Chapitre 4

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Nul ne prononça un mot pendant plusieurs dizaines de minutes. Ce fut Jake, mal à l’aise, qui rompit le silence :

— Belle journée, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, répondit la Défenseure. Vous n’aviez pas l’air confiant lorsque le Commandant vous a remis la bague, monsieur Ling. À quoi pensiez vous ?

Jake sentit le regard pesant d’Anita scruter sa réaction.

Il avait déjà côtoyé des Défenseurs et avait même pu voir, illégalement, certains non cerclés se battre : en cas de combat singulier, il était certain de pouvoir triompher. Pour les cerclés 1 comme Kurtis, il se savait capable de faire au moins jeu égal.

N’ayant jamais rencontré de Défenseur de rang 2 avant aujourd’hui, il pensait pouvoir tenir quelque temps lors d’un duel face à l’un d’eux ou, dans le pire des cas, fuir.

Jamais de sa vie il ne s’était autant trompé.

En cas d’affrontement, il ne tiendrait pas une seule seconde contre la femme chevauchant à côté de lui. Son allure calme, sa respiration assurée et son regard serein contrastait avec la terrifiante force qui émanait d’elle.

— Et bien, monsieur Ling ? insista-t-elle.

En guise de réponse à la question d’une personne beaucoup plus intimidante que tous les Monstres que Jake avait pu combattre jusque-là, le chasseur de primes ne parvint qu’à hausser les épaules.

Kaufman ne sortait toujours pas du silence et son expression était la définition même de la confusion

Ils lancèrent les chevaux au galop et, après une longue chevauchée silencieuse, ils arrivèrent à destination au début du crépuscule.

***

Ils se trouvaient devant un simple tunnel s’enfonçant dans l’obscurité de la montagne. Anita descendit de sa monture et fit signe aux deux autres d’en faire de même.

— C’est ici. Vous devriez avoir terminé avant l’aube.

— Comment ça, vous ? s’inquiéta Kaufman, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le début de l’expédition. Tu ne viens pas avec nous ?

— Autant de temps sans se voir et tu voudrais que déjà je te materne comme une bonne grande sœur ? Désolé Kauffie, je n’ai pas le temps pour ça, répondit la Défenseure.

— Mais… protesta Kaufman

— Ce n’est pas négociable, le coupa son interlocutrice avec autorité. Entrez et ne revenez que lorsque vous avez abattu le Monstre.

De la fureur naquit dans les yeux de Kaufman, qui fut entraîné vers la grotte par Jake, tirant fermement son compère par le bras.

— On y va, dit-il. Laisse tomber.

Ils s’engagèrent dans la noirceur sous le regard glacial d’Anita.

***

— Putain… jura Jake. C’est quelque chose, ta sœur.

Les deux hommes avaient allumé une torche et s’enfonçaient dans le tunnel.

— Elle a toujours été différente de moi, fit Kaufman, mais la dernière fois que je l’ai vue, il y a deux ans, elle n’était pas aussi…

— Effrayante ?

— Ouais. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé.

Ils arrivèrent en face d’un bien étrange phénomène. Le tunnel était bouché par une sorte de rideau brillant éclairant les environs d’une lumière verte. La surface paraissait à la fois lisse et agitée, une aura surnaturelle s’en dégageant.

— Wow, lâcha Kaufman, abasourdi. C’est comme la Frontière, mais …

— En vert… compléta Jake, lui aussi étonné.

Puis il poussa un soupir, éteignit la torche et s’assied, adossé à la paroi du tunnel. Quelque chose dans son expression ne plaisait pas à Kaufman.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, t’es bizarre depuis la convocation avec Yakor.

— Je le sens pas.

— Oui, moi non plus j’ai jamais vu un truc pareil. Mais c’est rare que tu ne te jettes pas la tête la première dans une mission.

— Nan Kaufman, je le sens vraiment pas. Tout ça.

Les deux chasseurs de primes s’examinèrent quelques secondes en silence.

— Expliques toi, fit l’épéiste.

— Rien de concret… La vieille Mandra m’avait prévenu qu’il fallait que j’arrête de prendre autant de contrats de chasse à Monstres et que je fasse profil bas, répondit le chasseur de primes.

