Assise en tailleur au milieu de la pièce, Emma relisait des fragments d’un passé disparu. Dans sa lutte frénétique contre le désordre, elle avait retrouvé deux classeurs contenant une fiction qu’elle s’amusait à écrire pour ses amis lorsqu’elle était au lycée. A l’époque, l’écriture était son seul moyen de s’évader d’une vie étriquée et de rêver à un futur plein de promesses.

Les personnages de sa fiction vivaient histoires d’amour et aventures dont sa vie était tristement dépourvue. Si le style était parfois mièvre à en avoir la nausée, certains passages la faisait sourire et lui rappelait les fous rires d’antan.

Que faire de ces vestiges de naïveté adolescente ? Les garder ? Non, se dit Emma. Pourquoi se rattacher à un passé fait d’espérances irréalistes ? Qu’était-il advenu des rêves qu’elles et ses amies partageaient quand elles avaient 15 ans ? Pour commencer, cette belle amitié avait disparu à la faveur d’une dispute absurde. Dernière année de lycée passée dans une solitude quasi-totale. Même à ce moment-là, elle n’avait pas remis en cause ses rêves. Là encore, elle s’était réfugiée dans l’idée d’un bonheur futur. Elle s’était dit qu’à l’université elle côtoierait des personnes plus matures et qu’elle se sentirait enfin en phase avec ses pairs.

Cependant, si Emma avait été aussi intelligente qu’elle le pensait, elle aurait rapidement décelé le défaut d’un tel raisonnement : les gens qui arrivent à la fac sont les mêmes que ceux du lycée avec la même mentalité étriquée et superficielle.

Une fois encore, elle avait été déçue de la réalité qui s’imposait à elle par rapport à ses espérances.

Après tout. Tout le monde n’est pas fait pour le bonheur, se dit-elle mais passer sa vie dans la solitude à ruminer ce qui aurait pu être ou non semble tout de même être un triste sort .

Emma se leva une liasse de feuille à la main. Que faire de ces souvenirs d’adolescente ? Les enterrer dans un parc ? Romantique, mais elle ne se voyait vraiment pas aller au jardin public en bas de chez elle armée d’une pelle. Le parc était rarement vide, elle passerait pour une folle.

Que faire alors, les brûler ? Très théâtral, mais cela risquait de déclencher le détecteur de fumée nouvellement installé dans son studio.  Après tout pourquoi ne pas simplement les mettre à la poubelle ? Pourquoi en faire une telle cérémonie ? Une telle fin, au milieu des mouchoirs usagés et des coquilles d’œufs, lui semblait beaucoup plus conforme à la réalité. Emma déchira les feuilles. Il était temps de se détacher de ce non-sens. Cette fiction la rendait triste à chaque fois qu’elle la relisait après être tombée dessus par hasard.

Contrairement à l’adolescente qu’elle avait été, la jeune femme d'aujourd’hui ne trouvait plus refuge dans la fiction. Elle était bien consciente que la réalité était le seul monde à notre disposition et qu’il fallait en tirer le meilleur parti possible. Allez ouste ! Adieu fantômes blafards d’adolescents ! Pas question de sombrer de nouveau dans la mélancolie mièvre de son adolescence ! Emma ne niait pas que le monde puisse être sombre et laid mais elle était tout aussi convaincue de l’inutilité de pleurnicher sur son sort. Elle gardait une affection pour le mouvement romantique et sa propension à revenir à la nature pour se détourner d’une société décevante mais elle savait qu’elle ne pouvait pas se permettre d’en faire autant.

Emma jeta les fragments de papier dans sa poubelle de cuisine. Par ce geste symbolique, elle marquait sa volonté de se libérer de la nostalgie de ses rêveries lycéennes et d’aller de l’avant. Elle avait enfin pris conscience qu’elle devait cesser d’attendre qu’un jour le monde se plie à ses rêves mais s’activer à conquérir son bonheur. Elle attrapa son manteau et sortit de son appartement pour se mêler au monde, le vrai.