CHAPITRE 12

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« C’est dans l’absence que l’on retrouve l’intensité de l’amour ou ses ravages. »

(Tahar Ben Jelloun - La punition)

La forêt, 17 juillet début de soirée

C’est après quatre longues heures de marche, une heure de repos pour manger et reprendre des forces et de nouveau trois bonnes heures d’effort supplémentaire que les jeunes gens finirent enfin leur périple. Jonas se déchargea du poids de Toine qu’il aida à s’adosser contre le même chêne où Simone s’était assise quelques jours auparavant. Enfin délesté, le berger s’étira de tout son long.

  • Argh ça fait du bien de tout relâcher ! J’t’aime bien, mon gars, mais quand même, tu pèses !
  • Merci Jo ! Sans toi, je ne sais pas comment j’aurais pu descendre, fit Toine en souriant.
  • Tu aurais servi de petit dej aux loups, c’est tout, plaisanta-t-il en lui tapotant l’épaule.

Simone restait en retrait, silencieuse. Le moment qu’elle redoutait le plus était arrivé et elle ne voulait pas croire que sa vie allait continuer comme si rien ne s’était passé. Jonas fit un demi-tour très rapide pour l’approcher et, sans un mot, l’étreignit. Simone lui enserra la taille et blottit son visage contre sa poitrine pour humer une dernière fois son parfum de musc blanc. Cette odeur, si animale, resterait liée à jamais à Jonas.

  • J’suis persuadé qu’on va se revoir, jolie petite fille, lui murmura-t-il en lui embrassant les cheveux.
  • Tu ne disais pas ça, là-haut, lui fit-elle remarquer.

Il s’écarta, juste un peu, pour croiser son regard. Les yeux bleus de Simone n’avaient jamais autant ressemblé à l’océan, tellement les larmes les inondaient.

  • N’oublie pas la montagne au crépuscule, Simone, et nos échanges. Lorsque tu te sentiras seule ou incomprise, ferme les yeux et tu y retourneras. Garde en toi cette force qui t’a permis d’être ce que tu es. Car tu es la plus belle personne qui m'ait été donnée de rencontrer.

Il lui caressait doucement les cheveux. Elle aurait voulu lui crier de venir avec elle, de l’aimer, d’oublier cette montagne qui avait failli lui prendre son frère et qui, à lui, lui avait déjà enlevé sa mère. Elle aurait voulu lui demander pourquoi elle le fascinait toujours autant alors qu’elle l’avait si souvent fait souffrir. Mais, Simone ne dit rien.

Le trop plein de larmes roula doucement sur ses joues et elle lui sourit, juste tendrement. Elle ne lui dit rien, car elle savait. Elle savait que s’il quittait sa montagne, il mourrait à petit feu. La vie lui semblait injuste. En deux jours, elle avait rencontré son grand amour, pansé ses blessures de petite fille et maintenant, elle s’apprêtait déjà à pleurer l’homme qu’elle aimait. Est-ce cela devenir adulte ?

Jonas lui essuya les larmes en lui frôlant les joues. Il savait qu’il devait partir mais ne pouvait détacher les yeux de cette enfant presque femme qui lui étreignait le cœur. Il voulait graver chaque courbure de son visage, chaque vague de ses yeux dans sa mémoire pour la retrouver, le soir, dans ses rêves les plus doux.

Un brouhaha de voix, encore lointain, vint jusqu’à eux. Des personnes remuaient ciel et terre pour les retrouver. Les secours se rapprochaient dangereusement. Jonas comprit qu’il était temps de partir.

  • Allez, les jeunes, je dois rejoindre le troupeau. Et surtout, on fait comme on a dit, vous attendez que je sois parti pour faire signe à vos sauveurs, ok ? J’aime pas les gens, conclut-il en leur faisant un p’tit clin d’œil.

Avant de prendre la route, il s’agenouilla près de son ami, et en lui secouant la tignasse lui demanda :

  • Prend soin de ta sœur pour moi, ok ? Tu es un gars extra, Toine !
  • Toi aussi, t’es quelqu’un d’extra, Jo, répondit Toine, les larmes aux yeux.

Et il lui tendit un morceau de papier sur lequel, il avait noté une série de numéros.

  • Ce sont nos numéros de portable, comme çà tu pourras nous appeler à l’automne.

