L'AUTOROUTE

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Lunac, petit village du Lot-et-Garonne, février 1971.

Léon Manciet n’oubliera jamais ce jour de février 1971 lorsque, rentrant pour déjeuner après une matinée de labeur, il découvre, posée sur le buffet de la cuisine, une lettre de la Préfecture de Lot-et-Garonne. Ce courrier l’informe qu’une partie de sa propriété va être amputée par un programme autoroutier.

Comme tous les villageois, Léon a entendu parler de ce projet, sans vraiment oser y croire.

Pourtant, cette fois, c’est officiel. Cette nouvelle route à plusieurs voies sera bel et bien construite dans les années futures. Elle reliera Bordeaux à Toulouse dans un temps record.

Lunac est un paisible village de trois cent cinquante âmes, bâti tout en longueur sur le sommet d’une colline. Au pied du patelin, s’étend une plaine fertile et luxuriante, dans laquelle on cultive des céréales, du tabac, ainsi que des arbres fruitiers. Au printemps, cette diversité de cultures fait naître une mosaïque de couleurs et laisse s'envoler de sublimes senteurs.

La ferme de Léon se situe au fond du bourg, sur un petit tertre. De ce promontoire, on domine l’étendue des champs en contrebas. Le dimanche, Léon aime s’asseoir sur son souquet* en chêne, placé en haut du talus. De ce lieu d’observation privilégié, il contemple ses cultures, mais aussi celles des parcelles environnantes, histoire de supputer un peu l’abondance des prochaines récoltes.

Non loin de lui se trouve le départ d’un petit chemin en terre, qui descend en pente douce dans cette plaine, puis serpente entre les champs de blé, de maïs ou de luzerne et se perd au milieu des cultures. Nombreuses sont les générations de Manciet à l’avoir foulé jadis pour aller travailler leur bien. Seul, face à cette étendue, Léon aime se remémorer le temps jadis, lorsqu’il était gamin et qu’il descendait en courant ce chemin pour rejoindre son père et son grand-père déjà au labeur.

Autrefois, cette campagne respirait calme, prospérité et quiétude. Seul le chant d’un laboureur venait parfois troubler ce silence. Alors aujourd’hui, il ne peut pas croire que dans quelques années ce paysage familier aura disparu à jamais et laissera place à des automobiles.

À Lunac, tous les habitants sont vent debout contre le projet, ils n’acceptent pas que leur plaine soit ainsi défigurée, et leur propriété morcelée par cette voie rapide. Ils veulent des explications.

La gronde enfle de jour en jour. Pour calmer les esprits, déjà très échauffés, monsieur le maire, a organisé une réunion publique avec les autorités compétentes.

C’est ainsi qu’un soir de juin 1971, la petite mairie de Lunac, totalement bondée, attend de pied ferme, Pierre Delas, ingénieur des ponts et chaussée.

Dès son arrivée, il est accueilli par un concert de huées et de sifflets. Sans se départir de son impassibilité, le fonctionnaire accroche sur le mur de la salle du conseil municipal, un plan dessinant l’emprise de la nouvelle autoroute. L’assemblée totalement hébétée découvre alors un faisceau qui s’étend sur une centaine de mètres de large. Un tollé de protestation jaillit des quatre coins de la salle, des quolibets fusent de toutes parts.

Face à ces esprits enfiévrés et dans une cacophonie générale, le représentant de l’administration essaie vainement d’expliquer ce projet, reprenant la rhétorique édictée par le Gouvernement sur l’évolution de l’automobile, la nécessité du réaménagement du territoire, le désengorgement des grands axes, et insiste sur le bien-fondé de la future liaison Bordeaux/Toulouse, devenue vitale pour l’économie régionale.

Dans un tintamarre assourdissant d’invectives et de bruit, Pierre Delas clame haut et fort que l’État ne détruira aucune maison de Lunac et que chacun sera indemnisé à la hauteur du préjudice subi.

