraction toute nouvelle. Une tête tonsurée apparut au milieu d’eux, et le père Simon se fraya un passage en jouant des épaules ; un instant plus tard, il s’agenouilla au chevet de Daniel et le couvrit d’un regard où la surprise le disputait à la bienveillance.

-Tout à fait extraordinaire. Comment te sens-tu, mon fils ?

-Entier, répondit laconiquement Daniel.

-Et ces douleurs au crâne ?

-Elles ont disparu.

-Peux-tu respirer normalement ?

-Oui.

Le prêtre posa la main sur son front.

-Et la fièvre est partie. Daniel, tu dois remercier la Vierge qui a veillé sur toi et t’a guéri.

-Je le ferai, promit le garçon.

Il se sentait incroyablement las, et cligna des yeux. Le père se recula.

-Allons, laissez-le maintenant, fit-il en s’adressant aux domestiques qui s’entassaient dans l’étroit oratoire. Il doit se reposer et refaire ses forces.

Un à un, les curieux s’éloignèrent ; Blandine suivit le mouvement, non sans avoir adressé un grand sourire à Daniel.

Resté seul avec l’icône impassible de Marie, Daniel soupira.

-Merci, bonne Vierge, murmura-t-il, en se promettant mentalement de prier un peu mieux lorsqu’il serait rétabli.

Il entendit dans un coin comme un miaulement de reproche, puis sombra dans un sommeil épais et sans rêve.


***

Assise sur son siège sculpté, à peine moins splendide que celui de son époux, à ses côtés, Isabeau triturait nerveusement la nourriture devant elle, sans pouvoir se résoudre à la mettre dans sa bouche. Elle exhalait pourtant des fumets savoureux, et toute la mesnie dans la grande salle ripaillait avec appétit, sous le ballet des serviteurs qui remplissaient sans discontinuer les coupes de vin. Un gai brouhaha résonnait sous la voûte, l’ambiance était à la liesse.

Isabeau ne pouvait détacher son regard du spectacle de son fils babillant joyeusement auprès de Daniel, qui l’écoutait patiemment. Le jeune homme avait retrouvé sa place à la table de la mesnie comme si rien ne s’était passé, et que sa maladie des derniers jours n’avait été qu’un mauvais rêve. Il vivait à nouveau sous ses yeux, engloutissant sa pitance avec un plaisir évident, comme souvent ceux qui redécouvrent la vie après avoir échappé à la mort. Vivian l’accaparait tout à fait, comme pour rattraper le temps perdu ; le duc, elle le voyait du coin de l’œil, leur jetait de temps à autre un regard chaud.

Comment avait-il fait ? Elle ne cessait de ressasser cette question dans sa tête. Comment en avait-il réchappé ? Etait-il possible que tout le monde trouvât parfaitement normal d’avoir compagnie avec un garçon mourant quelques jours plus tôt ?

Le chapelain avait attribué ce miracle à la Vierge Marie, et Isabeau n’avait pu empêcher le duc d’organiser une messe en son honneur pour la remercier. Aujourd’hui, sauvé des griffes de la mort par la Mère de Dieu après avoir lui-même sauvé Vivian, Daniel était presque un héros aux yeux de tous, mais surtout, bien sûr, aux yeux de son demi-frère.

Mais Isabeau ne croyait pas que la Vierge fût venue en aide au bâtard. Sa mère n’était pas sorcière ? Et le fils n’était pas moins étrange : il exerçait le même pouvoir de fascination qu’Iris, et semblait parfois, comme elle, deviner les évènements ou les pensées d’autrui. Isabeau était sûre que si aide il avait reçue, cela ne pouvait être que du Diable.

Après la repue, le duc et ses hommes partirent en chasse. Isabeau participait parfois à cet exercice, accompagnée de son faucon, pour les petits gibiers ; mais cette fois, elle prétexta un peu de fatigue et regarda les cavaliers partir en faisant signe de la main à son fils, fièrement juché sur le destrier derrière son père.