Jonas prit le bout de papier et le remercia avec un énigmatique sourire. Il regarda une dernière fois Simone, puis, il partit, sans se retourner. Il préférait garder en souvenir la joie intrépide de son unique ami et la bouille boudeuse de la jeune fille dont il était tombé éperdument amoureux par une douce matinée de montagne. Et surtout, Jo ne voulait tout simplement pas montrer son visage humide et sa détresse de les quitter. Lui, à qui on avait toujours appris qu’un homme ne pouvait, ne devait pas pleurer.

Simone se posa près de son frère et, tous deux, le laissèrent s’éloigner. Tous deux avaient la gorge nouée au point de ne pouvoir parler. Ils se regardèrent tristement. Ils savaient. Ils savaient que quoiqu’il arriverait dans leur vie, rien ne pourrait être comme avant. Ils le ressentaient au plus profond de leur âme. Ils avaient changé dans cette montagne qui aurait pu leur prendre jusqu’à la vie, et qui, finalement leur avait offert le cadeau exceptionnel d’en connaître la valeur.

Lorsque Jonas fut suffisamment loin, Simone et Toine crièrent aussi fort qu’ils le purent :

  • On est là !

********

Cela faisait plusieurs heures que Valérie s’était réveillée, un peu groggy. Aidée par son mari, elle avançait, comme un automate, sans réfléchir. Fred ouvrait la marche, non sans s’assurer que le couple la suivait. Ils seraient bientôt dans la clairière où ils avaient trouvé l’unique indice du passage des égarés dans cette forêt qui jouxtait la montagne. Ils avaient prévu de s’y reposer un peu avant de terminer leur périple. Tous les trois étaient d’accord de descendre au finish afin d’informer au plus vite les autorités que les enfants avaient effectivement pris cette piste.

Mais Valérie traînait la patte. Ses forces l’avaient quittée lorsqu’elle avait perdu l’espoir de retrouver ses enfants vivants. Elle ne cessait de ressasser ses meilleurs souvenirs : Toine apprenant à rouler à deux roues, la première coupe de natation de Simone, la fierté de celle-ci lorsqu’elle a gagné son tournoi de tennis et le rire si communicatif de Toine lorsqu’il regardait, encore et encore, les films de De Funes. Elle revoyait leur sourire, leurs yeux. Elle se remémorait leur odeur, le doux toucher de leurs cheveux. Comment allait-elle survivre à cette douleur ? Puis, elle se repassait en boucle ses derniers instants avec sa fille, cette gifle si lourde de conséquences, son regard plein de reproche, presque haineux. Voilà à quoi se résumait ses derniers instants avec Simone. Celle qui avait fait d’elle une mère, le meilleur rôle de sa vie. La marque de la culpabilité est gravée au fer rouge dans son cœur en plus de la souffrance de les avoir perdus.

Fred stoppa net son avancée, faisant signe au couple de s'arrêter.

  • Regardez ! Vous voyez, là-bas ! s’exclama-t-elle.

Elle leva le doigt en direction de la clairière, encore invisible.

  • Vous voyez cette lueur bleue ?
  • Oui, c’est peut-être un randonneur ou quelqu’un qui cherche nos enfants ? osa Max.
  • Peut-être mais, cette lueur, je l’ai déjà vue ! Tout à l’heure dans la montagne. Cà a même failli me tuer ! Je scrutais l’horizon avec les jumelles, et cette lueur m’a tellement éblouie que je me suis retrouvée dans le vide.
  • Mais d’où vient-elle ? questionna Valérie.
  • Je ne sais pas. Elle est très étrange.

La lumière se fit plus intense tout en s’éloignant puis revint vers eux pour repartir de nouveau. Elle allait de droite à gauche puis montait à plusieurs mètres du sol pour redescendre à hauteur d’homme. Tous trois se regardèrent, interloqués. La lueur avait parlé d’elle-même. Aucun être humain ne pouvait se balader aussi haut et prendre autant de distance en si peu de temps. Sa vitesse, son éclat, tout paraissait de plus en plus surnaturel !

Alors l’improbable surgit ! Valérie courut vers la lumière en hurlant le nom de ses enfants :

  • Antoine ! Simone !

Max, prit par surprise, n’eut le temps de l’arrêter. Il lui emboîta la course en invitant Fred à les suivre.

  • Valérie, reviens ! s’égosilla-t-il
  • Non, ils sont là ! Je le sens ! Ils sont là ! prit-elle le temps de lui répondre avant de continuer à scander le nom de la chair de sa chair.

