Le double amoureux

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Il était une fois un homme embarrassé par sa fortune ; car c’était bien de la fortune dont il s’agissait, et il le savait. Là où beaucoup d’hommes peinent à trouver l’amour ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, lui vivait dans l’opulence d’un double amour. Voyez plutôt : il y avait la rêveuse du canal, qui passait devant sa fenêtre, parfois à l’aube, souvent la nuit. Elle flânait lentement, regardait le ciel longuement, et parfois le clair de la lune reflété sur l’eau laissait voir la pâleur de son teint diaphane. Et il y avait l’espiègle du marché ; elle allait vivement, souriait gaiement, et la chaleur faisait souvent rougir ses joues. D’aucuns auraient joui de la situation ; mais pas nôtre homme : lui était consterné par la duplicité de son sentiment. Était-il possible d’en aimer deux ? N’ y avait-il pas là péché, trahison ultime à l‘absolu amoureux de ne pas consacrer l’entièreté de son âme à une unique personne ? Ou au contraire, l’amour pouvait-il se dédoubler, se démultiplier, car après tout, pourquoi est-ce qu’une chose bonne ne pourrait-elle pas venir en abondance ? Et pourquoi est-ce que la générosité d’un sentiment devrait-elle s’accompagner de restrictions quant à l’émergence de sentiments similaires ? Une chose si bonne le serait-elle encore si elle crachait de jalousie comme une bête enragée ? Naturellement, ces dissertations, qu’il entreprenait seul ou en compagnie – d’amis comme d’autres femmes, car, ne le cachons pas, ses émois sentimentaux ne l’empêchaient pas d’entretenir son appétence pour la chair – n’aidaient en rien à la résolution de son problème. Tout au plus contribuaient-elles à le complexifier, tant et si bien que la tête lui en tournait quand il y repensait, au péril d’associer bientôt une sensation de délire frénétique aux objets qu’il chérissait.

« Suis-je Amour ou Phébus ? … Lusignan ou Biron ? » ; ainsi ses pensées triballaient notre amoureux.

C’est finalement poussé par cette peur de tout gâcher qu’il entreprit de dépasser la contemplation béate qui l’animait au début de ses passions. Que faire, il ne le savait pas précisément, mais qu’il lui fallût passer à l’action, il en était certain. Sa résolution nouvelle était aussi nourrie par l’espoir qu’il avait de départager ses muses en apprenant plus sur elles, bien qu’il ne voulût pas mêler de trop près telle logique froideur pour une affaire de cœur. En réalité, cet espoir renfermait en son sein même la peur de voir ses amour déçus.

Mais sa bonne fortune portait réellement notre homme, car bien loin d’être diminués, ses sentiments furent décuplés, centuplés. Apprenti poète – qui ne l’est pas ? – l’indécis volage avait entamé une relation épistolaire avec chacune de ses deux élues. Il parvint par d’habiles moyens à leur faire passer ses courriers sans se découvrir. Il découvrit alors chez l’une que l’esprit couronnait la rêverie ; chez l’autre du sérieux par-delà l’espièglerie.

Hélas, c’en fût trop pour lui, et, se soumettant à son idéal d’un amour unique, il se résigna à abandonner ses prétendues. Avec grand peine mais non sans grâce, il expliqua dans deux ultimes lettres les tenants et les aboutissants de son choix, ce qu’était sa philosophie de vie, les bonnes heures qu’il leur souhaitait pour la suite, etc…

Il passa les jours suivants à se consoler de ses deux pertes avec deux souvenirs et le sentiment d’être en accord avec ses principes. Mais quelle ne fût pas sa surprise lorsqu’il découvrit que ses deux amoureuses n’en étaient qu’une ! Ayant appris la rétraction de son admirateur, la promeneuse nocturne avait changé son itinéraire, de même que notre héros ne restait plus à sa fenêtre à la guetter. Ainsi, il la rencontra en plein clair de lune une soirée d’été ; c’était bien elles, toutes y étaient : la cape de soie, les joues rougies ; la démarche lente, le sourire espiègle ; c’était elles, tout s’écroulait.

Cette vérité nouvelle le terrassa. Sur l’instant, la force des émotions l’aveugla et l’empêcha d’ordonner ses pensées. La peur d’un monde qui s’effondre succéda ainsi à la stupéfaction ; enfin, elle fit place à l’incompréhension la plus complète. La même personne pouvait-elle être à la fois l’espiègle et la rêveuse ? Ce n’est pas tant la juxtaposition des personnalités qui le déroutait que le fait qu’il avait considéré chacune des deux parties indépendamment. L’existence d’une femme possédant toutes les facettes qu’il avait entrevues chez chacune des deux entités qu’il avait imaginées ne lui paraissait pas impossible ; mais cela était tellement loin de ce en quoi il avait cru ! Il ne pouvait aimer une personne sur laquelle il s’était autant trompé ! Ainsi, il n’entreprit pas du tout de renouer contact avec la jeune femme, et fut bien malheureux, car les doux souvenirs de deux brèves romances avaient laissé place à l’amertume et au doute le plus profond sur la réalité qui l’entourait.

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Le double amoureuxChapitre1 message | 2 ans

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