Encore convalescent, Daniel était demeuré au château ; la duchesse l’avait perdu de vue, mais qu’importe, elle savait où il s’était rendu.

Daniel avait un loisir singulier pour un écuyer : il se rendait régulièrement dans une petite pièce mitoyenne de la résidence du chapelain, où celui-ci avait entassé toute une collection de livres, la plupart religieux mais certains profanes, formant une véritable petite bibliothèque ; là, il passait des heures à parcourir les ouvrages. Il avait appris à lire et à écrire en même temps que Vivian, mais y avait montré beaucoup plus d’intérêt que ce dernier. Le duc désapprouvait cette aspiration, jugeant que Daniel perdait son temps dans les livres, étant destiné aux armes et non à l’étude. C’est pourquoi le garçon profitait de moments comme celui-ci, où le duc s’absentait, pour se glisser comme un voleur dans la demeure du chapelain et lire tout son content.

Isabeau le trouva là comme elle s’y attendait. La pièce assez étroite était encombrée d’étagères et de coffres ouverts où étaient entreposés des rouleaux et toutes sortes de manuscrits sans ordre apparent. Sur les rares emplacements où les murs restaient visibles étaient suspendues des icônes, sous de minces fenêtres qui déversaient chichement la lumière. Daniel avait posé un lourd manuscrit sur la table au milieu de la pièce, et s’était assis sur une escabelle, un doigt suivant les lignes qu’il marmonnait à voix basse ; il paraissait déjà complètement absorbé par sa lecture. Isabeau était entrée silencieusement, et il ne la remarqua pas le moins du monde, aussi eut-elle tout le temps de l’observer.

La lumière poussiéreuse qui filtrait à travers la trouée étroite dans le mur venait le frapper de côté et faisait danser des reflets miroitants dans ses cheveux. Il avait une expression profondément concentrée et calme ; il était difficile d’imaginer, en le voyant, que le même garçon s’était jeté sur un chien enragé et l’avait tué à mains nues.

Elle vit soudain son visage se contracter de douleur ; il prit sa tête entre ses deux mains et la pressa avec force comme s’il voulait chasser un démon à l’intérieur. Ses maux de tête n’avaient donc pas complètement disparus, comprit-elle : peut-être aurait-il encore un temps ces réminiscences de sa maladie. Elle le regarda un moment : Daniel restait prostré dans sa position, la tête penchée, mais son visage s’apaisait peu à peu. Une soudaine impulsion fit avancer la duchesse, sans qu’il parût la voir ; elle tendit le bras et, du bout des doigts, caressa les cheveux roux.

Il sursauta si violemment qu’il fit valdinguer le tabouret sous lui, et faillit choir ; mais il se rétablit promptement, et se dressa devant elle. Elle s’aperçut que sa taille égalait presque la sienne, bien qu’elle-même ne fût pas petite.

Quand Daniel la reconnut, son expression passa instantanément de l’effarement à la défiance.

-Je ne voulais pas te faire peur, dit Isabeau.

-Je n’ai pas peur de vous, répondit-il aussitôt.

Ils se toisèrent. C’était la première fois, réalisa Isabeau, qu’ils se retrouvaient seuls l’un en face de l’autre ; elle ne se souvenait pas même qu’ils se soient jamais réellement parlé auparavant. Il était sur la défensive, le corps tendu comme un arc, et elle s’aperçut qu’elle avait la même attitude.

-Que voulez-vous ? demanda finalement Daniel.

C’était une excellente question. Qu’était-elle venue chercher en le dérangeant de sa lecture ? Pourquoi avait-elle voulu le voir, pourquoi diantre avait-elle ressenti ce besoin irrépressible de passer la main dans ses cheveux ? Une seule créature avant lui avait eu le pouvoir de lui faire perdre la tête ainsi : Iris.

Les yeux d’Isabeau se posèrent soudain sur un endroit entre le cou et la clavicule de Daniel : là, il avait comme une petite auréole plus foncée que le reste de sa peau. Elle ne l’avait jamais remarquée auparavant – mais il est vrai qu’elle avait rarement été si proche de lui.