À chaque parole prononcée, une clameur monte de l’assistance. Les lunaquais n’acceptent pas ces propos. Debout face au fonctionnaire, certains d’entre eux sont prêts à en découdre et à en venir aux mains.

Léon, assis sur sa chaise, est atterré. Il vient de découvrir qu’une grande partie de sa propriété est impactée par le tracé.

Mais ce qui lui fait le plus mal, c’est que le bois de chênes, qu’il possède en prolongement de ses parcelles, est voué à disparaître. D’après le plan, il doit laisser place à une aire de repos. Son cœur est en croix. Des arbres plus que centenaires vont être sacrifiés pour du bitume.

Dans la salle, le boucan se généralise. Personne n’écoute plus personne. Les invectives à l’encontre de Pierre Delas fusent de partout. Face à un tel pugilat verbal, Delas comprend que rien ne pourra désamorcer la tension ambiante. Aussi, décide-t-il sur-le-champ de clore la réunion et d'aller à la rencontre de chaque propriétaire concerné.

********

La semaine suivante, Léon reçoit un courrier lui annonçant la venue prochaine de Monsieur Delas.

Le jour dit, le fonctionnaire arrive à la ferme, avec dans son dossier, un plan détaillé de l’autoroute.

Après avoir étalé la carte sur la toile cirée de la cuisine, le représentant de l’État réitère ses propos sur le bien-fondé du projet pour l’économie locale.

Tel un perroquet récitant sa leçon, il reprend les éléments de langage déjà énoncés lors de la réunion quelques jours plus tôt, il répète les paroles du Président Pompidou, qui, lors d’un discours, avait comparé le quadrillage autoroutier au système circulatoire du corps humain, qui apporte la vie et par conséquent ne doit pas être interrompu².

Il insiste sur la volonté de l’État de ne détruire aucune maison, et tatati et tatata.

Léon, il s’en fiche pas mal de ces sornettes. Ce jargonneur d’âneries, il en a assez de l’écouter, car il sait très bien qu’avec sa vieille 403, il ne s’embarquera jamais sur cette nouvelle route. La voie communale lui suffit amplement pour ses déplacements.

Au bout d’une demi-heure de balivernes, Manciet interrompt le fonctionnaire et l’entraîne au-dehors.

Le visage blanc et les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, Léon conduit l’ingénieur en haut de son tertre. Sous leurs yeux, asséchée par le soleil, s’étend la plaine. D’une voix calme et sereine, le regard figé devant lui, Léon s’adresse au fonctionnaire :

- Vous voyez monsieur l’ingénieur, la parcelle là-bas sur votre droite, celle où il y a du maïs, c’est mon père qui l’a achetée en 1928 et celle d’à côté, il l’a acquise juste avant la guerre, en avril 1939.

Sur ce sol, il y a des générations d’aïeux qui se sont éreintées, rompues le dos et esquintées les mains. Je peux vous assurer qu’elle en a connu de la sueur cette terre. Pour la faire chanter, il fallait lui en donner, ne pas s’économiser, elle était exigeante. Alors, avec patience et acharnement, mes devanciers l’ont besognée. Et leur travail a payé, car chaque année elle nous donne de belles récoltes.

Sur ces champs, j’ai vu mon grand-père pelleverser et mon père labourer avec les bœufs. En 1932, le paternel a acheté un tracteur, un évènement dans la contrée, c’était l’un des premiers de la région, il s’agissait d’un Fordson avec des roues en fer.

Regardez, un peu plus loin sur votre droite, juste à l’endroit où vous voulez construire votre aire de repos, vous voyez le bois de chênes, c’est mon arrière-grand-père qui l'a planté. Admirez comme ils sont opulents et majestueux à présent.

Quand nous étions gamins avec mon frère, nous avions construit une cabane dans ce bois. C’était notre refuge, notre cachette, nous y passions des heures, elle était la gardienne de nos secrets.

