« Donc tu ne m’en veux pas ? »

7 minutes de lecture

Maï commençait à remanier leurs habitudes pour préparer au mieux Ayanna à la saison hivernale. Deux mois durant, il lui transmit tout son savoir à propos de la faune et de la flore sylvestres. De même, la fillette apprit à s’orienter grâce aux repères que lui offrait son environnement. Son instinct s’était avéré très aiguisé : lorsque le soleil illuminait la terre et le ciel, elle se fiait à sa lumière autant qu'aux arbres ; lorsque la brume du soir s’élevait, son intuition triomphait de la défaillance de ses sens ; lorsque le second mois de la pluie survint, ravinant les sols, elle se laissa guider par les vents qui glissaient entre les troncs.

Au fil de leurs sorties, la présence de Maï devenait de moins en moins nécessaire. Il n’aurait pas pu espérer qu’elle vécût mieux cette expérience. Il avait aussi essayé de lui inculquer la géographie du monde, l’histoire des peuples du Pôle Nord et leur relation avec ceux venus du Continent Premier. Mais la forêt et ses curiosités attiraient davantage la fillette qui n'avait plus qu'une seule idée en tête : absorber et connaître les trésors cachés dans chaque recoin des bois. Mais sa soif de savoir à propos de la nature n'était pas si simple à étancher et Maï dû recourir à une nouvelle stratégie pour garder son attention.

Un soir, alors que le second mois touchait à sa fin, Maï annonça la grande nouvelle à Ayanna : elle pourrait désormais explorer seule la forêt. Pour marquer l’occasion, il lui offrit un sifflet qu’il avait taillé dans du bois quand il l'avait suivie. Ayanna saisit son présent, examina le bec et observa les alentours à travers le trou opposé. Elle s'attarda sur la tête du lapin qui le terminait : ses oreilles étaient couchées, et une touffe de poils taillés avec minutie étoffait son cou. Après avoir reçu l'approbation de son père, la fillette souffla aussi fort qu’elle le pût. Un son aigu et strident s'échappa par la bouche du lapin et Maï dut se couvrir les oreilles, de peur de devenir sourd. Au moins, il était certain qu'il l’entendrait par-delà les arbres et collines. L’air satisfaite, Ayanna courut dans sa chambre, revint aussitôt et tendit une ficelle de cuir à son père ainsi que son sifflet. Il assembla le tout avec précaution et passa le collier autour du cou sa fille.

« Il te va à ravir. »

Bien qu’elle n’extériorisât pas sa joie plus que de raison, il pût deviner son sourire sous ses poings. Pour lui, ce sifflet était surtout une sécurité, juste au cas où elle se perdrait. Mais pour Ayanna…

« C’est le premier cadeau que tu m’offres depuis qu’on est que tous les deux ! »

Le premier ? Ah... Le soir de son anniversaire, il l'avait passé à la mine et elle dormait déjà lorsqu'il était rentré. Pour la cérémonie de la célébration du solstice, il s’était réfugié dans sa chambre avec l’urne de Rivière et avait laissé sa fille chez sa gardienne.

« Donc tu ne m’en veux pas ? »

Ayanna le dévisagea et pensa trouver une réponse dans le silence de son père.

Maï, désemparé par la tristesse peinte sur le visage de sa fille, tomba à genoux sur le sol et la prit dans ses bras.

Pourquoi culpabilisait-elle ainsi ?

« Tu m’étouffes, Papa. »

Sa mâchoire s'était serrée aussi fort que son étreinte. Jamais il n’aurait imaginé qu’il lui aurait fallu autant d'énergie pour retenir des sanglots : ceux d’un père ne voulant pas donner raison aux inquiétudes de sa fille. Même après quatre mois passé au plus près d'elle, les failles de leur relation lui semblaient encore nombreuses. Et chacune d’entre elles était susceptible de s’ouvrir pour devenir un gouffre qui les séparerait à jamais. Plus que tout, Maï redoutait qu'il fut lui-même l'une de ces crevasses.

« Je suis désolé, Ayanna. »

La fillette se figea. C’était à son tour de ne pas saisir ses intentions.

« Je suis vraiment, vraiment désolé. »

Ayanna ressentait la tristesse de son père et tous ses regrets. Etait-ce alors un cadeau d’adieu qu’il lui avait offert, comme elle avait pu le lire dans une histoire ? Ses pensées filaient aussi vite que le train qui les avait extirpés de Minespoir. Pourtant, tout se passait si bien depuis qu’ils étaient arrivés dans cette clairière. Pourquoi son père la saisissait-il si fort alors qu’elle ne le quitterait pas, elle ? Le souhaitait-il, lui ? Et pourquoi était-il sur le point de pleurer ?

« Je suis vraiment désolé de ne pas avoir su rester près de toi après la disparition de maman. »

Les inquiétudes de la fillette s'évaporèrent, rassurée de savoir qu’ils ne seraient pas séparés.

Maï se força à apaiser ses sanglots, à desserrer son étreinte. Il recula pour que ses yeux pussent rencontrer ceux de sa fille, qu'il ne lâcha plus. Il commença à ouvrir la bouche pour tenter de lui livrer une explication, mais la voix d’Ayanna résonna en première dans la pièce :

« Ce n’est pas grave, Papa. On m’a dit que si tu avais été absent, c’est parce que tu avais eu besoin de temps pour dire au revoir à maman. Pour moi aussi, ça a été dur de lui dire au revoir. Elle ne nous a même pas prévenus lorsqu’elle est partie rejoindre les esprits. »

Jamais elle n'avait encore exprimé ce qu’elle avait éprouvé après la disparition de sa mère. Du moins, pas avec lui. Tout cela car il ne lui en avait jamais laissé l’opportunité. Il s'était comporté tel un étranger envers sa propre fille. Ils avaient beaucoup partagé jusqu’alors, à l'exception de leurs inquiétudes. Une meilleure occasion se présenterait-elle pour les échanger ? Peut-être... Mais Maï souhaitait… non... il voulait qu’elle se confiât à lui.