Alors, plus par dépit que par conviction, Max cria avec elle et courut vers la lueur. Le temps n’était plus à réfléchir, le temps n’était plus à hésiter. Il courait à ses côtés vers l’espoir ou une énième déception. Peu lui importait, pourvu qu’il soit là pour elle. Car si elle devait tomber à cause d’un ultime espoir déchu, ce serait dans ses bras, dans la douceur de son amour inébranlable.

L’alpiniste les suivit plus pour éviter de les perdre que pour les aider à quoique ce soit. Elle était convaincue que cette lumière allait disparaître comme elle l’avait fait tout à l’heure. Pour elle, l’essentiel était de ramener ce couple de désespérés à bon port.

**********


Le brouhaha de voix se rapprochait. Maintenant, Toine et Simone pouvaient distinguer qu’on criait leur nom.

Simone aida son frère à se relever puis à marcher vers les voix. Elle n’avait jamais été aussi heureuse d’entendre son prénom ! Celui-là même qu’elle abhorrait, il y a quelques jours encore. Ils crurent reconnaître la voix de Max et celle, plus aiguë, de leur mère.

La joie illuminait leur visage et ils crièrent ensemble :

  • Maman !

**************


  • Tu entends, Max ? Ils m’appellent ! Je les entends !

Valérie avait retrouvé vigueur et courage. Elle pleurait presque en continuant à hurler :

  • Antoine ! Simone !

Max les entendait aussi ! Ses cris au loin qui scandaient le plus beau des mots : maman ! Il s'arrêta et se tourna vers Fred, le regard aussi surpris que joyeux.

  • C’est un miracle ! Ils sont là !

La lueur bleue avait disparu depuis longtemps et personne ne songeait à se demander où elle était partie. Au loin, dans la pénombre d’un vert profond, une minuscule tache orange fit son apparition.

*******


Simone courait presque, tout en traînant son frère. Les larmes de joie lui brouillaient la vision. Toine aussi pleurait et il criait à lui exploser les tympans.

  • Maman ! Maman !

Au loin, ils distinguèrent une silhouette. Ils comprirent vite que c’était leur mère, les cheveux lâchés, l’air hagard, à bout de force qui cavalait vers eux. Max la suivait aussi vite qu’il pouvait.

Alors les enfants se laissèrent tomber à genoux, vaincus par la fatigue. Elle était là ! A quelques pas d’eux, elle était là. Dans cette forêt au crépuscule du troisième jour, leur mère n’avait jamais abandonné.

Lorsque Valérie arriva enfin auprès d’eux, Simone mit ses dernières forces dans la course qui l’amena jusqu’à ses bras. La mère étreignit son enfant avec tout ce qu’il lui restait d’énergie. Elles pleuraient. Elles tremblaient. Toine, soutenu par Max qui venait de les rejoindre, se joignit à elles et le trio resta longtemps enlacé à pleurer, à exulter toute leur peur et leur regret. Rien n’égalait ce sentiment merveilleux que de retrouver l’être aimé qu’on pensait à jamais perdu. Valérie humait les cheveux de ses enfants. Elle embrassait leurs joues, leurs mains, leur cou. Valérie reprit vie.

Un peu à l’écart, Fred regardait cette famille enfin réunie. Elle les laissait se retrouver, l'œil attendri, tout en se posant des tas de questions. Par quel miracle, étaient-ils passés si près d’eux ? Comment expliquer que Toine et Simone se trouvaient à l’endroit même où ils avaient déniché le seul indice ? Et aussi, d’où venaient-ils ?

Toine s'écarta un peu de l'étreinte de sa mère en riant. Malgré la période estivale, son teint était d’une grande pâleur où des cernes bleutés lui mangeaient les joues. Sa mère sentit en lui caressant le menton un léger duvet. En deux jours, il avait troqué sa peau de bébé pour celle d’un jeune homme. « Comment est-ce possible ? » s’étonna-t-elle.

  • Chéri, tu es si pâle ! Assieds-toi et montre-nous ta cheville

Max aida le jeune homme à s'asseoir à même le sol. Fred en profita pour se rapprocher et s’agenouiller près de l’adolescent.

  • Salut Antoine, je suis Fred, le guide de tes parents. Je peux y jeter un œil ? lui demanda-t-elle d’un air bienveillant.
  • Bien sûr, mais ne vous inquiétez pas Jo, m’a soigné. Ça peut tenir encore quelque temps.

