L'héritier - 5

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Cela faisait six mois, jour pour jour, qu’Iris avait été enterrée, lorsque la duchesse manifesta les premières douleurs de l’enfantement.

L’évènement était de taille : la châtelaine avait mené sa grossesse à terme pour la première fois. Aussi l’excitation au château était-elle grande, mais le danger de l’accouchement restait encore à surmonter. Depuis un mois déjà, le duc accueillait au château toute une armée de sage-femmes sur le pied de guerre. Quand il sut que le travail de la duchesse était amorcé, il s’assura que rien ne lui manquerait, puis se rendit à la chapelle ducale où il resta en prière.

Dans l’après-midi, Blandine fut sollicitée pour préparer un bain destiné à détendre la duchesse ; puis elle aida à installer une bassine d’eau bouillie et des langes. Enfin, tout fut prêt pour accueillir l’enfant, et les servantes au chevet de la duchesse se trouvèrent bientôt trop nombreuses ; désœuvrée, Blandine retourna auprès de Daniel, dans la petite chambre qu’ils partageaient.

L’enfant l’inquiétait. Depuis la mort de sa mère, le duc n’était plus venu lui rendre visite une seule fois. Au fil des mois, Daniel était devenu de plus en plus taciturne, presque apathique ; il ne parlait plus que rarement, et refusait les baisers. Il ne jouait plus en imitant les soldats, mais pouvait suivre pendant des heures le trajet d’un insecte le long des remparts. Blandine craignait qu’il ne fût devenu tout à fait idiot, et que le duc eût abandonné jusqu’à l’idée de lui faire commencer une formation de chevalier. Que deviendrait-il alors ?

Mais ce jour-là, quand elle entra dans la petite pièce où ils logeaient tous deux, Daniel posa sur elle un regard attentif qu’elle ne lui avait pas vu depuis longtemps. Elle lui sourit, ravie ; l’intelligence était revenue dans ses yeux. Il semblait même en alerte, debout, la tête droite, comme à l’écoute de quelque chose.

– Que se passe-t-il, Blandine ? interrogea-t-il.

– La duchesse va avoir son bébé, répondit la servante.

Daniel pencha la tête d’un air perplexe.

– Comment les femmes ont-elles des bébés ?

– Elles les font sortir par un trou qu’elles portent en bas du ventre.

– Ça fait mal ? La duchesse a l’air d’avoir mal.

Blandine resta un peu étonnée.

– Comment peux-tu savoir que la duchesse a mal ? Tu ne l’as pas vue. Et d’ici, tu ne peux pas l’entendre.

Mais Daniel ne répondit pas. Il questionna encore :

– Est-ce que c’est long ?

– Ça dépend. Cela peut prendre quelques heures ou quelques jours, on ne peut pas savoir.

L’enfant parut réfléchir un instant. Enfin, il demanda d’une voix plus basse :

– Était-ce long, pour moi ?

Blandine eut un sourire. Elle se rappelait l’accouchement d’Iris, et son obstination à refuser les sages-femmes que Henri voulait lui envoyer ; elle n’avait voulu que sa mère et Blandine pour l’assister. Elle avait mis Daniel au monde dans les communs, et n’avait crié qu’au moment ultime de la délivrance.

– Non, pas très, répondit Blandine. Mais tu étais un gros bébé. Dieu merci, ta mère était vigoureuse.

Daniel hocha la tête d’un air pensif. Blandine lui effleura la joue du doigt.

– Allons, viens manger. J’ai pris à souper. J’ai même du fromage de l’abbaye des bénédictins.

***

Le lendemain, Blandine se réveilla à l’aube, et trouva Daniel assis tout droit sur son lit, dans la même attitude attentive que la veille. Elle se rappela ce qu’il lui avait dit : « la duchesse a l’air d’avoir mal. » Elle eut soudain l’intuition étrange qu’il percevait plus de choses qu’elle ne le pouvait elle-même.

– Déjà réveillé ? Dit-elle. Couvre-toi, tu vas attraper la mort.

L’automne en effet touchait à sa fin, et les matins étaient de plus en plus glacials. Daniel se laissa habiller, puis elle-même s’apprêta, revêtant sa robe de servante par-dessus sa chemise. Elle achevait de coincer ses cheveux sous son bonnet, quand on toqua à la porte.

Blandine abandonna une mèche folle hors du bonnet, courut ouvrir et poussa aussitôt une exclamation de surprise : c’était le duc. Il entra d’un pas vif, et dit :

– Ferme vite la porte. Il ne faut pas qu’il ait froid.

Il ne parlait pas de Daniel. Henri tenait dans les bras un paquet de couvertures et de langes, sous lesquelles apparaissait une frimousse minuscule, les yeux clos et gonflés comme ceux d’un crapaud. Le duc avait le visage rayonnant.

– Seigneur, fit Blandine stupéfaite, c’est…

– Mon fils. Vivian. Viens là, Daniel, dit-il en se tournant vers l’intéressé.

Daniel s’approcha ; le duc s’agenouilla pour être à sa hauteur, et lui tendit le nouveau-né.

– Attention ! s’écria Blandine, effrayée à l’idée que Daniel ne le lâche et que le bébé ne tombe.

Mais, après une hésitation, Daniel entoura délicatement le paquet de couvertures de ses deux bras ; et d’ailleurs, le duc ne le lui abandonna pas tout à fait, soutenant le bébé d’une main.

– Je te présente ton frère, fit Henri.

Le nourrisson ouvrit tout à coup les yeux et les planta dans ceux de Daniel. Ils avaient les mêmes prunelles bleues, qu’ils héritaient tous deux d’Henri.

L’émerveillement se peignit sur le visage de Daniel, si intense qu’il vint éclairer son visage d’une brusque lumière. Les deux frères restèrent accrochés par le regard, et pendant un instant plus rien ne sembla exister autour d’eux.

Finalement, Daniel murmura :

– Il est si petit.

Blandine réalisa qu’elle avait retenu sa respiration pendant plusieurs secondes, et la relâcha.

– Oui, répondit le duc, et il sera toujours plus petit que toi. C’est pourquoi tu dois toujours l’aider et le protéger.

Daniel releva un instant les yeux sur son père. Celui-ci avait une expression émue et bienveillante, bien différente du visage dur qu’il arborait le jour de la mort d’Iris, lorsqu’il avait dit à Blandine « apprends-lui désormais à m’appeler “seigneur” ».

Puis le garçon reporta à nouveau son attention sur Vivian, qui ne le lâchait pas du regard, comme si Daniel était la chose la plus curieuse au monde.

– Je le protégerai toujours, déclara-t-il gravement.

Le duc sourit. De sa main libre, il vint étreindre l’épaule du jeune garçon. C’était le premier geste d’affection que Blandine lui voyait envers Daniel depuis des mois. Saisie d’une brusque pensée, elle demanda :

– Comment va la duchesse ?

– Elle se porte bien, répondit le duc. Elle est épuisée par sa délivrance, et elle dort. Je vais lui rendre son enfant.

Il retira doucement Vivian des bras de Daniel, et celui-ci le lui laissa comme à regret. Le duc se releva et cala fermement le bébé contre lui.

– Tu le reverras bientôt, promit-il à Daniel. Pour le moment, il a besoin de sa mère.

Il rabattit les couvertures sur son jeune fils, et ouvrit la porte. Un soleil tout neuf vint éclairer la pièce de ses rayons rasants, et le duc s’en fut, ombre à contre-jour dans le chatoiement de lumière.

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