Poisson

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A Orchies, au 4 rue Jean Moulin, Alexandra, une mère de famille, avait pris l'habitude de cuisiner du poisson chaque vendredi. Elle assaisonnait l'animal avec un zeste de citron et accompagnait le tout avec du riz, féculent qu'elle n'appréciait pas grandement. Elle obéissait ainsi, malgré elle, à un catholicisme de culture qu'elle n'avait jamais suivi à la lettre. Jésus, Yeshoua, signifiait poisson en grec. C'est pourquoi, en souvenir de sa mort, on mangeait du poisson ces jours. Les premiers chrétiens portaient ce même signe pour se reconnaitre et éviter bien des persécussions inutiles.

Malgré elle, bien que la vie l'avait amené à ne croire en aucun Dieu, elle pensait que ça lui porterait malheur si jamais elle mangeait de la viande ce jour destiné au Seigneur.

Avec amour, elle s'activait derrière les fourneaux, écoutant la télé que regardait son mari avachis dans le canapé après sa dure journée de travail. Elle travaillait, elle aussi. Mais les oestrogènes donnaient un certain courage qui faisait de ses journées de travail le double que l'on attribuait au sexe masculin. Il lui arrivait de penser à sa mort et à la manière dont elle préparait sa famille : nul doute qu'il n'y arriverait pas et que son absence pèserait lourdement sur son aîné.

Le poisson commençait à crépiter dans la poële. Elle éteignit le gaz avant d'en mettre partout et devoir nettoyer en profondeur la cuisine. Son mari ne supportait pas que ce soit sale. Ca sentait bon dans la cuisine embaumée. Ca la projetait dans ses propres souvenirs d'enfance bien enfouis en elle. Il suffisait d'une odeur, d'une couleur, d'une parole pourqu'elle voyage dans son esprit et devienne sensible au point de verser quelques larmes de mélancolie.

Mettant le repas dans un grand plat, ell cria après toute la fratrie :

-A table !

Elle dût le répéter au moins deux fois de plus pour que tous les arrières-trains soient posés derrière leurs assiettes, prêts à se nourrir. Il lui semblait bien loin le temps où elle prenait tout pour acquis sans faire aucun effort.

-Oh non, j'aime pas le poisson ! râla Anna la plus jeune.

Les autres se servirent avec abondance et commençérent à manger sans attendre le top départ de politesse. Son mari ne lui adressa pas un mot tandis que les cinq enfants occupaient tout l'espace sonore. Sans appétit, elle glissa quelques fourchettes de poisson avant de se dire qu'elle n'avait plus faim. Elle n'avait jamais faim en ce moment de toute manière.

-J'ai eu un 16 en histoire aujourd'hui s'exclama Lorna son aînée qui ne jurait que par le savoir.

-Et moi, j'ai dépassé le niveau 5 de mon jeu vidéo, s'exclama Jamie, son troisième enfant qu'elle avait bien du mal à comprendre.

-On s'en fou, le coupa Maritza la deuxième qui avait un caractère si trempée que même ses parents n'osaient plus lui faire aucun reproche. J'ai une soirée demain soir, j'peux y aller ?

Alexandra n'osait plus lui dire non, son mari ne lui refusait jamais rien. Alors, elle irait, peu importait les produits illicites qu'ils consommeraient. Ils l'encourageraient même en l'y conduisant, et tous le monde serait content à terme.

Dès que son époux eut terminé, il essuya sa bouche et retourna à son écran sans exprimer quelconque remerciement envers la cuisinière qui s'était donné du mal. Leur couple n'était plus que cendres et poussières. Leurs relations intimes n'exprimaient plus l'amour et la passion d'autrefois mais un devoir conjugal obligatoire pour éviter certains désagréments masculins. Et agrandir la famille tel qu'on le leur avait inculqué autrefois.

De la même manière, les enfants disparurent comme leur géniteur. Alexandra se retrouva seule, faisant un tête à tête avec la nourriture qui n'était pas terminée. Morose, la mère de famille ne retient pas ses larmes. Qui les verrait de toute manière ? Qui se rendrait compte de son malheur ? De sa solitude ? De sa détresse ? Personne. Car elle avait tout ce que tout le monde désirait. Un époux, des enfants, un foyer. Mais elle n'était plus rien aux yeux de personne. Invisible comme un spectre.

On croit souvent que le bonheur se contruit et sera pour plus tard. Elle avait tout construit mais à terme, le bonheur demeurait absent. En se retournant vers son passé, elle se rendait compte que c'était le chemin pour arriver à cette finalité qui avait constitué son bonheur.

Agacée, elle laissa tomber ses couverts dans son assiette et sortit en laissant tout sur la table. Regardant le poisson à moitié dévoré, elle se dit qu'il valait mieux se sentir comme un poisson dans l'eau et non comme celui-ci, dévoré, mort et déjà en décomposition.

Elle sortit et personne ne remarqua cette absence. Du moins, pour le moment.

Alors que leur maman partait vivre une aventure, les enfants de la maison vaquaient chacun à leurs occupations dans leurs chambres. Chacun avait le droit à son jardin secret dans lequel il pouvait regarder sa propre télé, appeler leurs amis proches, laisser libre court à leurs imaginations. Il n'y avait rien d'exceptionnel à les voir occuper leurs soirées. Car toutes se ressemblaient, sauf celles du week-end, plus amusantes et sortant de la routine dans laquelle ils s'étaient eux-aussi laissés entraîner.

La chambre de Lorna était peinte en jaune. Du haut de ses dix neuf ans, la pièce était encore décorée des peluches de son enfance, des posters de son adolescence et des nombreux livres qui occupaient la plupart de son temps libre. Elle ne connaissait pas meilleure position que d'être allongée au soleil, lunettes de soleil sur le nez, à lire son roman préféré.

Lorna était allongée sur son lit et pleurait à chaudes larmes. Sa meilleure amie Julie était au téléphone avec elle et essayait de la consoler. Mais c'était impossible.

-Tu vois pas ? Comment je vais pouvoir vivre ? Faire le métier de mes rêves ? Et mes parents ? Ils vont me tuer, ils vont me mettre dehors et c'est tout ce que je mérite de toute manière... se renfrogna-t-elle.

-Ne dis pas de sottises. Tu as la mère la plus compréhensive du monde. Elle t'aidera à t'occuper du petit.

Elle n'arrivait pas à croire que ce petit bâtonnet plongé dans l'urine lui annonçait que son statut ne tarderait pas à changer. Elle allait avoir un bébé. Un si petit bébé dont elle ne saurait pas s'occuper. Un bébé dont elle devrait s'occuper seule. De toute manière, lorsque nous étions une femme, n'étions-nous pas censés nous occuper des enfants, seule ? Elle imaginait l'exemple de sa mère. Elle n'imaginait pas ça ainsi.

En effet, Lorna avait tant lu, elle avait tant rêvé d'un prince charmant et était si déçue que ça se termine ainsi. Elle aurait aimé former une équipe avec le papa. Au lieu de ça, après quelques minutes de plaisir, ce dernier était définitivement partie sans même qu'elle ne connaisse son prénom. Une honte.

-Je n'en veux pas, avoua-t-elle à sa meilleure amie. Je ne veux pas finir comme ma mère.

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