L'héritier - 2

9 minutes de lecture

La fiancée de Henri se tenait toute droite sur les remparts. Son visage était de marbre et le vent perturbait à peine la coiffure tressée qui disciplinait ses cheveux d’or mat. Sa robe se soulevait un peu à son souffle en balayant le sol du chemin de ronde. Elle eût pu être l’image de quelque dame attendant le retour de son amant chevalier, n’eût été une sorte de rigidité dans sa posture qui décourageait toute pensée galante. Elle était bien jeune encore et pourtant quelque chose en elle courbait déjà les nuques sur son passage. Nul doute, murmuraient ceux qui la voyaient ainsi, belle et immobile sur les murs du château, celle-ci était née pour être souveraine.

Isabeau fulminait. Du moins tâchait-elle de muer le tourbillon de ses émotions en simple colère. Iris n’était-elle pas qu’une servante ? Devant la maisonnée, elle semblait respecter les convenances avec Isabeau : elle l’appelait « ma damoiselle », la vouvoyait et affectait de la traiter selon son rang. Mais jamais elle ne baissait les yeux, et une sorte de braise y demeurait qui rappelait chaque fois à Isabeau le moment où elle l’avait si bien envoûtée. Iris était son aînée de plusieurs années, mais au-delà de cette différence elle semblait irradier d’une confiance et d’une sagesse qui étaient sans âge. Isabeau se sentait une enfant en face d’elle. Iris semblait penser qu’une sorte de sororité les unissait au-delà des écarts de caste. Était-ce de partager le même homme ? Osait-elle croire qu’elles seraient à égalité dans la couche de Henri ?

– Ma mie.

Isabeau se tourna à peine pour accueillir son fiancé. Celui-ci avait l’intention de lui prendre galamment la main, mais quelque chose le retint. Sa promise était d’une beauté rare, mais si froide qu’elle décourageait son désir.

– Ai-je fait quelque chose pour vous chagriner, ma mie ?

La peau d’ivoire d’Isabeau se colora à peine. Ce fut tout ce qu’elle laissa voir, quoique son cœur battît violemment. Elle brûlait de répandre tout son venin sur Henri mais sa fierté hésitait à laisser découvrir son humiliation. Dans le fond, comment lui en vouloir ? N’avait-elle pas ressenti elle-même l’attraction qu’exerçait Iris ? Comment ne pas vouloir plonger la main dans l’abondance luxuriante de ses cheveux, caresser le satin de sa peau… Le marbre du visage d’Isabeau se brisa rien qu’un instant et sa bouche eut un tressautement douloureux. « Sorcière ! »

– Quelques-uns de vos gens m’ont contrariée, mon ami.

– Oh ? Dites-moi lesquels, et soyez sûre qu’ils en seront châtiés. Je ne saurai souffrir le moindre affront fait à ma future épouse.

– Vraiment, messire.

Il y eut une vibration dans sa voix, une fêlure qui avertit Henri. C’était une accusation.

– En réalité, il n’y a qu’une personne. Cette servante rousse… son nom m’échappe. Elle se comporte avec moi d’une façon par trop familière… et avec vous-même aussi, m’a-t-il semblé.

Elle ficha son regard dans le sien. Une tension soudaine, palpable s’était générée par ses mots. Henri fut d’autant plus troublé qu’il ignorait exactement ce que savait Isabeau.

– Je veillerai dorénavant à ce qu’elle vous traite selon votre rang, finit-il par dire. Soyez-en sûre.

En fait, il avait surtout l’intention d’éviter désormais que sa fiancée et sa maîtresse se retrouvassent ensemble. Il considéra le visage lisse et indéchiffrable d’Isabeau. Qu’exigeait-elle ? Il ne se séparerait pas d’Iris, dût-il dévaster tous les plans de mariage. Il se crispa légèrement, prêt à la confrontation.

– Etes-vous satisfaite, ma mie ?

La rigidité d’Isabeau se brisa soudainement, et un sourire fendit sa figure. Elle avait décidé qu’elle voulait cet homme. Elle ne souhaitait pas briser leurs fiançailles, et elle était allée aujourd’hui aussi loin qu’elle pouvait aller. Ce n’était pas par la colère mais par la séduction qu’elle ferait sien le bel homme blond qui lui faisait face.

– Je suis satisfaite. Oublions cela. Soyez à moi pour les prochaines heures, susurra-t-elle. Nous n’avons eu que trop peu de temps ensemble. Voudriez-vous me faire visiter votre domaine ? Je n’ai eu que peu l’occasion de le découvrir.

Le changement d’attitude décontenança Henri, mais il fut bientôt pris par les rets de son sourire. Tout de même, quelle splendeur ! Quelle fierté il aurait à l’avoir à son bras !