— Sinon ?

— Elle n’a jamais précisé. Je ne sais pas si elle est bien informée sur le sujet, elle ne devait avoir que des doutes.

— Peut-être qu’il faut simplement que nous battions le Monstre et tout ira bien ? demanda Kaufman avec une lueur d’espoir dans les yeux.

Jake se leva et s’approcha de la lumière verte.

— Ouais, je suppose, murmura-t-il sans conviction.

Il posa sa main sur la barrière : un son bourdonnant s’en échappa et il ressenti une légère résistance. Il pouvait néanmoins passer au travers et jeta un regard à son collègue quand la moitié de son bras avait traversé le rideau lumineux, puis avança droit devant lui et disparu de l’autre côté.

— Quand faut y aller… souffla Kaufman avant de l’imiter.

Une vaste caverne s’étendait devant eux. Haute de plusieurs mètres de haut et d’une taille conséquente, elle semblait comporter un grand nombre de galeries secondaires à en juger par les multiples entrées de tunnels présentes de chaque côté.
Des parois d’environ trois mètres de haut s’élevaient de part et d’autre de la grande cavité et formaient un labyrinthe grossier qui empêchait Jake et Kaufman de détecter une quelconque activité derrière ces murs de roche.

Mais ils n’avaient pas besoin de discerner quoi que ce soit, leur cible était claire.

Bien visible sur un pilier rocheux surélevé au centre de la caverne, était allongée une créature que le duo n’avait jamais rencontré auparavant.

Pourtant sa forme était familière : c’était sans conteste un drake, animal à quatre pattes pourvus d’écailles grises, de crocs et griffes acérées et généralement de la taille d’un gros chien.

Généralement.

Celui-ci était plutôt de la taille d’un cheval.

Qu’on aurait mis bout à bout avec deux autres chevaux.

Le tout, empilé sur trois autres chevaux.

Avant que les deux hommes n’aient le temps de traiter l’information, le drake se réveilla, s’étira et lâcha un hurlement qui fit trembler les murs de la grotte et braqua ses yeux rouges sur Jake et Kaufman.

La fuite. Ce fut instantanément la seule chose qui vint à l’esprit des deux hommes, pourtant rompus à l’exercice de la chasse aux Monstres. Par instinct de survie, par expérience ou tout simplement par chance, les deux hommes se mirent brusquement à sprinter à toute vitesse chacun d’un côté différent de la caverne sans se concerter, faisant ainsi hésiter la créature quant au choix de l’humain à traquer.

Après quelques secondes de réflexion salvatrices pour le duo, le drake pris sa décision et se ramassa sur ses pattes arrière pour bondir.

La bête fut très rapide.

Trop rapide.

L'idée qu'une créature de cette envergure puisse se mouvoir avec une telle agilité défiait toute logique. Si le point fort d’un tel Monstre était sans nul doute son épaisse cuirasse d’écailles, Jake s’attendait à un point faible évident : sa vitesse.

Le chasseur de primes eu pourtant à peine le temps de se transformer en nuage de sable qu’une gigantesque patte agrémentée de griffes acérées vint le faucher.

Le sable se réagglutina derrière le Monstre et Jake couru aussi vite que possible vers l’entrée d’un tunnel, la main sur son flanc gauche.

Le drake se lança à sa poursuite, les griffes de sa patte imbibées de sang.

De l’autre côté de la caverne, Kaufman s’engageait dans un autre tunnel. Il avançait lentement, se cognant souvent à cause du manque de luminosité – la lumière verte de l’entrée éclairait de moins en moins au fur et à mesure qu’il progressait.

C’était un véritable dédale de galeries de roche et l’épéiste ne comptait plus le nombre d’embranchements qu’il avait emprunté. Au bout de quelques minutes, il fut complètement perdu.

Il avait au moins réussi à échapper au Monstre.

Pour l’instant, se dit-il. Pendant qu’il reprenait son souffle, il pensa à Jake et se dit qu’il devrait pouvoir s’en sortir grâce à son Pouvoir. Heureusement qu’il n’avait lui-même pas pris pour cible ; il aurait été complètement démuni face à un drake de cette taille.