« Est-ce que tu lui en veux pour ça ?

— Non ! »

Pas une once d'hésitation dans sa voix.

« Si maman avait su qu’elle partait, je suis sûre qu’elle nous l’aurait dit ! Elle ne nous aurait pas quittés sans nous dire au revoir. »

Il était évident qu'elle se forçait à croire ses paroles afin de mieux accepter sa mort. Ayanna avait toujours pris soin de ne pas inquiéter ses parents, pas même lorsqu’elle avait été brimée par ses camarades du fait de ses origines. Du moins, pas avant que Rivière eût épuisé le stock de patience de l’enfant pour qu’elle parlât. Maï ne savait pas s’il était capable de trouver les mots pour qu’elle pût se confier à lui. Aussi, il appréhendait qu’une telle situation ne se représentât pas pour se lier à sa fille au travers de ce qui les rapprochait le plus : leur chagrin d’avoir perdu la personne qu’ils aimaient.

Tout à coup, il lui sembla évident que ses propres désirs se reflétaient dans le regard de sa fille :

« Tu aurais aimé lui dire quelque-chose avant qu’elle ne parte ?

— Plein de choses.

— Tu veux me raconter lesquelles ? »

Après plusieurs respirations entrecoupées, Ayanna déballa tout ce qu’elle avait sur le cœur : combien elle aurait aimé sourire à sa mère, l’étreindre encore une fois... plein de fois… Elle aurait aussi voulu lui souhaiter de se faire un tas d’amis auprès des esprits et, surtout, elle aurait aimé qu’elle lui apprît à prendre soin de son père comme elle le faisait… Ce à quoi il répondit :

« Tu es très douée pour ça.

— Mais tu es toujours triste.

— Bien sûr que je suis triste. Je l’aime ta maman, de tout mon cœur.

— Même si elle n’est plus là ?

— Pour moi, jamais elle ne disparaîtra. Elle restera toujours dans mon cœur et dans le tien. Nous sommes tristes tous les deux de l’avoir perdue. »

Ayanna baissa les yeux, à la fois un peu honteuse que ses propres sentiments soient ainsi exposés et rassurée de savoir que son père les partageait. Maï lui souleva le menton avant de lui avouer :

« Mais tu sais quoi ? Je t’aime tout autant, Ayanna. Et, aujourd’hui, ce qui m’importe, c’est de t’avoir toi, à mes côtés. »

Cette fois, c’était au tour d’Ayanna de prendre son père dans ses bras. Maï sentait qu’un pont solide venait de se bâtir pour les unir et, il en était certain, pas même le plus important des séismes ne pourrait le détruire. Il lui murmura alors :

« Peux-tu me promettre quelque-chose, Ayanna ? »

Elle chuchota en retour :

« Quoi, Papa ?

— Quoi qu’il arrive, peu importe de ce dont il s’agit, je veux que tu me promettes de me parler quand ça ne va pas. La moindre de tes petites inquiétudes. C’est d’accord ?

— D’accord. »

Il la porta jusqu'au canapé puis l’assit sur ses genoux. Ce moment aurait pu être parfait si le front de la fillette n’avait pas été ridé, comme insatisfaite de ce qu’ils venaient de convenir.

« Dis, Papa…

— Qu’y a-t-il ?

— Tu peux me le promettre à moi aussi ? Même si maman te manque et que ça te rend très triste ?

— Bien sûr, Ayanna. Je te le promets. »

Les jours qui suivirent, Ayanna profita de sa nouvelle liberté avec avidité. Elle partait aux aurores et ne revenait qu’au crépuscule, toujours accompagnée de son cerf. Celui-ci s’était bien adapté à la vie de la petite famille, laquelle l’avait complètement adopté : Ayanna l'avait nommé — Idama —, il participait à leurs balades et était toujours prêt à aider Maï dans ses travaux.

Ce dernier attendit leur retour au chalet chaque jour pendant deux semaines, jusqu'à ce que ses inquiétudes s'évanouissent à propos des dangers que les bois abritaient.

Maï profita du temps libéré pour retourner à la chasse seul, comme ils en avaient convenu suite à leurs déboires avec Idama. Aussi, à chaque fois qu’il rentrait, la fillette se pressait dans l’appentis, devenu étable, et vérifiait que son père ne s’était pas trompé de cible. Si son attitude avait quelque-peu vexé Maï, il prit sur lui lorsqu'il comprit qu'elle se jouait de lui.

Les premières tentatives de stockage avaient été infructueuses — moisissure et pourriture avait eu raison des récoltes —, il avait finalement réussi renouveler leur réserve de nourriture en prévision de l’hiver.

Il avait fallu un peu de temps à Ayanna pour se réhabituer à la vue de la viande et à nouveau en avaler. Néanmoins, les légumes, plantés tardivement, étaient peu nombreux et l’appel de l’estomac s’était révélé être plus fort que son dégoût.

Heureusement, car les premiers signes de l'hiver arrivaient.

Annotations

Vous aimez lire Gaegali ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0