Le ton toujours aussi calme, mais avec des trémolos dans la voix, Manciet poursuivit :

Au milieu du bois se trouve une clairière, c’est là que j’ai croisé ma femme, Yvette, pour la première fois. Elle allait chercher de l’eau à la source située un peu plus loin, source qu’au nom de l’intérêt général vous allez combler. Quelques mois plus tard, c’est encore là que nous avons échangé notre premier baiser. Ce bocage est devenu notre lieu de rendez-vous, et la vieille cabane a alors abrité des jeux interdits. Plus tard, au soir de sa vie, mon père a voulu reposer dans une caisse faite du bois de chêne provenant de la clairière. Ainsi il pensait que la mort lui serait plus douce, il avait l’impression de s’endormir dans sa forêt. Alors, je suis allé chercher Fernand Pujos, le charpentier du village. Ensemble, nous avons choisi le plus beau, celui qui avait les branches les plus fortes, les plus belles et les plus droites, nous en avons coupé certaines, et Fernand a réalisé le cercueil du père. Quelques mois plus tard, on le couchait pour l’éternité.

C’est toujours dans cette cabane, qu’un soir de juillet 1948, j’ai retrouvé mon frère pendu. La fille qu’il courtisait ne voulait pas de lui. Il ne l’a pas supporté. Il s’est suicidé.

Pierre Delas, impassible, écoutait Léon égrener sa vie.

D’une voix sereine, Manciet enchaîna :

Plus tard, j’ai eu un fils, Michel. Petit, il m’accompagnait dans les champs, ensemble à la saison, nous allions ramasser les cèpes. Le dimanche, je l’emmenais à la palombière. Il aimait ça le gamin. Mais très vite, il comprit les exigences et les contraintes du métier de paysan. Alors il a préféré devenir gratte-papier dans les assurances.

Aujourd’hui, il est marié et vit dans un petit pavillon en cité. Tous les dimanches, avec sa femme et leur fils Lucas, ils viennent déjeuner à la maison.

Mon petit-fils, c’est le soleil de ma vie. C’est à lui maintenant que je montre mes coins à champignons.

Puis, prenant une voix plus lente, sur un ton calme et serein, il interpella Pierre Delas :

- Alors, monsieur l’ingénieur, vous me dites qu'ici en bas, il n’y a rien ; Vous êtes intelligent, vous avez fait des études ; Moi, simple paysan, je vous crois. Vous ne cessez de me rabâcher avec des phrases grandiloquentes que le côté humain a été préservé, je vous crois, mais là, sous vos yeux, sachez qu’il y a toute ma vie, et la voir se désarticuler ainsi m’arrache le cœur.

Sur ces mots, Léon tourna les talons et, les yeux embués, rentra dans la maison, laissant le fonctionnaire seul, face à l’immensité de la plaine. Dans la cuisine, il retrouva Yvette assise derrière la table, les joues couvertes de larmes, face à un plan qu’elle avait du mal à comprendre.

Sans rien dire, Pierre Delas remonta dans son véhicule et repartit, la tête remplie des paroles de Léon.

La procédure continua jusqu’à son terme. Les terrains furent achetés aux propriétaires. Après moulte réflexions, ces derniers renoncèrent à faire appel et à se lancer dans un combat judiciaire perdu d’avance face à l’État.

Le 21 juin 1973, après avoir travaillé toute la journée dans ses champs, Léon, comme à son habitude, s'assit sur son souquet, en haut du talus, c'est là qu'il se sentit mal et s'affala par terre. Le vieux médecin de famille appelé à son chevet, diagnostiqua une attaque. Calme et repos s'imposaient désormais.

Trois jours plus tard, une nouvelle crise l'emporta à tout jamais.

Le 27 juin 1973, jour de sa sépulture, les pelleteuses rentrées en action, dès le matin, arrachaient et broyaient un à un, les chênes du petit bois.

*********

* Souquet : Mot gascon signifiant un tabouret rustique, fait d'un morceau de tronc d’arbre

* discours prononcé par le Président Pompidou le 29 octobre 1970 lors de l’inauguration de l’Autoroute A6

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