Il se sentait légèrement plus en confiance dans ces tunnels, où son Artefact devrait lui permettre de bloquer la bête, voir la vaincre avec l’aide de Jake.

Si il parvenait à déployer son disque et bloquer la galerie, le bouclier occuperait le Monstre suffisamment longtemps pour que Jake charge son fusil au maximum, ce qui prenait plusieurs dizaines de secondes pendant lesquelles il ne pouvait pas bouger.

Il suffirait alors à Kaufman de rétracter le disque pour que Jake tire à bout portant à puissance maximale sur le drake.

Convaincu de son plan, Kaufman se mit à écouter attentivement. Il identifia rapidement la position du drake grâce à ses lourds pas et avança prudemment vers lui, espérant tomber sur son camarade en fuite.

Il perçu bientôt avec soulagement les bruits de pas de Jake, qu’il découvrit en piteux état. Trois énormes entailles au flanc, son acolyte semblait au bord de l’évanouissement.

— Comment te retrouves tu dans cet état ? s’inquiéta Kaufman.

— Cette bestiole est trop rapide, répondit-il, essoufflé. Je dois pouvoir voir venir une attaque pour me transformer et l’esquiver.

— Reste en nuage de sable, dans ce cas ! protesta l’épéiste.

— Ça consomme trop d’énergie de rester en permanence sous cette forme, tu le sais bien. T’as un plan ?

— Possible. Il faudrait l’attirer dans une galerie comme celle-ci : je le coince avec mon disque et tu charges ton tir au maximum. Il te reste encore assez de jus pour ça ?

— Faudra bien, maugréa Jake. C’est une bonne idée. Pas besoin de l’attirer, il nous repère à l’odeur. J’ai réussi à le semer mais il sera là d’une minute à l’autre. Éclaire-moi, on y voit rien.

Kaufman sortit une petite lampe à huile de sa veste, l’alluma et jura, stupéfait.

Juste à côté du duo se trouvait un homme figé dans un gigantesque cristal bleu incrusté dans la paroi du tunnel.

— Qu’est-ce que ? s’étonna Kaufman, qui fut soudainement interrompu par un grognement menaçant venant dans leur direction.

— On a pas le temps, ton disque ! cria Jake en se positionnant sur le sol, son Artefact fusil pointé vers l’origine du hurlement.

Pendant qu’une lueur verte s’intensifiait dans l’arme attachée au bras de son camarade, Kaufman sorti le disque argenté de sa sacoche et le planta d’un coup puissant et précis dans le sol. Le drake apparu au bout du tunnel et chargea les deux hommes pendant que le disque s’agrandissait et bloquait complètement le tunnel.

Kaufman poussa un soupir de soulagement. Il restait visiblement suffisamment d’énergie à Jake pour charger son arme et il avait toute confiance en la résistance de son disque.
Ce drake était certes plus grand que tout ceux qu’il avait rencontré jusqu’alors mais il avait vu son disque résister facilement à plusieurs Monstres d’une telle envergure avant qu’une équipe de Défenseur vienne se charger de l’affrontement. Cet Artefact ne l’avait jamais failli et sa résistance était assez forte pour dévier n’importe quelle attaque.

Le drake pulvérisa en un coup de griffe le disque argenté.

Kaufman vacilla.

C’était la fin. Il allait mourir, ici, dans ce tunnel.

Sa vie avait été médiocre : surclassé par sa sœur et méprisé par sa famille, il savait qu’il ne manquerait à personne. L’une de ses rares réussites fut d’avoir pu, pendant quelques mois, combattre aux côtés de Jake Ling. Un personnage certes impulsif, stupide et négligeant, mais auprès duquel il avait ressenti de la fierté lorsqu’à ses côtés il avait abattu des Monstres qu’aucun autre duo de chasseurs de primes n’avait jamais pu vaincre.

Ce même personnage qui, à la grande surprise de Kaufman, se précipitait pour s’interposer entre lui et le Monstre, crocs et griffes déployés.

Constatant que son coéquipier n’arriverait pas à temps, l’épéiste ne tenta même pas de dégainer son arme : il poussa un soupir et ferma les yeux, résolu.

