Comme s'il allait neiger, une aurore brumeuse et chargée se lève sur une France en symbiose avec la météo... L'haleine chargée, l'esprit embrumé, les derniers fêtards titubent d'un pas floconneux dans les rues, un petit sachet de viennoiseries à la main et un sourire béat au coin des lèvres. D'autres ont déjà sombré dans un coma réparateur et abyssal, un filet de bave dégoulinant en lieu et place du sourire de leurs congénères insomniaques.

J'ai fêté le nouvel an à ma manière, avec pour seule compagnie une bouteille de Muscadet et deux paquets de Marlboro light. Il y a bien longtemps que j'ai déserté ces festivités de circonstances et les résolutions qui vont avec... "Résolution : j'prends plus d'résolutions !", disait Thomas Dutronc. J'ai donc noirci des pages toute la nuit, emporté par le désir d'avancer sur le premier jet de mon roman. Je m'étire longuement dans un miaulement orgasmique, relâche en soupirant et rabats l'écran de mon ordinateur portable contre le clavier avec une once de brutalité. Le clap libérateur que j'obtiens me déculpabilise d'abandonner mon héros dans la pire des galères pour m'allumer la dernière clope et me lever de ma chaise. J'observe quelques groupes commandos missionnés pour le petit déjeuner à travers la fenêtre du salon. C'est attendrissant. Je n'ai décidément plus le coeur à travailler.

Vieux loup solitaire depuis des lustres, j'ai attrapé cette manie de parler tout seul. Après avoir tiré une longue bouffée sur ma cigarette, je lance tout haut :

— Démerde-toi, Jimmy ! Prends ton mal en patience... Je reviendrai demain te tirer de ce mauvais pas.

— Mais tu te fous de moi ou quoi ? Tu peux pas me laisser comme ça ! me répondent les hauts-parleurs de l'ordi pourtant en veille.

— J'vais me gêner, tiens ! C'est qui l'patron ? T'as qu'à taper une bavette avec le narrateur.

— Pfff... Ce tas de graisse soporifique ? Pour qu'il me bassine avec une description de trois pages en s'extasiant devant un champ de lavande bordé d'un mur en pierre ? Non merci...

— Il est omniscient, il pourrait t'en apprendre... Y compris des choses qui te concernent et dont tu n'as même pas idée ! Ton avenir, par exemple...

— Ouais, c'est ça... Allez, va te coucher vieux poivrot. J'te souhaite pas bonne année, elle sera semblable à la précédente, tu baigneras dans l'oisiveté procrastinatoire et ce roman ne sera jamais terminé !

— Nan mais ohhhh ! Ça te monte à la tête le statut de héros ou quoi ? Je te rappelle que dans un roman, ce ne sont pas les personnages qui décident. Ni de l'histoire, ni même du planning de l'auteur ! Un peu de respect, tout de même !

— C'est ça ouais, suce-moi l'autre...

— Méfie-toi, Jimmy ou je t'envoie une météorite en pleine gueule et Boum !!! Déjà que j'en ai ras-le-bol des happy ends soupe au lait alors ne joue pas trop avec mes nerfs !

Soudain, je prends conscience de la situation... Nan mais ça va pas bien, Mamat ? Tu te rends compte que t'es en train de parler à ton personnage ? Il te répond en plus ? Là faut consulter mon pote ! Je sais pas, prends un chat... ou au moins, ramène une chatte de gouttière à la maison pour un soir, ça te fera pas de mal, parce que là tu m'inquiètes !

Lorsque j'y enfonce mon doigt pour écraser mon mégot, le cendrier trop plein dégueule les deux précédents cadavres souillés de poussière grisâtre. Je prends la direction de la chambre, me déshabille et me glisse au fond des draps.

En m'endormant, à la frontière un peu floue entre la fin de la conscience et le début du sommeil, j'entends comme dans un rêve la petite voix synthétique venant du salon :

— Bonne nuit, patron...

Je garde les yeux clos mais trahis ma satisfaction d'un sourire narquois. Ma menace a fait mouche. Je savais qu'il se raviserait. Ceci étant, je n'ai aucun mérite : je le connais par coeur, je l'ai créé de toutes pièces. Allez va, la météorite ne sera pas encore pour ce chapitre... Quelques heures de sommeil et je te sors de là au premier café, c'est promis mon Jimmy !