-Depuis combien de temps as-tu cette marque ? demanda-t-elle sans la quitter des yeux.

Daniel leva instinctivement la main sur la tache incriminée, comme pour la cacher.

-Depuis la naissance.

-Sais-tu ce qu’on dit des femmes qui ont ce genre de tache sur la peau ?

Le visage du garçon se contracta. Il ne répondit pas, aussi le fit-elle à sa place :

-On dit que c’est la marque que le Diable a laissé sur leur corps.

-Oui ? dit Daniel en grimaçant un sourire sans joie. Ma mère avait aussi ce genre de marque. C’est cela que vous vouliez m’entendre dire ?

Il y avait du défi dans sa voix. Ses yeux s’étaient tout soudain enflammés, ses joues étaient devenues cramoisies.

-Ne sois pas insolent, répliqua-t-elle avec toute l’autorité dont elle était capable, mais peine perdue. Elle semblait avoir réveillé chez le garçon une sorte de fureur froide, une colère presque aussi vieille que lui.

-Ma mère était une sorcière, c’est ce que vous croyez, n’est-ce pas ? Est-ce comme ça que vous vous justifiez ?

-Je t’interdis de me parler sur ce ton ! cria-t-elle.

L’image intolérable du cadavre d’Iris lui était brusquement revenu à la mémoire. La jeune femme anormalement blanche, inerte, ses cheveux étalés en corolle autour d’elle ; et l’enfant qui s’accrochait à elle, et la fixait de ce même regard accusateur qu’aujourd’hui. Elle se sentit trembler, sans parvenir à se contrôler. Oui, bien sûr, il la haïssait. Elle avait tué sa mère, l’avait privé de son père alors qu’il n’avait pas six ans ; elle avait fait voler son enfance en éclat aussi sûrement qu’on effrite le sable dans sa main. Sa haine devait grandir avec lui ; pour la première fois, elle fut prise d’une crainte vraie à l’idée que bientôt il atteindrait l’âge d’homme et serait assez fort pour réaliser son désir de vengeance. Mais quelle importance après tout ? Elle savait désormais qu’il aimait Vivian d’un amour aussi absolu que la haine qu’il lui portait ; il était devenu son protecteur, et non l’adversaire qu’elle s’était figurée.

Mais il y avait quelque chose d’étrange en lui, quelque chose qui l’avait poussée à le provoquer, à le menacer. Quelque chose qui la fascinait et la terrifiait irrésistiblement.

-Ta mère était une sorcière, dit-elle d’une voix vibrante, et tu ne veux pas l’admettre, mais tu as hérité d’elle, et un jour tu te serviras de cela contre moi.

Elle fit volte-face, sans attendre de voir sa réaction, et sortit en toute hâte. Le soleil la cueillit brutalement et l’éblouit ; elle plissa les yeux et s’éloigna.

Daniel resta un moment abasourdi après le départ de la duchesse. Son cœur battait encore de toute sa colère inexprimée. Jamais la présence de la duchesse ne lui avait rappelé avec plus de violence l’absence de sa mère, dont le visage doux encadré de boucles rousses se faisait toujours plus flou dans sa mémoire. Mais cette fois, il lui était revenu avec force, à l’instant même où elle lui avait passé la main dans les cheveux, un geste que même Blandine ne s’autorisait plus. Comment avait-elle osé faire ça ?

Il s’assit à nouveau devant son livre. C’était un ouvrage sur la biographie des saints ; son histoire préférée était bien sûr celle de Daniel. Il était fier de porter le nom du seul martyr qui, au lieu de mourir dans d’atroces souffrances pour sa foi, avait maîtrisé les lions. Mais les lignes lui apparaissaient troubles et il les parcourait vingt fois des yeux sans en comprendre un seul mot.

-Ma mère n’était pas une sorcière, dit-il à voix haute.

Sa voix lui parut étrangement fragile et ténue. Seul le silence écrasant de la bibliothèque lui répondit.

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