Tout se passa très vite. Il fut violemment projeté sur le côté par une explosion, son corps s’écrasant contre la paroi du tunnel. Il entendit plusieurs hurlements, humains et bestiaux. Quelques secondes passèrent ainsi sans que l’épéiste ne puisse bouger le moindre orteil tellement il était sonné par l’impact.

Quand il parvint finalement à ouvrir les yeux, il resta sans voix face à la scène sous ses yeux.

Le drake était immobile, couché sur le côté et transpercé de part en part par une multitude de petits éclats bleus provenant du cristal abritant l’individu endormi que le duo avait aperçu quelques secondes auparavant.

Cristal désormais brisé et vide.

Jake était couché sur le côté et se tenait le bras droit en hurlant. Son membre était mutilé : main, avant-bras et coude étaient absents et il ne restait plus de son bras qu’un moignon partant de l’épaule qui abreuvait une mare de sang étendue sur le sol.

Mais le plus surprenant était sans doute l’homme nu fixant cette mare de sang en se grattant la tête, l’air gêné.

Jamais Kaufman n’avait vu un tel physique. L’homme n’était pas immense, ses bras n’avaient pas une largeur démesurée comme le Commandant Yakor, mais il possédait les muscles les plus parfaitement dessinés qu’il n’avait jamais observé, et ce de la tête aux pieds. Saillants sans être trop volumineux, ces muscles respiraient l’utilisation intensive, martiale et maitrisée d’un corps en parfaite santé.
Mais, comme si la nature ne pouvait permettre à un corps si parfait d’exister, l’individu était complètement couvert de cicatrices et balafres en tout genre.

Elles avaient chacune une forme différente, s’entrecoupaient et se croisaient comme une centaine de serpents jonchant la surface du corps de l’homme : il était difficile de trouver quelconque endroit de sa peau qui n’était pas marqué par une ancienne blessure.

Impossible de donner un âge à l’individu qui paraissait sous certains angles comme un vieillard et sur d’autres comme un jeune homme dans la force de l’âge.

— Et bien, messieurs, il me semble que je dois vous remercier de m’avoir libéré, fit l’homme d’une voix légère tout en souriant.

Il jeta un regard à Jake.

— Vous devriez aider votre compagnon à stopper l’hémorragie, il n’en a plus pour très longtemps à ce rythme !

— Je… Le drake… Il… balbutia Kaufman en se précipitant vers Jake pour réaliser un garrot avec sa ceinture.

— La créature ? Elle n’est pas morte, juste sonnée par les éclats de cristaux, répondit l’inconnu. Mais elle devrait se réveiller d’ici peu de temps et j’espère que, d’ici là, vous aurez mieux à proposer que votre tactique précédente. Avez-vous vraiment cru pouvoir bloquer un Monstre de rang 1 avec un Artefact basique comme que le vôtre ?

— Je… balbutia l’épéiste avant d’être interrompu par le râle de Jake.

— Non… Anna… murmura le blessé, à moitié inconscient.

Kaufman le secoua légèrement pour tenter de le maintenir éveillé jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits.

— Le disque… réussi-t-il à articuler. Suffisant… et ce drake… pas rang 1, impossible… trop fort… Au moins rang 4…

L’inconnu haussa les sourcils.

— Ça ? Rang 4 ? s’étonna-t-il en désignant le Monstre couché.

— Bien sûr ! cria Kaufman. Ma connasse de sœur, cet enfoiré de Yakor et sans doute toute la putain de royauté d’Abta nous a envoyé tout droit à la mort ! Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes et si c’est vous qui avez assommé ce monstre, je vous remercie, mais n’espérez pas qu’on retente la moindre tactique pour le vaincre si il se réveille ! J’emporte mon compagnon et je compte bien sortir de cet horrible lieu avant que ça n’arrive.

Sur ces mots, Kaufman souleva précipitamment Jake non sans un cri de douleur de sa part, enjamba le drake en faisant particulièrement attention à éviter tout contact avec la créature et se mis à chercher la caverne principale.

— Sortir ? murmura l’inconnu en lui emboîtant le pas. Intéressant…

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