– Bientôt, ma mie, ce domaine sera vôtre aussi bien que mien.

– Et celui de nos enfants, ajouta Isabeau, et il y eut un éclair infime dans ses yeux avant que ses cils ne se baissent modestement.

Son corps s’était subtilement assoupli, et Henri s’approcha comme répondant à un appel. Il sentait son sang lui battre de nouveau. Conscient qu’on les observait – le regard vigilant du chaperon n’était pas loin – , il se contenta de prendre la main de sa fiancée et d’y déposer un baiser.

– Et celui de nos enfants, répéta-t-il avec un sourire.

***

Henri faisait les cent pas devant la chambre de la duchesse. De temps en temps, de la pièce se faisaient entendre les gémissements de sa femme et les chuchotements des servantes. Ces sons lui mettaient les nerfs à fleur de peau. Il déboucha la gourde qu’il tenait à la main et but une énième gorgée de vin. Il commençait à sentir sa tête tourner et cela le mettait d’humeur encore plus sombre.

Enfin, une femme sortit de la chambre. Elle s’essuyait les mains sur un linge, l’imbibant de sang.

– Seigneur, je suis navrée, déclara-t-elle. Le bébé n’a pas survécu.

La tête d’Henri retomba sur sa poitrine. « Encore », songea-t-il.

– Et mon épouse ?

– Elle est très faible, seigneur, mais nous avons bon espoir qu’elle survive.

Henri hocha la tête.

– Faites-moi savoir comment évolue son état.

– Oui, seigneur.

Henri s’éloigna à grands pas de cette chambre qui exhalait trop la mort et la souffrance.

Voilà la troisième fois que la duchesse perdait son enfant. Depuis leur mariage, tout était allé très vite : ses parents s’étaient éteints l’un après l’autre de maladie, et il était devenu duc ; presque aussitôt, la nouvelle duchesse était tombée enceinte, et l’avenir de la lignée semblait assuré. Mais cette première grossesse s’était soldée par une violente fausse couche qui avait laissé la duchesse alitée pendant des semaines. Pendant une longue année après cet accident, le ventre de la duchesse avait semblé demeurer stérile ; puis l’espoir revint, lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle attendait à nouveau un enfant. Mais elle le perdit comme le précédent ; et aujourd’hui, la même scène se répétait, comme une malédiction.

Henri en arrivait presque à espérer qu’Isabeau y succombe et qu’il puisse prendre une nouvelle épouse, qui serait capable de mettre ses enfants au monde vivants.

Il trouvait réconfort auprès d’Iris. Curieusement, celle-ci n’était pas retombée enceinte, malgré la fréquence de ses visites. Heureusement, Daniel semblait sain et vigoureux, et c’était grande joie pour Henri de le voir courir dans la cour après d’invisibles ennemis, puis imiter avec une branche ou un bâton les mouvements d’épée qu’il voyait exécuter par les hommes d’armes qui s’entraînaient. Il allait sur ses cinq ans, et Henri caressait l’idée qu’il pourrait commencer sa formation de chevalier dans deux années.

***

Isabeau s’éveilla dans une demi-conscience baignée de fièvre. Son ventre la lançait comme si mille démons l’avaient lacéré de l’intérieur. Elle savait qu’il était vide à nouveau. Vide, après avoir porté l’espoir pendant plus de quatre mois.

Henri n’était pas auprès d’elle. La première fois qu’elle avait perdu son bébé, au sortir de l’inconscience, elle l’avait trouvé à son chevet, lui tenant la main. Désormais, il ne venait même plus. A chacune de ses fausses couches, il s’éloignait d’elle un peu plus. Seule la femme de chambre était présente, plongée dans quelque ouvrage de chiffon.

Des éclats de voix se firent entendre par la fenêtre, le rire d’Henri, les cris d’un enfant. La duchesse tressaillit. Elle voulut se redresser, mais un violent vertige la submergea. La femme de chambre posa aussitôt son ouvrage et se précipita vers elle.

– Ma dame, restez allongée, vous êtes encore trop faible.

– Je veux voir. Aide-moi, fit Isabeau impérieusement.

La servante hésita, puis passa un bras sous ses épaules pour la soutenir. Elle insista tout de même, protestant avec douceur :

– Vous ne devriez pas, ma dame.

– Je me moque de ton avis, rétorqua Isabeau. Je suis encore la duchesse.

Elle se hissa péniblement hors du lit, à moitié portée par la servante.

– La fenêtre… Conduis-moi jusqu’à la fenêtre.

Les cris de l’enfant retentirent à nouveau, et Henri poussa une exclamation joyeuse. La servante se raidit.