Fred lui retira doucement l’attelle et palpa la cheville enflée. Elle parut satisfaite et en souriant s’appliqua à replacer l’attelle.

  • Qui est Jo ? lui demanda alors sa mère
  • C’est un berger qui nous a aidé Simone et moi. Il nous a hébergé et puis il m’a soigné avant de nous aider à redescendre.

La guide parut surprise et le questionna davantage :

  • Un berger ? C'est étrange ! Depuis les années quatre-vingt, la transhumance est interdite sur ce versant. Le terrain y est beaucoup trop dangereux. Êtes-vous certains que c’était un berger ?
  • Et comment appelez-vous un jeune homme qui se balade avec une trentaine de brebis, vous ? ironisa Simone

La question de Simone fit rire Max. Elle n’avait pas perdu son bagou dans la montagne et il fallait bien qu’il se l’avoue, qu’elle remette à sa place Fred n’était pas sans lui faire plaisir. Face à l'agressivité à peine masquée de la jeune fille, Fred préféra se mettre en retrait et changea de sujet.

  • Max, vous avez assez de force pour aider ce jeune homme à marcher ? Il nous reste du chemin avant d’arriver à l’aire de repos.
  • Bien sûr ! Il joignit le geste à la parole en soulevant le blessé.
  • C’est maintenant que tu vas me prouver que tes heures d’entraînement en valent la peine, plaisanta Toine.
  • Mon garçon, descendre de cette montagne dans ta condition restera le meilleur exploit de la journée.

Max aida donc Toine dans sa marche, parfois même en le portant. Quant à Simone, elle prit la main de sa mère et ne la lâcha plus jusqu’à leur arrivée à l’aire de repos. Bien sûr, les derniers kilomètres étaient loin d’être les plus faciles. Tous étaient fourbus mais tellement heureux de l’issue de cette histoire. Toine et Simone passèrent les dernières heures de cette randonnée forcée à raconter leur grande aventure dans la montagne.

Fred, qui écoutait distraitement, tentait d’analyser le vrai du faux, le probable de l’invraisemblable. Rien n’était logique avec ce qu’elle connaissait de cette montagne. Et pourtant, elle ne s’en vantait pas souvent, elle faisait partie des plus grands experts de cette région. Elle écoutait donc en silence, les élucubrations de ces adolescents en se disant que, franchement, ils en avaient de l’imagination.

Leur arrivée à l’aire de repos fit sensation. L’agent de faction fit une tête à s’en décrocher la mâchoire en découvrant les enfants. Ils avaient réussi ! Ils les avaient retrouvés ! Il appela une ambulance et, dans l’attente, installa Toine confortablement sur la banquette arrière de la voiture. Fred s’avança vers Valérie, le regard bienveillant.

  • Vous êtes une sacrée bonne femme, vous savez ! Vous n’avez jamais douté !
  • Si, j’ai douté, surtout lorsque nous avons quitté le lieu de l’éboulement. J’ai cru que je ne les reverrai plus jamais. Merci, Fred ! Sans vous, je....
  • Non, Valérie, c’est vous qui avez retrouvé vos enfants. Avec une boussole que je n’ai pas : votre instinct maternel.

Elle lui serra la main pour lui dire au revoir et fit signe de loin à Max et à Simone qui se trouvaient près de Toine. Puis elle se dirigea vers sa voiture, le cerveau en ébullition. Il y avait quelque chose dans cette montagne qui l’intriguait et elle ne laisserait pas ces questions sans réponse. Max et Simone la regardèrent s’éloigner.

  • C’est qui en réalité cette femme ? demanda Simone à son beau-père.
  • C’est une guide de la région. On ne vous aurait pas retrouvé sans elle.
  • Je n’aime pas sa manière de mettre en doute notre histoire. On a vraiment vécu cette aventure et Jo est bien berger !

Max ne put s’empêcher de sourire face à l’insolence de Simone.

  • Tu sais que tu m’as manqué, toi ? finit-il par dire avec tendresse en lui enserrant les épaules.

Simone riait de bon cœur. Une nouvelle complicité naissait. Elle l’avait vu rongé par l’inquiétude, hagard et complètement fourbu à force de les chercher. Elle savait que désormais, elle pouvait compter sur lui et lui faire confiance. Finalement, cette

mésaventure lui avait ouvert les yeux et lui faisait découvrir la vie sous un autre angle.

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