– Ma dame…

– Fais ce que je te dis, rugit Isabeau avec une force dont elle ne se serait pas cru capable.

Quand elles furent parvenues jusqu’à l’ouverture, Isabeau s’accrocha au linteau.

Deux étages plus bas, dans la cour, Henri s’amusait à tenter d’attraper Daniel, qui galopait devant lui et semblait chaque fois lui échapper comme une anguille. Finalement, le duc saisit l’enfant sous les aisselles et le souleva dans les airs avec un cri de triomphe. Daniel se débattit, mais rit en même temps. A quelques mètres d’eux, adossée contre la façade du château, se tenait Iris, ses cheveux librement lâchés formant une tache flamboyante.

Isabeau sentit un serpent mordre profondément dans son cœur et y répandre son venin.

– C’est elle, murmura-t-elle.

La femme de chambre l’observa d’un air inquiet.

– C’est elle, répéta Isabeau. C’est à cause d’elle. Elle fait mourir mes bébés.

***

Le soir tombait et déversait une lumière orangée par la fenêtre de la chambre d’Iris. La jeune femme profitait des derniers rayons du jour avant de devoir allumer les bougies ; elle s’était assise devant sa petite table et raccommodait un petit vêtement que Daniel avait déchiré au genou. Tout en œuvrant, elle fredonnait d’une voix grave et mélodieuse une chanson de geste entendue lors d’un banquet animé par des troubadours. Les vers souvent lui échappaient, et elle brodait à l’envi les parties manquantes. A ses pieds, Daniel jouait avec un petit cheval de bois en marmonnant de temps en temps quelques mots avec enthousiasme, faisant manifestement vivre toute une aventure dans son esprit.

Soudain, le loquet de la porte se fit entendre, et la porte s’ouvrit lentement, comme poussée par une main trop faible. La duchesse apparut dans l’encadrement.

– Isabeau ! S’exclama Iris, stupéfaite.

La duchesse avait un teint livide, les yeux rouges et cernés de bistre. La douleur avait creusé son beau visage ; elle avait l’air d’un spectre. Elle s’efforçait de se tenir droite, mais son souffle était court et la faisait ployer.

A sa vue, la pitié submergea le cœur d’Iris. Elle savait que la duchesse se remettait à peine de sa troisième fausse couche ; elle savait combien ces drames pouvaient briser le corps et le cœur d’une femme. Elle se leva prestement pour la soutenir, et la marque de respect lui revint aux lèvres comme malgré elle.

– Ma dame, vous êtes encore souffrante, s’écria-t-elle. Asseyez-vous.

Elle voulut lui prendre le bras, mais la duchesse rugit :

– Ne me touche pas !

Estomaquée, Iris recula. Les yeux d’Isabeau brillaient d’une lumière effrayante, comme une souffrance qui se serait muée en folie.

– C’est ta faute, dit-elle sourdement. Tu m’as jeté un sort. Tu fais mourir tous mes enfants, pour qu’il ne reste plus que le tien, pour qu’il soit l’héritier.

Sa tête pivota lentement et vint fixer Daniel, qui resta figé sous son regard. Les yeux de la duchesse luisaient d’une haine si féroce qu’Iris sentit l’effroi lui glacer le cœur. Elle s’interposa instinctivement entre son fils et Isabeau, et s’exclama :

– Arrête ! Je n’ai jamais rien fait de tel. Laisse mon fils, ce n’est qu’un enfant.

– Il ne sera pas toujours qu’un enfant.

Iris écarquilla les yeux. La voix d’Isabeau était empreinte d’une menace dont elle ne comprenait la portée. Elle planta son regard dans celui de la duchesse, tentant d’y retrouver la trace de la naïve jeune fille amoureuse qu’elle avait connue. Elle avait toujours vu Isabeau comme un être délicat et tendre ; autrefois, sa beauté et sa fragilité l’avait séduite.

Aujourd’hui, pour la première fois, la duchesse lui faisait peur.

– Tu ne sais pas ce que tu dis, cria-t-elle, désespérée. Tu es épuisée. Tu devrais aller te coucher.

La duchesse proféra à voix basse :

– Tu me le paieras, je le jure. Et ton fils aussi paiera.

– Va-t’en, dit Iris d’une voix blanche.

La duchesse sortit. Iris referma brusquement la porte derrière elle. La pénombre s’était faite dans la pièce, mais une ombre plus noire encore semblait planer, comme un fantôme laissé par la femme déchirée.

Iris se précipita vers son fils, et le serra dans ses bras.

– Maman, elle nous veut du mal, fit Daniel dans son cou.

– Je ne la laisserai jamais te faire du mal. Jamais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire MehdiEval ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0